Libye: Reportages dans Misrata assiégée
Par Setrouver le Mardi, 19 Avril 2011 PDF Imprimer Envoyer

La ville de Misrata, située à 200 km à l’est de Tripoli, est la troisième ville de Libye par sa population (plus de 400.000 habitants en 2005). Depuis le 18 février 2011 elle est aux mains des insurgés. Les forces armées de Kadhafi tentent d'en reprendre le contrôle depuis fin février. Nous reproduisons ci-dessous une série de reportages réalisés entre le 4 et le 16 avril 2011, publiés par le site web Setrouver (*) qui éclaire la réalité des affrontements et le quotidien des insurgés dans cette ville. Les morts et les blessés se comptent par centaines. Ce reportage éclaire la réalité des affrontements et le quotidien des habitants et des insurgés. Cette information nous semble utile pour tout débat politique informé.

Considérations générales sur la Libye

Le texte qui suit tente un bref état des lieux du pays, du point de vue économique, historique, social. Il est largement limité par notre manque de connaissance du pays. Pourtant, ces quelques considérations permettent de saisir les événements dans une vision moins étroite que ce qui a été écrit jusque-là.

La Libye n’est pas un pays pauvre. Les richesses du pétrole irradient toute l’économie, des secteurs issus de cette industrie à ceux qui lui sont indirectement liés. Les cadres, les ingénieurs, les enseignants contribuent largement à l’insurrection. Le travail ouvrier (bâtiment, soudure, menuiserie, etc.) est principalement effectué par la population issue de l’immigration africaine. La vie libyenne fonctionne sur le modèle de la métropole occidentale. Dans l’ensemble, les libyens ne vivent pas de leurs propres productions et dépendent des échanges commerciaux. La quasi totalité de ce qui est consommé relève des importations. Celles-ci ont cessé depuis le début de la guerre. Certaines ressources (médicaments, nourriture…) transitent encore par la frontière égyptienne mais elles se font au compte-goutte et au gré des initiatives personnelles.

L’ensemble du pays vit actuellement sur ses stocks et il est difficile de savoir combien de temps ils pourront encore subvenir aux besoins. Comme nous l’a rappelé un vieil homme, cette révolution n’a pas commencé parce que les Libyens avaient faim. Selon lui, le peuple s’est soulevé pour la dignité, l’honneur. Les Libyens avaient beau être riches et bien éduqués, ils avaient l’impression de vivre comme du bétail, à savoir ne faire que « manger et pisser ». Maintenant que la guerre a bouleversé certains aspects du quotidien, il est difficile de comprendre ce qu’un retour à la normal impliquerait. Ils ont déjà gagné l’honneur et la liberté dans le processus même de la guerre.

Les quarante-deux ans du régime Kadhafi ont empêché le développement d’une culture de la politique classique : absence de partis politiques, inexistence de lieux de sociabilité classiques tels que des associations, nulle émergence d’idéologie particulière. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles on entend peu de discours sur la démocratie, à l’inverse des mouvements en Égypte ou en Tunisie. Étant donné qu’il n’y a pas l’ancrage d’une force d’opposition, même clandestine, aucun leader ne bénéficie d’un engouement particulier de la part des révolutionnaires. De la même manière, nous ne distinguons pas de hiérarchie formelle qui centraliserait l’organisation de cette guerre. Pour autant, nous commençons à entendre le nom d’Abdel Fattah Younes Al-Abidi, ancien ministre de l'Intérieur du régime de Tripoli nommé, ces derniers jours, chef d'État major des troupes rebelles. Pour le moment, son rôle semble limité au plan logistique militaire.

Même si la presse occidentale l’annonce comme le nouveau leader, il est loin de faire l’unanimité parmi les shebab (2). Les seules figures auxquelles se rattache le sentiment national et patriotique sont des symboles de résistance passée comme celle d’Omar Al-Moktar. Aujourd’hui, « les libyens libres sont tous des Omar Al-Moktar ». Ce dernier, cheikh des mudjahidins de l’époque, a combattu les Italiens de 1911 a 1931, retranché dans les montagnes de l’est, s’attaquant aux chars avec des moyens de fortune, construisant des pièges et imaginant d’autres mauvais coups de génie. « La victoire ou la mort, ne jamais se rendre » tel était son mot d’ordre, qui retentit encore aujourd’hui.

En ce qui concerne le système tribal, il s’agit surtout d’un mythe que Kadhafi a beaucoup utilisé pour asseoir une gestion du pays par la division et, par conséquent, favoriser la sienne, les kadhafa. Les tribus ont une réalité historique mais aujourd’hui elles n’ont plus d’influence dans les rapports de force. Dans les grandes villes, par exemple, plus personne ne semble se référer à une tribu d’appartenance. Dans cette guerre, l’Islam agit comme le seul lien communautaire infaillible, là où le vide spirituel qui accompagne l’occidentalisation pourrait atomiser les partisans de la révolution. Vivre dans la bonne voie ou mourir pour une bonne raison. Qu’il s’agisse précisément de la guerre en cours ou de la vie ordinaire, nos amis libyens insistent : « une cible, un chemin ». La force que donne ici la foi est déterminante dans la tenue du conflit. Quand le bateau acheminant des munitions, de la nourriture et des médicaments pour Misrata a été menacé, par un appel anonyme, d’être attaqué, le doute ne marquait aucun visage. Au son des prières et des chants, le bateau a pénétré dans le port.

Les débuts du soulèvement à Misrata (04/04/2011)

Le 17 fevrier, alors que la Katiba (1) de Benghazi tombe aux mains des insurgés, une petite foule de partisans khadafistes parcoure encore tranquillement les rues de Misrata, munie de mégaphones, agitant des drapeaux verts et des portraits du « Guide ». Ils s’efforcent de manifester un semblant de normalité quand, partout dans l’est, les positions du pouvoir sentent déjà le brûlé. Mais, le 19 février, cinq cents étudiants de Misrata sortent dans les rues pour protester contre les tirs sur la foule qui ont eu lieu à Benghazi. La manifestation est attaquée dès le matin, à main nue ou à coups de gourdins par des kadhafistes. Dans l’après-midi, les esprits s'échauffent, l’armée se déploie et tire au 14.5 sur la foule. Il y a un mort du côté des manifestants. Le lendemain, environ vingt mille personnes envahissent le cimetière pour enterrer le jeune garçon. Une fois la cérémonie terminée, la foule marche sur le centre-ville, avec des bâtons en guise d’armes et attaque systématiquement tous les symboles du régime.

C’est le ravage des quelques lenjen toria, sortes de bureaux du parti « révolutionnaire » kadhafiste, et comme un peu partout en Libye, le départ précipité vers Tripoli d’une large frange des militaires – ce qui fournit, aux insurgés, leurs premières et seules armes. Il faut savoir que Misrata était considérée comme une ville commerciale, très calme et exempte d’agitation politique, à l’inverse de Benghazi, lieu de résistance où les forces khadafistes étaient armées en conséquence. Ici, on connaissait même très peu les potentielles caches d’armes. Ce n’est qu’il y a deux semaines, quand des explosions se faisaient encore entendre six heures après le bombardement de l’aéroport par la coalition, que les gens ont compris où elles se trouvaient concentrées.

Dès les premiers jours, le chef local des forces spéciales de Kadhafi, promet à la population qu’il ne donnera pas l’ordre de tirer sur la foule. Il est arrêté et emmené à Tripoli avec sept autres personnes. La Katiba et ses stocks de munitions restent aux mains du pouvoir. Si le problème de l’armement des insurgés se fait encore sentir aujourd’hui dans la guerre asymétrique qui se livre ici, ce n’est rien au regard des premières offensives loyalistes pour reprendre la ville. La population était alors quasiment désarmée. Leurs principaux moyens de lutter contre les premiers tanks qui entraient en ville étaient largement improvisés. A plusieurs, ils couraient sur les blindés, armés de cocktails Molotov et de gélatines – grenades artisanales traditionnellement utilisées pour la pêche, dont la puissance varie en fonction de la taille de la boîte de conserve qui conditionne l’explosif. A ce moment-là, la victoire est une affaire de détermination et d’ingéniosité face aux colonnes constituées principalement de mercenaires étrangers, fortement armés mais désavantagés par leur méconnaissance du terrain.

Le plan militaire qui se déploie ici n’est pas autre chose que la fortune de Kadhafi qui achète sa vengeance. Depuis le départ, les milices sont composées de mercenaires étrangers. L’arrivage massif de ces « soldats », en provenance de divers pays, est permanent, soit parce qu’il est organisé par Kadhafi, soit parce que c’est le nouveau plan thune des tueurs professionnels : des bureaux de recrutement au Tchad et au Mali, cet appel satellite intercepté d’un sniper serbe invitant ses potes au pays à le rejoindre ici. Pour aligner des civils dans un viseur, la rémunération peut aller jusqu’à 10 000 dinars par jour. On parle aussi des quartiers pauvres ou des villes défavorisées du sud dans lesquelles les pro-Kadhafi recrutent des Libyens, qui, au cours des premières semaines, ont grossi les effectifs des milices ou servent, maintenant, à manifester devant des caméras en agitant le drapeau vert. Les sommes d’argent et les promesses d’emplois hauts placés que le clan Kadhafi est capable de proposer créent une méfiance diffuse, égale à la peur des espions. Même s’il nous est difficile de saisir toutes les tensions, cette méfiance ne semble pas produire une ambiance délétère, ni nuire aux liens entre les révolutionnaires.

Le troisième jour, la plupart des gens avaient déjà déserté leurs postes de travail. Une sorte de démobilisation générale s’est installée parce que l'État comme instance de gestion avait déjà disparu ou, en tout cas, il n’était plus question de le reconnaître. Des assemblées se sont formées sur la place centrale de Misrata, là où convergeait la foule. S’y est posée immédiatement la nécessite de s’organiser pour la nourriture, l’eau, l'électricité, l’argent, autant que pour combattre. Ceux qui poussaient à la création de « conseils » pour coordonner les initiatives venaient pour une bonne partie du milieu judiciaire (avocats, juges…). Ce sont eux qui ont poussé les banques à réouvrir quelques jours la première semaine pour que soit distribué l’argent. Suite à la création de ces conseils locaux, il y a eu la volonté d’une coordination à l’échelle nationale, ce qui deviendra le Conseil national de transition. Cette instance est donc aussi composée de délégués des conseils locaux. Par exemple, il y a deux personnes de Misrata présentes au CNT de Benghasi.

Depuis la première semaine, sur les plans politiques et existentiels, la ville est acquise à la révolution. Il faut la bêtise d’un adepte de la propagande télévisée d'État ou la distance d’un journaliste occidental pour se perdre encore en conjectures et croire que quelque chose puisse encore ici tourner politiquement en faveur de Kadhafi. On ne voit pas bien en quoi consisterait maintenant pour le pouvoir le fait de « reprendre Misrata », sauf à en éradiquer purement et simplement la population.

S’organiser à Misrata

Pour désigner les combattants, les journaux occidentaux parlaient des shebabs (littéralement, « les gars »). Or, ici, tous s’appellent shebabs. Il y a ceux qui affrontent physiquement, avec ou sans armes, l’ennemi, et ceux qui s’attèlent, sous plusieurs autres formes, plus ou moins chaotiques, à rendre cette guerre habitable et victorieuse. Se nourrir, circuler, communiquer, se soigner, se défendre sont devenus des pratiques offensives.

A Misrata, plus particulièrement qu’ailleurs, la guerre n’a pas pris la forme d’un front rangé contre l’ennemi et d’un arrière mobilisé dans une économie de guerre performante et organisée par une instance centralisée. A Misrata, dès le 20 février, les habitants sont sortis dans la rue, ont déserté leur travail et ont cherché à remplir le vide laissé par l’attaque des administrations du régime de Kadhafi. Des rassemblements se sont improvisés, des appels à s’organiser se sont succédés. Ces élans spontanés ont eu lieu dans chaque ville libyenne qui s’est soulevée. Très vite est venue l’idée d’un conseil national auquel participeraient deux membres de chaque ville. Celui-ci est posté à Benghazi, ville de l’est, premier endroit à prendre les armes contre le régime, le 17 février. Pour le moment, cette instance sert aux pourparlers diplomatiques avec l’occident et participe à coordonner, nationalement, une meilleure répartition des moyens.

Localement, la seule instance qui influe sur le cours de la guerre est le conseil local. Le rôle de coordination matérielle (organiser la distribution de la farine, du fuel, chercher à répondre aux besoins des hôpitaux, etc.) que cette instance endosse intervient seulement quand les besoins ne peuvent pas être résolus directement par les habitants, soit pour une question d’échelle (les hôpitaux), soit parce que ceux-la ont dû quitter leurs quartiers. Par exemple, ici, les familles ont en grande partie quitté les zones adjacentes à Tripoli Street depuis le début de son occupation par les forces loyalistes, il y a deux semaines. Le ravitaillement des shebabs qui y tiennent position passe alors par la coordination du conseil local : ses membres s’assurent que des familles préparent de la nourriture et que des munitions soient disponibles. Pourtant, à Misrata, le conseil local est loin d’incarner l’autorité en matière de décisions et d’initiatives. Il ne peut pas prétendre remplir la béance ouverte par la destitution de l’ancien régime. D’abord, il n’y a pas l’assise d’une opposition politique qui pourrait se poser comme leader de la révolution. Ensuite, le conseil local est spontanément limité par la détermination et les savoir-faires des uns et des autres.

La majeure partie de la population a cessé d’aller travailler et, dès le 21 mars, il n’y avait plus d’activité économique dans Misrata. Les habitants se sont rendus disponibles à la révolution en revêtant de nouveaux rôles qu’ils se sont eux-même attribués. Le maître de conférence qui s’attèle a gérer le point internet de la ville, l’ancien militaire qui devient capitaine de bateau, l’étudiant en médecine qui part combattre, les bandes de gamins du quartier qui tiennent des check-points toute la nuit, le propriétaire d’une pelleteuse qui passe dans les rues pour former des barricades de sable. En ce qui concerne les tâches plus amples, l’organisation repose sur l’initiative commune d’habitants d’un même coin. Pour les déchets, par exemple, ils s’organisent entre eux pour les rassembler, les incinérer à ciel ouvert ou bien s’en servir comme combustibles pour se défendre. Très rapidement aussi, ils ont compris que certains lieux devaient continuer à fonctionner pour répondre aux besoins créés par cette guerre. La panique ne semble jamais avoir emporté les foules dans la destruction et le pillage de ce qui pouvait servir à tenir dans la durée.

Certains lieux stratégiques n’ont donc jamais cessé leur activité, comme les dépôts de stocks issus de l’importation et ceux contenant le fuel pour en permettre la distribution. Les centrales électriques en font aussi partie. En leur sein, le travail ne fonctionne plus comme à l’ordinaire. A défaut d’autres moyens de communication, on se tient au courant des coupures d'électricité par des messages diffusés au cours des émissions de radios locales. Les techniciens, plus ou moins improvisés, se rendent sur place, en prenant parfois beaucoup de risques, constatent les dégâts des compteurs attaqués ou des lignes sectionnées et font savoir aux habitants, toujours par la radio, le temps nécessaire aux réparations. Les banques ont d’abord été forcées d’ouvrir trois jours par semaine pour distribuer l’argent. Les forces kadhafistes se sont alors postées devant. L’argent n’est donc plus une nécessité pour acquérir les produits : ceux qui en ont encore paient, et les autres allongent des ardoises qui n’ont plus vraiment de sens, aucune activité n’étant plus rémunérée par un salaire.

Très vite, les magasins ont été réouverts pour rendre accessibles les produits vitaux. Certains possèdent des petits potagers et ont encore quelques bêtes à se mettre sous la dent. D’autres risquent leur vie en traversant des grandes artères pour acheminer de la viande et des légumes depuis les fermes du sud de Misrata, afin de les redistribuer en centre ville. C’est ainsi qu’on peut voir aux abords de certaines rues des foules faisant la queue devant une camionnette de légumes.

Les camps de réfugiés sont la face obscure de cette organisation. Ils sont plusieurs milliers à s’être rassemblés dans la zone portuaire de Qasr Ahmad. Ils répètent que cette guerre n’est pas la leur. Leur passivité dans le conflit les réduit à subir les pires conditions, sans pouvoir faire autre chose qu’attendre la nourriture, les médicaments, le bateau qui les sortira de Libye. L’arrivée prochaine d’organisations humanitaires trouvera-là un misérable chaos dans lequel elle saura s’engouffrer, tandis qu’ailleurs, elle mettra sûrement fin a l’ingéniosité des habitants.

Il n’y a pas de centralisation de l’information mais plusieurs outils pour la faire circuler. Il y a la radio qui informe localement et nationalement mais aussi l’imam du quartier qui informe du besoin de telle ou telle famille et est en mesure de trouver telle ou telle personne pour y répondre. Ces derniers outils ne fonctionnent pas seulement pour répondre à des besoins, c’est aussi un moyen de s’adresser aux ennemis. Par exemple, l’ « avertissement aux mercenaires » (cf. article Nouvelles de Misrata, ville assiégée) tourne en arabe, en français et en anglais à la radio. On nous raconte aussi qu’il y a une semaine, des habitants s’étaient adressés à des snipers logés dans un immeuble via le minaret de la mosquée. Le message adressé était à peu pres celui-ci : « Si vous vous vous rendez et déposez les armes de vous-même, vous ne serez pas faits prisonniers, si vous acceptez, tirez trois coups ». Au deuxième coup de feu tiré en l’air, les gens sont sortis dans la rue pensant avoir remporté la reddition des snipers, mais le troisième coup et les suivants furent pour la foule.

Les rues et les bâtiments sont aussi occupés d’une nouvelle manière. A chaque intersection, un check-point a été installé. Ce sont des barrages pour contrôler l’accès dans les quartiers et pour multiplier les remparts à une possible incursion des forces kadhafistes. On peut y être contrôlé sommairement, avec ouverture de coffre et vérification des cartes de rebelles. Ces cartes ont été éditées par le CNT et distribuées aux shebabs. Elle porte la date du fameux 17 février et on peut y lire toutes sortes de fonctions improvisées. Par exemple, un jeune étudiant en médecine se retrouvera docteur. La circulation permanente des voitures aux check-point permet la transmission d’informations sur la sécurité de telle ou telle zone. Certains barrages sont faits de brics et de brocs, d’autres sont devenus de véritables lieux de vie. Pour s’abriter, des tentes sont montées sur les trottoirs ou bien ce sont des conteneurs ramenés du port commercial qui sont posés sur la route, autant pour réduire les voies que pour y mettre de quoi cuisiner, quelques matelas et une télévision branchée sur Al-Jazeera.

A certains check-points, il y a des détails qui révèlent le plaisir que les shebabs prennent à les installer, les penser, les améliorer. Le nombre des équipes varie, c’est aussi bien des vieux que des jeunes, en général peu armés. Les équipes se relaient par tranches horaires et elles se forment à partir des habitants des rues à proximité. Il ne semble pas y avoir de coordination formelle entre les différents check-points. Pourtant, le même genre de matériel se trouve partout et, toute la journée, on voit des types qui transportent du sable, remplissent des sacs avec ou le répartissent en tas sur les routes. Quant aux bâtiments, beaucoup ont été réquisitionnés et reconvertis selon les moyens et les besoins : un local de radio, trop proche de Tripoli Street, s’est improvisé dans un préfabriqué branché à une grosse antenne et couvre toute la Libye, une école s’est transformée en centre de communication internet, un magasin est devenu un dépôt de nourriture.

Misrata: rencontre avec un primeur et un armurier (12/04/2011)

Misratah est une ville dont l’activité économique repose essentiellement sur le commerce et l’industrie. C’est une ville plutôt riche, sans rôle politique particulier et qui est restée très attachée aux traditions. Elle n’intervient pas directement dans l’exploitation ou la vente du pétrole. La force de Misratah provient de son complexe sidérurgique (le plus grand d’Afrique du Nord) et de son activité commerciale ; c’est le plus grand port du pays. Un port ouvert sur un marché intérieur florissant, boosté par l’argent du pétrole.

La ville s’est soulevée plusieurs jours après Benghazi en réaction à la répression lors des manifestations. Notons qu’alors que la ville a toujours profité des largesses du régime dans son développement économique, aux premières loges de la révolte on également participé ceux qui avaient abondamment profité du système comme des commerçants qui importaient pour le compte de Kadhafi des produits à bas coût provenant du monde entier, comme les fameux 4×4 chinois de la révolution. Désormais, ce sont ces mêmes marchands qui paient les éboueurs, fournissent les téléphones satellitaires et des accès internet plus nombreux et plus performants qu’à Benghazi !

Celui qui vient à Misratah éprouvera certainement l’impression d’assister à un spectacle familier, pour l’avoir déjà abondamment suivi à la télévision ou dans la presse écrite : une ville désarmée, assiégée par une armée puissante, pilonnée par l’artillerie et paralysée par les snipers. Dans ce théâtre rémanent, ou chaque élement retrouve sa place, l’OTAN remplace les nations unies et se trouve incapable de faire taire l’artillerie. D’autres acteurs, comme ces snipers serbes, dont Kadhafi s’est assuré le concours, conservent jalousement leur place. Sniper alley s’apelle Tripoli street. Le tunnel sous l’aéroport s’étend désormais sur la mer et permet d’acheminer de Malte et de Benghazi tout ce que la situation réclame, sous les yeux fermés de l’OTAN. A Misratah, comme dans l’Est, la guerre s’éternise et on attend la chute de Kadhafi qui parait chaque jour de moins en moins probable.

A Misratah, on dort mal. Celui qui parvient à trouver le sommeil dans les maisons surpeuplées de cousins et d’amis ou dans les écoles aménagées à la va-vite, sera probablement reveillé dès 3 heures du matin, par les tirs de mortiers et de chars, lancés au petit bonheur la chance, à travers la ville entière. Dans les camps de refugiés la situation est incomparablement plus dramatique. Celui qui parvient à s’endormir le ventre vide sera réveillé par le froid ou la pluie. Certaines nuits les explosions et les échanges de coup de feu sont incessants. Près du front Est, une telle activité ferait fuir n’importe qui vers une zone plus sûre, surtout quand une mosquée se met à scander en dehors des heures de prière qu’Allah est grand. Seulement ici il n’existe pas d’endroit plus sûr. Et du reste, lorsqu’un ami me dit que ces échos proviennent des combats de Tripoli street, je me sens totalement rassuré.

Dans certains quartiers, si on mange bien et si on y est en securité, c’est que chaque jour des libyens ou des étrangers font preuve d’ingéniosité et de courage. Voici deux exemples de cet esprit de Misratah; je les ai volontairement choisis chez des non-combattants. Car ici pas d’avant ou d’arrière. Les risques, les souffrances, le travail, tout est partagé.

L’expert en armes

Le premier exemple est l’expert en armes. Je l’ai rencontré dans une fabrique de véhicules blindés. C’est un vieux, un peu déluré, ancient militaire qui fait désormais office de chef armurier. A ma demande, il me conduit dans leur fabrique de bombes. C’est une vieille maison, probablement d’un siècle ou deux, delabrée ici et là, située très à l’écart de la ville. Personne n’y vit et les explosifs sont répartis autant que possible dans différentes pièces. A l’origine je devais visiter une autre fabrique, mais cette dernière se trouve désormais en terrain occupé par les forces ennemies. Dans celle-là, quatre hommes déjà sont morts du fait d’explosions accidentelles.

Le vieil homme me présente ses matières premières : des caisses d’écroux, des munitions de char ou de mortier. Dans l’atelier il prend une canette ouverte par le haut, y introduit trois colliers d’écroux, puis étale un explosif civil de fabrication turc. Il referme le dispositif avec un marteau et introduit en force une mèche avec un détonnateur civil. Voilà, en cinq minutes une grenade prête à l’emploi. Il prend ensuite une grosse bombonne d’air, et m’explique qu’une fois remplie de boulons et d’explosifs, on peut y placer un détonnateur électrique et en faire une mine efficace. Devant son ouvrage il me confie comme une fierté personnelle, que sa tête est mise à prix et que si je veux devenir riche il me suffit de le tuer ou de le livrer à Kadhafi. Sur ces entrefaites nous nous rendons dans une place isolée au milieu des dunes. Là, encore plus à l’écart de la ville, sont entassées des charges diverses: bombes de mortier percutées non explosées, explosifs de marine, obus encore intacts. La plupart est parait-il enterré. Les gens de la ville viennent y déposer leurs munitions dont ils n’ont pas l’emploi ou les choses que l’on prend pour tel (comme des filtres à air de chars ou leurs cartouches de rechargement). Plusieurs munitions ont été ouvertes pour en extraire l’explosif, mais la plupart sont intactes. Nous raccompagnerons notre expert à la fabrique où son savoir-faire est mis à profit.

Le primeur égyptien

Le second exemple est un primeur égyptien, l’épicier, le petit bourgeois par excellence, voué à une vie de labeur et de stabilité. Chaque jour vers 6 heures du matin, le bonhomme prend son petit utilitaire et fonce en direction des champs, bravant les tirs des snipers. Trente minutes plus tard, il arrive dans la ferme d’un gars qu’il connait. Les légumes ne sont plus arrosés et la plupart sont morts ou rachitiques, mais sur le nombre on en trouve toujours de quoi remplir le camion. De toute façon on traîne pas, ça doit etre plié en une heure. Aujourd’hui, on fait dans la carotte ou dans les aubergines. Les deux secteurs phare de cette récolte à haut risque sont Dafnia à l’ouest -en direction de zlitan- et Taumina à l’est -en direction de Tawarga. De ces deux localités Taumina est la plus dangereuse, mais dans l’une comme dans l’autre direction, les forces de Kadhafi peuvent tirer sur le véhicule ou les arrêter. Cela est arrivé plusieurs fois déjà à notre valeureux primeur, car les forces loyalistes ne tiennent aucun barrage permanent sur la route.

Depuis plusieurs semaines déjà ils ont abandonné leurs voitures militaires et les ont remplacées par des véhicules civils semblables à ceux de la révolution. Tirant au sort une voiture parmi d’autres, ils barrent la route à l’improviste. Jusqu’ici le marchand de légumes s’en est sorti en affirmant venir livrer les milices pro Kadhafi, mais on imagine bien le malaise qu’il doit ressentir lors de ces contrôles ou toute erreur peut le perdre. Ces légumes à haute valeur ajoutée, il les vend au prix ordinaire à ceux qui ont les moyens, et pour rien à ceux qui ne peuvent pas payer. Seul le prix des pommes de terre, des tomates et des oignons a sensiblement augmenté. Ces légumes sont apportés depuis Tripoli par les marchands sensés livrer zlitan. Ils sont donc achetés plus cher qu’à l’accoutumée et vendus en conséquence. Le kilo de patates est par exemple passé de 75 centimes à 1.25 dinards. Le renouvellement des légumes est moins bon qu’en temps normal mais les magasins encore ouverts sont bien approvisionnés et on n’y fait pas la queue. Le gars fait aussi des livraisons à domicile à Tripoli street chez ceux qui ne peuvent pas sortir de chez eux.

Peu de temps après je trouve dans une clinique, un jeune homme blessé par un sniper dans une ferme pendant une récolte à Sict -près de Taumina. La balle a pénétré dans sa poitrine gauche juste sous son bras, à quelques centimètres de son coeur. Voici deux exemples édifiants de ce que représente la vie à Misratah. J’aurais pu vous parler de ces médecins qui attendent à deux pas des zones de combat les combattants bléssés pour leur prodiguer des soins parfois vitaux, des techniciens, qui chaque jour, vont dans les zones à risque réparer les lignes à haute tension endommagées par les bombardements de la veille, ou bien d’un copain expert en communication qui tente de rétablir le réseau libiana avarié sur Tripoli street. Et encore, ce ne sont là que quelques cas pris au hasard parmi toute une population engagée corps et âme dans cette guerre.

Misratah n’est pas que la garante de l’unité de la libye, elle est un acteur essentiel de sa construction. Si Benghazi est l’avenir intellectuel du pays, Misratah est son avenir économique. Sa destruction remettrait en cause le développement de toute la libye ainsi que son indépendance commerciale. Ce que l’on peut craindre aujourd’hui c’est bien moins sa perte, assez peu probable étant donnée la densité et la détermination de sa population, que sa lente et irrémédiable destruction, comme ce fut le cas de Sarajevo, autrefois si importante et désormais relayée au second plan.

Techniques insurrectionnelles (13/04/2011)

Aujourd’hui, mardi 12 avril, les shebabs ont lancé une offensive contre le Tamina Building, à Misrata, après un mois de combats autour de Tripoli street. Petit à petit, les insurgés reprennent le contrôle du centre-ville. RPG ou cocktails Molotov contre tanks et blindés, acharnement et arrassement quotidien face aux immeubles tenus par les snipers, cloisonnement et strangulation des positions kadhafistes. Pour endiguer les conneries déblatérées par certains journalistes fraichement débarqués – à l’image de france 24 ou de l’AFP – il est important de rappeler que les forces loyalistes encerclent la ville depuis six semaines bloquant tout accès par la terre, mais que les troupes n’ont réussi qu’une percée en son sein, la prise de Tripoli street, artère reliant l’axe Tripoli-Benghazi au centre de Misrata. Position qu’ils sont en passe de perdre.

Tout le reste de la ville est tenu par les rebelles, la centrale électrique, l’usine de désallinisation d’ou partent les camions d’approvisionnement en eau, le port et les entrepots. Certes, elle vit sur ses réserves, mais Misrata vit. Elle a l’odeur de la poudre, celle d’une ville qui résiste. Le son des bombes rythme les nuits, mais les cris des insurgés emplissent les ruelles. C’est une guerre assymétrique qui s’installe, mais une chose est sure, dans tous les quartiers et dans toutes les têtes, on ne veut pas de troupes étrangères ici, on veut des armes. Il ne sont pas misérables les shebabs, ils sont fiers, ils ont cette force invincible car la mort ne leur fait plus peur, 42 années leur rappellent le sens de leurs combats, ils libèreront Misrata ou ils mourront là..

Au début du soulèvement de Misrata, les partisans de la révolution se retrouvaient sur une place du centre-ville, désormais déserte. Elle est devenue inhabitable du fait de sa proximité avec le début de Tripoli Street, où les mercenaires tiennent leur principale position dans le Tamina Building. Il y a un mois, une colonne de sept cent hommes a tenté de prendre Misrata. La contre-attaque de la population a circonscrit l’occupation à ce boulevard. Depuis, le ravage des tanks et l’efficacité des snipers ont transformé la colonne vertébrale de la ville en un décor apocalyptique. Le vingt-et-un mars, cinq mille personnes marchaient désarmées sur ce boulevard pour récupérer leurs morts. Ce jour-là, les tirs sur la foule ont tué quarante personnes et blessé environ deux cent cinquante autres. Cette marche, ce geste fou, était une tentative encore naïve de briser le dispositif militaire déployé. Une poignée de tanks et de tireurs embusqués arrivent encore – contre tous ses habitants – à faire de cette partie du centre-ville une position de force.

Ici, l’urbanisme, qui semble assumer un héritage à la fois haussmanien et postmoderne, révèle toute son efficace. La largeur de l’artère se prête plus facilement au mouvement des blindés qu’à son barricadage par les insurgés. Elle offre une gigantesque ligne droite pour les tanks, depuis les positions d’appui en retrait hors de la ville jusqu’aux zones de combat de l’hypercentre. Des deux côtés de la route se dessine l’agencement propre à tous les centres villes métropolitains. Des espaces nus et dégagés, surplombés par des façades en grande partie vitrées. Peu de recoins, peu d’angles morts, la progression se fait à découvert. Les cadavres de ceux qui ont prétendu traverser les larges places pour accéder aux pieds de certains building, rappellent cruellement que tout y est fait pour que rien ne se passe.

Mais, de ce grand boulevard qui traverse la ville, les loyalistes ne tirent pas que des avantages. Si cette voie stratégique réunissait jusque-là les conditions matérielles pour le déploiement de la force et l’organisation militaire face à l’inexpérience et la confusion des insurgés, les Kaddhafistes commencent visiblement à en éprouver les limites. Les possibilités de circulation qu’il offre signifient aussi une exposition au harcèlement quotidien des shebabs. Maintenant que tout ce qui devait l’être y est détruit et que le nombre de snipers est réduit de moitié, le boulevard constitue un front limité et agit plutôt comme une barrière pour les forces loyalistes. La démolition des alentours gêne plus leur progression que celle des insurgés, et l’utilisation des blindés et de l’artillerie lourde est désormais délicate avec les ruelles qui l’enserrent. Les forces kadhafistes ont tout intérêt a assurer leur position de verrou aux portes de la ville et à renouveler les offensives sur la zone du port comme les jours précédents.

Aux alentours, le déroulement des combats a transformé l’espace en gruyère où le moindre recoin appartient a l’un ou l’autre camp, dans une telle proximité où parfois seulement un bâtiment, voire un mur, séparent les combattants. Certains snipers changent encore de position sur le boulevard, à la faveur de la nuit ou de la présence d’un tank, autant pour se protéger que pour surprendre et mettre en difficulté les shebabs. Ces derniers évaluent donc les changements de positions de l’ennemi aux nouveaux tirs qu’ils essuient. Après avoir détruit ou endommagé tous les bâtiments stratégiques de cette artère, les mercenaires essaient d’ajuster leurs tirs en fonction de ce qu’ils comprennent des déplacements et des différentes positions adverses dans la zone.

Ici, la connaissance du terrain et l’utilisation qu’en font les shebab, mettent en échec la supériorité militaire de l’ennemi. Mise au service des déplacements ou des offensives, l’architecture est subvertie. Les anciennes halles, en parties démolies, sont utilisées pour se déplacer a couvert. Elles sont constituées d’un dédale de couloirs – où s’alignent magasins divers et accès aux étages d’habitation – qui correspondent entre eux et traversent des blocs entiers d’immeubles. Leur disposition forme comme un labyrinthe dans lequel aucun ennemi n’oserait s’aventurer. Le détournement de l’espace prend aussi la forme de nouveaux aménagements. L’ancienne distinction entre intérieur et extérieur, entre lieux publics/privés, n’a plus lieu d’être. Chaque immeuble devient un potentiel point de contrôle à couvert de Tripoli street. Le garage du voisin est désormais l’endroit où l’on mange ensemble, où l’on prépare le thé autant que les armes.

Dans un autre, plus en retrait, un petit hôpital de fortune est aménagé. Trois lits, des étagères remplies de médicaments de premiers soins et des ambulanciers y permettent de soigner les shebabs blessés. Le palier de tel escalier devient la chambre où l’on dort à dix quand on ne tient pas la position de tir dans l’appartement d’à-côté. Les fenêtres et autres ouvertures d’origine sont masquées ou obstruées, à l’inverse on perce des trous dans les murs pour observer à la jumelle ou fabriquer des meurtrières pour passer le canon des armes. On détruit aussi des cloisons pour circuler à couvert entre des cours ou d’une habitation à une autre. Parfois, la survie d’un groupe de shebab ou la capture de certains snipers a moins été une histoire d’armement qu’une inspiration architecturale : il aura fallu supprimer à la bombone de gaz les premiers étages de certains immeubles, autant pour protéger ses arrières d’une incursion de nuit que pour assiéger une position ennemie. Ainsi, les forces pro-kadhafistes n’ont pas un contrôle panoptique de la zone, bien que les snipers soient postés sur les plus hauts buildings.

Les deux camps sont sans cesse aux aguets du moindre mouvement; acquérir une intelligence du déplacement nécessite une attention permanente. Il faut saisir rapidement quels sont les passages à découvert, quels sont ceux qui sont, pour un temps, exposés. Comment se mouvoir ? De quel côté de la rue avancer, quelle trajectoire emprunter au sol pour rester à couvert dans l’alignement d’un immeuble ? Savoir quand il est bon de courir ou au contraire d’avancer a pas de loup, sans geste brusque, seul ou en groupe.

Les shebabs, d’abord cantonnés à retenir les incursions dans les rues alentours, parviennent désormais à mettre les forces loyalistes en difficulté sur Tripoli street même. En plusieurs endroits, ces derniers jours, des containers ou des poids lourds chargés de sable et de rochers ont pu être disposés en travers du boulevard. Les conducteurs prennent de l’élan dans une rue perpendiculaire et, au dernier moment, sautent du véhicule juste avant d’être a découvert. Des combattants tiennent position en embuscade aux alentours, cocktail molotov, fusil ou RPG en mains. Quand un tank s’approche pour percer la barricade, des draps et des couvertures, répandues au sol et imbibés d’essence, s’emmêlent dans ses chenilles. Les cocktails molotov suffisent alors pour enflammer l’engin. Les premiers tirs de RPG sont concentrés sur les axes des chenilles de façon a l’immobiliser

Malgré son organisation, sa puissance de feu supérieure et sa capacité de recrutement, l’armée kadhafiste souffre d’une autre faiblesse. Même si elle compte nombre de partisans, elle est aussi composée de mercenaires étrangers, attirés par l’appât du gain, ou de types – parfois très jeunes – enrôlés de force. Le nom d’armée loyaliste est par moment assez usurpé : une partie de ces troupes n’a d’affection intime ni pour le pouvoir, ni pour cette guerre. Ce qui se ressent par moment dans leur faible capacité d’initiative une fois coupés de leur commandement, ou dans leur rémission lors de moments critiques. A l’inverse, la plupart des insurgés se battent dans le quartier où ils ont grandi, au coté d’un frère, d’un voisin ou d’un ami d’enfance. Même quand beaucoup disent se battre pour une idée de la « Liberté » parfois assez évasive, le prix payé dès les premiers jours du soulèvement a inscrit un caractère irréversible à la détermination avec laquelle beaucoup se jettent dans cette guerre. Beaucoup d’habitants ont fuit les zones à proximite de Tripoli street. De ceux qui sont restés, tous ne sont pas armés, ni ne participent aux affrontements, mais toute présence ici est déjà un geste face à la tentative d’occupation du centre-ville de Misrata. On y vit autant pour soutenir les combats que pour refuser la défaite que constituerait le fait de reconnaitre son quartier inhabitable. Le « Nous ne négocierons pas le sang de nos martyrs » a plus de sens dans la bouche de n’importe quel habitant de Misrata que dans celle du nouveau gouvernement.

Mais la force des insurgés ne se réduit ni à une somme de familiarités, ni à leur foi – qualités trop souvent annihilées par l’isolement et l’inexpérience. Un lieu à Misrata sert de coordination entre les différentes zones de combats. Jour et nuit, des hommes vivent dans ce QG à l’allure d’un campement fait de contenairs. Dans l’un d’eux, une cuisine de base a été installée. En riant, on nous en parle comme du « restaurant ». Dans un autre, quelques matelas défoncés, on y boit le thé, on discute des nouvelles, on regarde Al-Jazeera. C’est la « salle des opérations » qui, la nuit se convertit en chambre à coucher. Dès le premier regard, cet endroit est assez éloigné de l’idée que l’on pourrait se faire d’un centre militaire. Celui que l’on désigne grossièrement comme le chef se présente lui-meme comme « le cheikh d’une grande famille », celle des insurgés. C’est l’ âge et l’expérience qui confèrent, à lui où a d’autres, une autorite en matière de stratégie. A première vue, une hiérarchie détermine les rapports mais l’amitié semble être en mesure de neutraliser l’amour de la chefferie.

Le soir, les discussions sont sans cesse entrecoupées de nouvelles arrivées. Les hommes reviennent des différentes zones de combat de la ville. Pour pallier l’absence de moyens de communications, des déplacements réguliers entre les postes de combats et ce lieu servent à informer des nouvelles de la journée, penser de nouvelles attaques, prévenir des besoins. Les vivres et l’armement ne sont pas laissés au hasard. En partant de là, des hommes se préoccupent de les acquérir, les acheminer et les distribuer aux differentes positions.

Dans la nuit de samedi a dimanche, la planification d’une opération coordonnée pour couper Tripoli street a permi d’isoler le Tamina Building de ses arrières et de mettre hors d’état de nuire deux tanks, un bus et deux voitures de mercenaires venus en appui. Ce mardi soir, les derniers tireurs embusqués dans l’immeuble encerclé tentaient d’être neutralisés. Sur le toit, le drapeau de la « Libye libre » a déjà remplacé l’étendard vert qui y flottait depuis un mois.

Misrata : « Maintenant… » (16/04/2011)

A l’heure ou nous vous écrivons, 23h59, la zone du port est pilonnée, après une journée de bombardements intensifs. Canarder la ville en continu, un jour de prière, c’est sans doute la fameuse « surprise » pour Misrata que Saif Kadhafi avait annoncé la veille, sur la chaîne nationale.

Les snipers du Tamina Building n’ont toujours pas quitté leur position. Coupés de leur base de ravitaillement et encerclés par les insurgés, ils tentent d’échapper à la rédition en cherchant une voie de sortie. En soutien, les forces kadhafistes ont essayé plusieurs fois de reprendre la rue. Jeudi, ils ont encore tenté, à l’aide d’un tank et d’un tracto-pelle suivis d’un transport de troupe blindé, de défaire un barrage monté quelques jours plus tôt pour isoler les snipers. Ils ont été repoussés une nouvelle fois par les rebelles. Depuis l’une de leurs positions arrières plus en retrait sur Tripoli Street, les loyalistes pilonnent aussi la zone au mortier avec des Cluster Bombs (obus a sous-munitions particulièrement assassins) : un sifflement, dix secondes et six bombes se dispersent dans une zone de quarante mètres. Les shebab les craignent désormais plus que les tirs de RPG ou de fusils d’assault, dont les munitions commencent à manquer aux snipers. Pour s’en protéger, ils laissent ouvertes les portes des bâtiments et ont troué des murs pour pouvoir s’y engouffrer le plus vite possible.

Comme ceux du Tamina Building, la plupart des tireurs kadhafistes aux alentours sont encerclés, parfois seuls, sans eau, ni nourriture depuis une semaine, avec les cadavres de leurs collègues qui pourrissent dans les appartements d’à-cotés. Isolés dans différents immeubles, les mercenaires traversent parfois les rues à découvert pour rejoindre d’autres positions. Ceux qui tenaient les rues et tiraient tout azimut depuis quatre semaines sont désormais retranchés, sur la défensive, et ne font feu que lorsqu’ils y sont acculés. En plusieurs endroits, les shebabs ont installé des enceintes amplifiées avec lesquelles ils harcèlent les snipers et les enjoignent a se rendre. Les réponses sont parfois sans ambiguités : « je vous nique, je nique ta mère, ta soeur, Kadhafi est Kadhafi, on va vous buter jusqu’au dernier ». Sur le toit d’un autre immeuble, flotte un drapeau blanc. Le sérieux d’une rédition ne peut être évalué que d’une seule manière : déposer les armes et sortir du bâtiment. Ici, les combats urbains sentent la fin. Après des semaines de guérilla urbaine, l’expérience et la détermination ont renversé le rapport de forces dans la bataille du centre-ville.

Mais au port, qui reste le point stratégique, les bombardements des loyalistes se sont intensifiés depuis deux jours. La zone est à la fois le seul accès à la ville et les poumons de la cité : complexe industriel, centrale électrique, dépôts de pétrole, etc. Hier matin, une pluie de bombes de deux longues heures s’abattait sur le quartier d’habitation bordant le port. Vingt-trois personnes y sont mortes. Au même moment, au moins quatre tanks et une trentaine de voitures des forces kadhafistes ont tenté une percée sur la route principale de la zone commerciale qui relie le port Qasr Hamad à la Highway. Après plusieurs salves des tanks, inefficaces contre des contenairs remplis de terre qui barrent la voie, les shebab (appuyés tardivement par l’OTAN) ont réussi a détruire quatre tanks et à s’emparer de quelques véhicules, en perdant un combattant.

A Misrata, les habitants sont amers quand il est question de l’OTAN. Face aux bombardements, l’appui aérien ne signifie pas grand chose de concret. Ils en espèrent plus mais sont aussi très clairs quant à un éventuel débarquement terrestre, même déguisé en intervention humanitaire. Tous sont d’accord : « cette guerre est la nôtre, maintenant, il nous faut des armes ».

Misrata, Libye

http://setrouver.wordpress.com

Notes

1. Garnison militaire. (NDLR Inprecor)

2. "jeunesse" ou "jeunes" en arabe, désigne ici les insurgés (NDLR Inprecor).

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