D’un monstre à l’autre
Par Daniel Tanuro le Jeudi, 13 Septembre 2012 PDF Imprimer Envoyer

En même temps qu’elle tente de démolir systématiquement ce qui reste de l’Etat-providence, la classe dominante, partout, renforce son appareil répressif, afin d’être en mesure de faire face aux mouvements de mécontentement que sa politique suscite.

Cette tendance cadre dans un climat idéologique détestable, où les notions de soumission et de punition occupent une place centrale. Elle s’observe à tous les niveaux : de l’école à l’aide sociale, de l’entreprise à la prison, et jusque dans la sphère familiale.

La revendication d’incompressibilité des peines doit être vue dans ce contexte. Il est d’ailleurs significatif qu’elle fut avancée lorsque la peine de mort (qui n’était plus appliquée) fut retirée du code pénal, en juillet 1996.

A l’époque, un défenseur des peines incompressibles était l’association « Marc et Corinne ». Fondée en réaction au meurtre d’un jeune couple par un condamné en liberté conditionnelle, cette ASBL lança une pétition qui n’eut d’abord qu’un succès modéré… jusqu’à «l’affaire Dutroux ».

En effet, août 1996 retentit d’un formidable coup de tonnerre : grâce au juge Connerotte de Neufchâteau, l’enquête sur l‘enlèvement à Bertrix de la jeune Laetitia aboutissait à l’arrestation de Marc Dutroux, à la libération de deux de ses victimes (Sabine et Laetitia) et à la découverte des corps de quatre autres (Julie et Mélissa d’abord, An et Eefje ensuite).

La macabre découverte frappa la population d’un effroi décuplé par la froide cruauté du criminel. Puis le chagrin se transforma en colère, du fait de l’impunité dont Dutroux semblait avoir joui, de ses liens plausibles avec  la traite des êtres humains et… des incroyables errements de l’enquête avant que Connerotte s’en mêle.

Dutroux étant un récidiviste, plus de deux millions de personnes signèrent la pétition de « Marc et Corinne ». Des politiciens traditionnels surfèrent sur cette vague, et l’extrême-droite infiltra les énormes rassemblements populaires (comme « Nation » le fait aujourd’hui à Malonne, en petit).

Le pays semblait menacé d’un solide coup de barre répressif. Pourtant, ce fut le contraire: au lieu de continuer à exiger un tour de vis répressif, la mobilisation bascula vers une critique citoyenne du fonctionnement opaque et autoritaire des institutions, allant même jusqu’à mettre en cause implicitement leur nature de classe.

Ce retournement fut le résultat de l’action de quelques personnes, principalement Carine et Gino Russo (les parents de la petite Mélissa). Le 14 octobre, Connerotte était dessaisi  par la cour de cassation sous prétexte de participation à un souper-spaghetti en faveur des victimes. Des grèves spontanées éclatèrent dans de nombreuses entreprises, des lycéens descendirent dans la rue, la société bouillonnait. C’est dans ce contexte que « les parents » appelèrent à une Marche Blanche.

La situation risquant d’échapper à tout contrôle, voire de déboucher sur une grève générale, le palais monta en première ligne pour récupérer la Marche, et tout l’establishment l’appuya. Cependant, l’orientation générale du mouvement restait citoyenne-démocratique et sociale, comme le montre l’appel de Carine Russo: « Si la mort (des petites filles) a fait se lever une population entière, c’est qu’elle représente pour tout un peuple trop longtemps réduit au silence un symbole de la souffrance, de tout ce qui a été trop longtemps oublié dans cette société qu’on ose encore appeler démocratique. Elles représentent un espoir d’envol vers un monde meilleur. »

Plus de trois cent mille personnes participèrent à la Marche Blanche. Un signe clair du changement de climat au détriment de la droite et de l’extrême-droite fut le fait qu’une jeune fille musulmane portant le foulard, Nabela Benaïssa, dont la petite sœur avait disparu, était parmi les oratrices. Les lecteurs de « Vlan » la désignèrent même comme « Bruxelloise de l’année » !

Si quelques individus ont pu jouer un rôle aussi décisif, c’est parce que la situation était porteuse non seulement du danger sécuritaire mais aussi d’aspirations sociales et démocratiques qui cherchaient à s’exprimer positivement. « Les parents » - surtout les Russo- ont donné une voix à ces aspirations. C’est ainsi qu’ils ont infligé une  défaite à la droite et à l’extrême-droite. (*)

Celles-ci prennent leur revanche aujourd’hui. Les peines incompressibles sont de retour. Cette fois, rien ne semble –hélas- pouvoir empêcher les partis traditionnels de s’y rallier. Les élections communales sont en vue et tous les partis traditionnels jouent sur le registre sécuritaire. En d’autres termes, ils sont en train de nous faire perdre le combat gagné en 1996.

Les deux dynamiques opposées présentes en 1996 sont toujours là. Mais seize nouvelles années d’austérité impitoyable et injuste sont venues s’ajouter aux précédentes. La désespérance sociale est à son comble pour des centaines de milliers de gens. C’est sur ce terreau que pousse le populisme sécuritaire, et ce terreau est plus gras aujourd’hui qu’en 1996. De cela aussi, les partis traditionnels sont responsables.

Face à « l’affaire Martin », celles et ceux qui s’opposent ouvertement au tour de vis répressif sont minoritaires. On y trouve notamment des intellectuels et des travailleurs sociaux qui invoquent les principes : l’égalité de chacun et chacune devant la loi, la nécessité de donner même au pire criminel la possibilité d’évoluer et de surmonter le mal qu’il a fait, tout en protégeant la société.

Nous souscrivons entièrement à ces principes, mais pas aux appels lancés pour que la société « se taise » et  « laisse travailler la justice». Car cette « justice » est une justice de classe, qui protège l’ordre établi. Il ne faut pas confondre le refus du durcissement répressif avec le soutien à l’appareil judiciaire : nous appelons à combattre le premier au nom du droit des exploité-e-s et des opprimé-e-s de lutter contre les injustices sociales dont le second est le garant.

Comme en 1996, la plupart des intellectuels dénoncent « l’émotion ». Mais il n’y a pas de lutte, pas d’engagement citoyen sans émotion. Le problème n’est pas « l’émotion » des masses mais sa manipulation perverse au service des objectifs autoritaires de la classe dominante en lutte contre ces mêmes masses. Le problème, en d’autres termes, est de donner à l’émotion une expression et un débouché positifs, anticapitalistes.

L’histoire ne repasse pas les plats. La conjoncture exceptionnelle de 1996 est loin. En dernière instance, ce que « l’affaire Martin » nous enseigne est ceci : ou bien la lutte contre l’austérité permettra de casser la spirale du désespoir social, ou bien du désespoir social risque de sortir un monstre capitaliste, sadique et cruel. Un monstre digne de Dutroux.

(*) Sur ces évènements, lire « La crise blanche », A. Tondeur, éditions Luc Pire, Bruxelles, 1997.

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