Mouvement des Indignés : la colère italienne
Par Flavia D’Angeli, Alain Krivine, Sinistra Critica le Dimanche, 23 Octobre 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le 15 octobre, Rome a été le théâtre d’une énorme mobilisation de plus de 100.000 IndignéEs et d’affrontements violents. Flavia D’Angeli, membre de Sinistra Critica, nous fait part de son analyse de la situation et des perspectives du mouvement dans cette interview réalisée par Alain Krivine. Nous reproduisons également ci-dessous un document de l’Exécutif national de Sinistra Critica sur les perspectives du mouvement en Italie. (LCR-Web).

Quelle a été l’ampleur des manifestations en Italie et quel est son écho dans la population ?

Flavia D’Angeli – Plus ou moins 100.000 personnes ont participé à la manifestation de samedi, dont l’ensemble des organisations politiques de la gauche radicale, les syndicats indépendants et la fédération des métallos de la CGIL (la FIOM), les collectifs et réseaux des luttes écologistes et locales, ainsi que les comités qui ont soutenu les référendums contre le nucléaire et la privatisation de l’eau, les comités contre la grande vitesse ferroviaire (TAV) de la Val di Susa, les réseaux étudiants, lycéens, des précaires, etc. La manifestation avait eu un large écho dans la population les jours et les semaines précédents et elle a été perçue aussi bien comme un moment de lutte contre la crise, les banques et les politiques d’austérité que contre le gouvernement Berlusconi.

Durant la préparation de la manif, cependant, on pouvait percevoir les limites et les contradictions du large front qui l’organisait, marqué par de fortes divisions stratégiques sur la manière de donner un élan et une continuité au mouvement, et, surtout, sur le degré de radicalité des revendications sociales à mettre en avant. Notamment sur les modalités de déroulement de la manif : aller vers le Parlement, se contenter du parcours autorisé loin du centre-ville... Du côté des plateformes, on voyait un front plus modéré, disposé à discuter aussi avec le centre-gauche pour construire une alternative à Berlusconi. Il se caractérise grosso modo par l’idée selon laquelle il faut faire face à la crise, assumer la dette, mais partager socialement les coûts d’une façon plus équitable. De l’autre côté, une position plus radicale refuse la politique d’austérité tant du gouvernement Berlusconi que de la BCE, que le centre-gauche italien soutient. Cette position a mis en avant le refus du paiement de la dette et de toutes les politiques qui en découlent.

Qui est responsable des violences et quelles en sont les conséquences ?

Il ne faut pas discuter en termes de violence/non-violence ou de gentils/méchants, mais plutôt analyser les dégâts que les affrontements ont fait sur la force de masse et la continuité de la radicalité présente dans une large partie du cortège. Les jours précédents, les étudiants avaient lancé le slogan « Yes we camp » avec l’idée qu’il ne fallait pas rentrer chez soi le soir du 15 octobre en se contentant d’un beau défilé, mais qu’il fallait lancer une « acampada » de masse et assiéger ainsi le gouvernement jusqu’à ce qu’il s’en aille. Les affrontements et la violence ont empêché cette radicalisation de masse, en « volant » la manif à la majorité de ses acteurs. D’ailleurs il faut distinguer un certain degré de rage et d’exaspération exprimé par un milliers de jeunes – amplifié aussi par l’attitude de la police qui a chargé directement la manif à la place San Giovanni – et les actions ultra minoritaires d’attaques contre des voitures ou des vitrines de banques qui n’ont servi qu’à faire apparaître une position politique gauchiste qui veut attirer la rage de la jeunesse pour se construire. Ces actes organisés ont ouvert un espace pour la répression de la police et l’explosion de rage sans stratégie ni utilité qu’on a vue ensuite toute la journée. Pour l’instant, donc, la violence semble mettre en difficulté les positions modérées qui souffrent de la campagne des médias et du gouvernement, mais sur le long terme elle aura gâché plutôt les perspectives d’une radicalité de masse.

Quelles sont les forces et faiblesses du mouvement des Indignés dans la situation politique italienne? Quels sont son fonctionnement et ses perspectives ?

Pour l’instant, on ne peut pas parler d’un vrai mouvement, il n’a pas de structure stable et démocratique. La coordination des structures politiques qui a organisé la manif et qui, maintenant, subit les violences, a déjà du mal à s’exprimer à cause des différences politiques qui le caractérisent. Cela dit, il continue d’exister en Italie un fort potentiel de mobilisations et aussi d’explosions très radicales, grâce à la convergence des effets dramatiques de la crise économique et du discrédit et du déclin évident de Berlusconi et du gouvernement – qui discréditent avec eux la politique institutionnelle, voire la politique en tant que telle.

Les perspectives sont très incertaines, comme dans toute situation de crise. Mais il y a déjà des rendez-vous importants et délicats, étant donné les événements de samedi et la réaction des appareils de l’État : la grève et la manif nationales des ouvriers de Fiat le 21 octobre (d’ailleurs, pour l’instant, non autorisées par la police), la manif au Val di Susa du 22 et aussi le contre-G20 en France. Ce qui est certain, c’est que les forces organisées, de la gauche politique ou syndicale, ne sont pas en mesure de répondre aux attentes et aux potentialités sociales. Seule l’action directe, durable et autodéterminée des acteurs sociaux frappés par la crise (étudiants, jeunes, travailleurs...) pourra constituer un pas en avant significatif.

Propos recueillis par Alain Krivine. Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 120 (20/10/11). 


Retour sur le 15 octobre : La clef est l’auto-organisation du mouvement

On peut regarder les événements qui se sont déroulés à Rome le 15 octobre de différents points de vues et selon différents critères. On peut aussi essayer de prendre position par rapport à des faits. Nous ne sommes que peu intéressés par le débat sur l’opposition entre les «gentils » d’un côté et les « violents », les « méchants » et le « complot » de l’autre. Notre regard se pose surtout sur le mouvement que nous voulons construire et notre préoccupation va à son potentiel, à sa croissance, à son efficacité et surtout à la possibilité de le faire fonctionner démocratiquement ; de s’autodéterminer. Voilà ce qui doit être pour nous au cœur des réflexions, parce que c’est aussi le grand échec de la journée du 15 octobre.

1. Le potentiel du 15 octobre est évident. Le nombre de manifestants le montre ; ainsi que le fait que ce soit en grande partie une manifestation autogérée, malgré la contribution d’un grand nombre d’organisations. Ces organisations ne sont plus la « puissance politique » qu’elles ont pu être et, par contraste, le nombre de participants (200.000 nous semble le chiffre le plus plausible) représente d’autant plus une force d’impact qu’il faut constater et valoriser. L’opposition aux politiques libérales (de centre-gauche ou centre-droite, peu importe) dans ce pays continue à être important, même si il s’exprime de différentes manières. Il existe une masse critique et cela constitue l’anomalie italienne. C’est le signe d’un pays qui n’est pas anesthésié, malgré 17 ans de berlusconisme et d’anti-berlusconisme. C’est de là que nous devons pouvoir redémarrer.

2. Que fait on avec ce potentiel ? Qu’aurait-on pu faire si le 15 octobre s’était passé différemment ? Comment transforme-t-on la disponibilité à la lutte en mobilisation permanente ? Ce sont des questions que nous devons nous poser tout de suite, parce qu’elles permettent d’avoir une opinion concrète sur les faits qui se sont déroulés le 15 octobre. La proposition d’une bonne partie des manifestants, dont nous faisions partie, était de terminer avec un grand campement ; une démarche politique pour se détacher des « défilés » habituels et qui n’aurait pas simplement suivi une certaine « avant-garde ». Pourquoi un campement ? Pour poser un acte symbolique d’opposition au pouvoir dominant (qu’il soit représenté par le gouvernement, par la « Banca d’Italia » ou le Quirinale – palais du président de la République italienne, NdT) et définir un espace public de débats et d’auto-organisation ; c'est-à-dire mettre en place les mécanismes nécessaires à la naissance d’un réel mouvement, organisé par la base, autogéré, avec un programme élaboré. Autant d’ingrédients qui n’existent pas à l’heure actuelle. Il y a bien une ambiance générale, une rage diffuse, la disponibilité à venir jusqu’à Rome, mais dans les autres villes, sur les lieux de travail, d’étude, dans les milieux des sans emploi, dans l’immigration, il manque encore cette densité spécifique à un mouvement de masse. Pour nous, l’utilité du 15 octobre est de faire germer tout cela.

3. Cette journée offrira aussi un espace d’action qui sera utile pour tous ceux qui devraient être, ou sont, les acteurs d’un mouvement de masse durable et efficace : les personnes concernées, les travailleurs, les étudiants, les précaires, les femmes, les immigrés, les comités pour les biens communs, etc. Car si on voit des signes importants dans ce sens, ces spécificités sont trop souvent représentées par des organisations de référence ; syndicales, sociales, partisanes. Les véritables sujets, les personnes, ne sont pas encore les acteurs et c’est pour que cet objectif reste une priorité que nous nous méfions des habituelles formes « parlementaires » pour diriger le mouvement, avec des réunions de groupes intermédiaires. Cela pouvait convenir à Gènes, il y a dix ans, mais à l’heure actuelle, cela ne permet pas de comprendre les caractéristiques réelles de la situation politique.

A cause de la nature hétérogène et parfois contradictoire des personnes qui l’ont composé ; à cause de certaines actions indigestes, à cause de cette impression de vouloir rassembler le multiple dans une dimension que ne représentent pas tous ceux qui sont en train de bouger, le 15 octobre est aussi un échec, et c’est une dimension dont nous devons tenir compte.

4. Les actions menées par les secteurs à l’origine des confrontations avec la police portent une proposition politique très claire qui attire une proportion de jeunes, majoritairement précarisés, qu’il ne faut pas banaliser. Beaucoup de jeunes se sont jetés dans la confrontation seulement pour exprimer leur frustration par rapport à la crise. Et c’est justement la proposition politique qu’on identifie dans cette démarche, celle d’offrir une scène sur laquelle se défouler. Mettre des confrontations en scène pour ensuite les diffuser par vidéo et en faire le symbole de milliers de jeunes « en rage » ne nous apparaît pas comme une proposition politique qui puisse tenir sur la longueur, sinon avec des escalades imprévisibles et contre-productives. Des escalades qui ont déjà à plusieurs reprises sonnés le glas d’autres mouvements de masse.

5. Lorsqu’il a été décidé de lancer le mouvement, cela était contradictoire avec ce qui nous apparaît comme les priorités fondamentales : la construction du mouvement, sa croissance, son efficacité, son autodétermination. Le mouvement n’a pas réussi à « naître » sur la place, il n’aura pas de facilités pour grandir et il est maintenant déterminé par une subjectivité qui ne représente personne.

6. En fait nous avons assisté à un film déjà trop souvent vu ces dix dernières années. On confond la naissance d’un mouvement avec les formes qu’il se donne ; l’autodétermination des masses, patiente complexe, est détournée sur un raccourci peu praticable dans laquelle on minimise totalement la difficulté à transposer au niveau local, sur le lieu de travail, dans les milieux étudiants, la dynamique qui se développe au niveau central. La transformation démocratique qui nécessite du temps et de l’horizontalité est outrepassée par un choix élitiste, maximaliste, avant-gardiste et, il faut le dire, essentiellement masculin.

7. Ce sont les raisons pour lesquelles nous pensons que ce qu’il s’est passé le 15 octobre se retourne contre le mouvement et le fait reculer, et que la responsabilité de la police est très grave, de par la manière irresponsable dont elle est intervenue sur la Place San Giovanni. Cela amène le mouvement à se replier sur la défensive et à se mettre à la portée des milieux modérés et électoralistes qui sont présents en masse et prêts à profiter dès que possible du 15 octobre, surtout dans un contexte qui leur redonne force et centralité.

8. Nous ne nous revendiquons pas de ces formes de luttes, mais uniquement de celles qui expriment la maturité et la conscience d’un groupe social autogéré. La fin et les moyens doivent coïncider et la seule façon d’y arriver, la seule voie « morale » d’un point de vue politique est celle qui passe par l’autogestion et la démocratie du mouvement.

9. Voilà le sujet que nous voulons réellement mettre en discussion. La seule manière de sortir de cette impasse et de la frustration qu’on constate de manière générale. Le mouvement doit affronter ses propres échéances et décider ce qu’il fait sur la place publique, comment est-ce qu’il le défend politiquement, socialement et matériellement. Pour ce faire, il faut des moyens qu’on a rarement vus en Italie, à cause du monopole de dévalorisation et de bureaucratisation imposé depuis des années par la gauche institutionnelle, et à cause du « substitutisme » de forces antagoniques, qui reproduisent continuellement des schémas déjà perdants d’avance.

10. Ce que nous proposons est de repartir de l’indignation des sujets réels du mouvement, des étudiants, des travailleurs, des précaires, des immigrés, des femmes. De nous impliquer surtout dans la construction de mouvements réels à partir de ceux-là. C’est la seule façon de faire réellement la différence.

11. Nous relançons l’idée d’un campement, pas intemporel ou décidé d’en haut, mais qui soit l’expression des véritables acteurs de cette lutte.

12. Nous pensons que lutter contre la crise et ses déclinaisons politiques implique de renforcer l’auto-organisation, le mouvement de masse, et sa possibilité de se confronter sur base d’une plateforme de lutte qui dise que nous ne payerons pas la dette et que nous avons un autre agenda à proposer : un moratoire unilatéral sur le dette publique ; une banque publique nationale ; une taxation forte et progressive sur les rentes et les patrimoines ; l’instauration d’un salaire minimum ; un revenu social pour les jeunes et les précaires ; une réduction collective du temps de travail ; une réduction drastique des dépenses militaires ; la défense des biens communs contre les grands projets type TAV (tunnel de connexion entre Turin et Lyon, NdT) ; l’abolition des liens entre permis de séjour et contrat de travail pour les immigrés ; l’extension de la démocratie directe.

13. Nous sommes descendus sur la place en criant « Nous ne rentrerons pas chez nous ! ». Après le 15 octobre, ce slogan est plus actuel que jamais.

Exécutif National de Sinistra Critica, organisation de Gauche Anticapitaliste.

Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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