Le capitalisme obscène: une crise globale et durable
Par Michel Husson le Samedi, 01 Novembre 2008 PDF Imprimer Envoyer

La débâcle financière a entraîné dans sa chute tout l’édifice idéologique des avocats de la «mondialisation heureuse». Des constats de masse sont en train d’être faits : la financiarisation est un cancer qui pourrit la vie de milliards d’être humains et qui leur inflige une double peine. Tout en effet sera tenté pour que ce soit les victimes qui paient les pots cassés et renflouent la situation d’une minorité de délinquants sociaux.

Les dix objectifs du Millénaire pour le développement visent, d’ici à 2015, à faire reculer la pauvreté, la mortalité infantile, à garantir l’accès à l’eau potable, etc. Quel est leur coût de réalisation pour l’ensemble des pays de la planète ? Il faudrait un flux de ressources allant de 121 milliards de dollars en 2006 à 189 en 2015 [1]. C’est certes plus que l’aide publique consacrée à ces objectifs, qui est aujourd’hui de 28 milliards de dollars. Mais si l’on cumule les besoins estimés d’ici à 2015, on arrive à environ 1200 milliards de dollars. Autrement dit, la crise financière vient d’engloutir l’équivalent des sommes nécessaires pour sortir une bonne partie de l’humanité de la misère la plus noire. Nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme obscène, et le lâche soulagement des Bourses, à l’annonce que la finance sera suffisamment arrosée, est une leçon de choses que nous aurons tout le temps de méditer.

Car rien n’est terminé, parce que les différentes crises s’emboîtent comme des poupées russes. La crise proprement financière a mené le capitalisme au bord de l’embolie, mais c’est la crise économique tout court qui va prendre le relais : ce qui est dorénavant à l’ordre du jour, c’est la récession économique tout court. Le FMI vient de réviser en baisse ses prévisions [2] : en 2009, la croissance serait à peu près nulle (0,5 %) dans les pays développés après un fort ralentissement en 2008 (1,5 %). La croissance mondiale, soutenue par les pays émergents et en développement ralentirait à 3 %. Pour le FMI, « la reprise n’est pas encore en vue » et ne pourra être que « graduelle quand elle arrivera ». Un tel scénario est qualitativement le seul que l’on puisse avancer. La sortie de la crise financière sera, et est déjà, extrêmement coûteuse et la récession prendra immédiatement le relais. Contrairement à d’autres épisodes similaires mais de moindre ampleur, le retour à la normale prendra un temps proportionnel aux sommes englouties, et le plus probable est un scénario à la japonaise de ralentissement durable. D’autant plus qu’il est impossible de revenir aux modèles de croissance suivis par les Etats-Unis, l’Union européenne ou même la Chine.

Les grands critiques enfarinés du capitalisme financier vont très vite se retourner, avec la violence de ceux qui ont senti le vent du boulet, contre leurs véritables adversaires : blocage des salaires au nom de l’« unité nationale », nouvelles réduction des budgets sociaux puisqu’il faut bien éponger tout l’argent public englouti, etc. Surplombant la crise économique, plane l’ombre de la crise socio-environnementale. Les prix du pétrole et des matières premières ont fortement baissé, mais est-ce que cela a effacé la montée des famines et la course folle à la consommation d’énergie ? Bien sûr que non, mais la crise immédiate va être un prétexte pour remettre à plus tard l’effort écologique nécessaire puisque ces préoccupations sont après tout une sorte de luxe.

Tout cela risque de ne pas passer sans mal: une fois l’effet de choc passé, la réalité va prendre le dessus. Est-il juste de bloquer les salaires pour pouvoir continuer à payer les dividendes ? Est-il normal d’encaisser le coût de la crise ? Est-il raisonnable d’arroser les banques sans contrepartie et de leur fournir les munitions pour la prochaine bulle ? Pourquoi a-t- on eu tant de mal à trouver 3 milliards pour le RSA alors qu’un claquement de doigts a suffi pour trouver la même somme pour sauver Dexia ? A partir de toutes ces questions, un véritable projet de transformation sociale peut gagner en crédibilité à partir de cette idée simple que l’on ne peut plus faire confiance à un système décidément aussi pourri et toxique que ses titres financiers.

[1] Investir dans le développement : plan pratique pour réaliser les objectifs du Millénaire pour le développement. Voir p.XII la liste des 10 objectifs, et le tableau 17.3 p.300 pour l’évaluation de leur coût.

[2] FMI, World Economic Outlook, October 2008.

Paru dans Regards, novembre 2008. Mis en ligne sur le site de Michel Husson.


Face à la crise financière: nationalisation et bouclier social

Interview de Michel Husson publiée dans Rouge n°2270 du 16 octobre 2008. Propos recueillis par Raphaël Duffleaux.

Comment sortir du dilemme entre laisser plonger les banques, mais au risque d’aggraver la crise au détriment des salariés, ou les sauver en faisant payer le coût de ce sauvetage par ces mêmes salariés?

Le seul moyen d’éviter ce dilemme serait une nationalisation intégrale des banques et des assurances. Il ne s’agit pas de surenchère, mais d’une réponse cohérente. Des « nationalisations », ils en font, mais elles se limitent à des prises de participation partielles et conçues comme provisoires. Ces injections d’argent public ne serviront qu’à accélérer les restructurations et en fin de compte à rétablir le profit des banques sur le dos des contribuables. Pour vraiment « ouvrir les livres de compte », consolider les créances croisées, faire le tri, ne pas se faire refourguer des titres pourris, empêcher les fuites, il faut placer l’ensemble des banques sous contrôle public.

Régulation: les repentis de la libéralisation n’ont plus que ce mot à la bouche. Mais les règles seront tournées comme elles l’ont toujours été si elles ne sont pas imposées directement. Il faut évidemment soutenir des mesures comme l’interdiction des paradis fiscaux mais on ne peut faire confiance aux autorités monétaires internationales pour réguler durablement la finance.

Cette nationalisation devrait déboucher sur la création d’un pôle financier public, parce que le crédit et l’assurance relèvent du service public. La crise a démontré que la finance privée conduit à la catastrophe sociale. Reste à réhabiliter l’idée d’un crédit public, ce qui suppose d’instaurer une gestion démocratique mettant le crédit au service des priorités sociales.

Peux-tu détailler ta proposition de «bouclier social»?

Les travailleurs ne sont pas responsables de cette crise qui a été au contraire rendue possible par le détournement de richesse au bénéfice des rentiers. Il serait intolérable qu’ils paient les pots cassés, uniquement pour que les entreprises puissent continuer à verser des dividendes. L’idée de « bouclier social » est un moyen d’affirmer cette exigence. Elle consiste à geler les dividendes à leur niveau actuel et à les transférer à un fonds de mutualisation. Ces sommes pourraient être utilisées, dans des proportions à discuter démocratiquement, au maintien du revenu des chômeurs et au financement de la Sécurité sociale, des budgets sociaux et des service publics : l’interdiction des dividendes financerait ainsi l’interdiction des licenciements, comme cela avait été proposé dans le livre Supprimer les licenciements. Les sommes potentiellement concernées sont de 90 milliards d’euros: c’est 5 % du Pib, soit exactement la même proportion que les 700 milliards de dollars prévus par le plan Paulson aux Etats-Unis.

Comment articuler ces propositions avec une bataille à plus long terme sur le salaire?

Il faut prendre en tenailles les revenus financiers en les ponctionnant directement d’un côté, et en augmentant les salaires de l’autre. Dans l’immédiat, il faut mettre en avant l’idée de l’échelle mobile des salaires, autrement dit leur indexation sur les prix, de manière à défendre le pouvoir d’achat. C’est une mesure d’urgence minimale. On pourrait la préciser en proposant que l’on retire les aides publiques aux entreprises qui ne s’y conformeraient pas. Certes, ces aides publiques devraient être supprimées à terme mais ce dispositif aurait l’avantage de permettre un contrôle des salariés à qui reviendrait la fonction d’évaluer la progression du pouvoir d’achat.

La période qui s’ouvre avec la crise doit conduire à radicaliser les alternatives autour de la notion de contrôle sur la manière dont on éponge les effets de la crise. Il faut s’appuyer sur le sentiment d’injustice par rapport à des mesures qui n’ont d’autre but que de sauver la mise des responsables du désastre. Nationalisation et contrôle répondent à cette inquiétude et représentent en même temps des incursions dans la propriété privée qui peuvent donner un contenu anticapitaliste à la défense immédiate contre les effets de la crise.


Une crise systémique globale et durable

Interview de Michel Husson pour Workers’ Liberty réalisée par Martin Thomas en mai 2008.

Comment interprétez-vous les changements intervenus depuis 25 années passés dans le système financier ? Comment doit-on apprécier la crise actuelle à la lumière de ces changements du système financier, et comment doit-on apprécier ces changements à la lumière de la crise actuelle?

Les transformations du système financier doivent être analysées à partir de deux tendances essentielles à l’œuvre depuis le début des années 80. La première est la hausse tendancielle du taux d’exploitation : à peu près partout dans le monde, la part des richesses produites qui revient aux salariés est à la baisse, et les pays émergents ne font pas exception à cette tendance. Même le FMI ou la Commission européenne en font aujourd’hui le constat.

Cette baisse de la part salariale a permis un rétablissement spectaculaire du taux de profit moyen à partir du milieu des années 80. Mais, et c’est la seconde tendance, le taux d’accumulation a continué à fluctuer à un niveau inférieur à celui d’avant-crise Autrement dit, la ponction sur les salaires n’a pas été utilisée pour investir plus. Le « théorème de Schmidt » énoncé par le chancelier allemand Helmut Schmidt au début des années 80 (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain) n’a pas fonctionné.

Cette masse croissante de plus-value non accumulée a été principalement distribuée sous forme de revenus financiers, et c’est là que se trouve la source du processus de financiarisation. La différence entre le taux de profit et le taux d’investissement est d’ailleurs un bon indicateur du degré de financiarisation. On peut aussi vérifier que la montée du chômage et de la précarité va de pair avec la croissance de la sphère financière. Là encore, la raison est simple : la finance a réussi à capter la majeure partie des gains de productivités au détriment des salariés, en modérant les salaires et en ne réduisant pas suffisamment, voire en augmentant, la durée du travail.

Les rapports entre capital productif et capital financier se sont donc profondément modifiés et les exigences d’une hyper-rentabilité viennent, par un effet de feedback, peser sur les conditions de l’exploitation. Mais on ne peut pas pour autant appliquer au capitalisme contemporain une grille de lecture « financiariste » qui consisterait à distinguer une tendance autonome à la financiarisation qui viendrait parasiter le fonctionnement normal du « bon » capitalisme industriel. Cela reviendrait à dissocier artificiellement le rôle de la finance et celui de la lutte de classes pour le partage de la valeur ajoutée. Il faut articuler correctement l’analyse des phénomènes : à partir du moment où le taux de profit augmente grâce au recul salarial sans reproduire des occasions d’accumulation rentable, la finance se met à jouer un rôle fonctionnel dans la reproduction en procurant des débouches alternatifs à la demande salariale.

Cette approche se renforce avec la prise en compte de la mondialisation. Dans la constitution progressive d’un marché mondial, la finance joue son rôle qui consiste à abolir, autant que faire se peut, les délimitations des espaces de valorisation. La grande force du capital financier est en effet d’ignorer les frontières géographiques ou sectorielles, parce qu’il s’est donné les moyens de passer très rapidement d’une zone économique à l’autre, d’un secteur à l’autre : les mouvements de capitaux peuvent désormais se déployer à une échelle considérablement élargie. La fonction de la finance est ici de durcir les lois de la concurrence en fluidifiant les déplacements du capital. En paraphrasant ce que Marx dit du travail, on pourrait avancer que la finance mondialisée est le processus d’abstraction concrète qui soumet chaque capital individuel à une loi de la valeur dont le champ d’application s’élargit sans cesse. La caractéristique principale du capitalisme contemporain ne réside donc pas dans l’opposition entre un capital financier et un capital productif, mais dans l’hyper-concurrence entre capitaux à laquelle conduit la financiarisation.

D’habitude les marxistes considèrent le taux de profit comme un indice clef de la santé du capitalisme. Mais, selon certaines estimations, l’augmentation des taux d’exploitation a engendré un important rétablissement des taux de profit depuis les années 80. Etes-vous d’accord avec cette interprétation?

L’analyse de la crise actuelle doit effectivement partir de l’évolution du taux de profit. Après les récessions généralisées de 1974-1975 et de 1980-1982, une nouvelle phase s’est ouverte dans le fonctionnement du capitalisme que l’on peut qualifier par commodité de néolibérale. Le début des années 80 correspond à un véritable tournant qui enclenche une tendance fondamentale à la hausse du taux d’exploitation qui conduit à une élévation continue du taux de profit. Pour un marxiste habitué à la baisse tendancielle du taux de profit, ce renversement de tendance peut être troublant. On peut certes tenter d’échapper à cette difficulté en cherchant à montrer que le taux de profit, correctement mesuré, aurait malgré tout tendance à baisser. Mais ces tentatives ne sont pas théoriquement fondées et, sans avoir ici le temps de le montrer en détail, je pense que l’exposé traditionnel de la baisse tendancielle est erronée.

Il est sans doute plus intéresser d’insister sur cette caractéristique fondamentale de la phase néolibérale, relativement inédite dans l’histoire du capitalisme : le rétablissement du taux de profit n’a pas conduit à une augmentation simultanée du taux d’accumulation. Ce dernier, au-delà des fluctuations (et à l’exception de l’épisode de la « Nouvelle économie » aux Etats-Unis reste à un niveau relativement bas.

Si l’on raisonne à partir des schémas marxistes de la reproduction, on se trouve face à un problème de réalisation, puisque ni la demande salariale, ni la plus-value accumulée ne progressent au même rythme que le produit social. La solution à cette difficulté repose sur le recyclage de la plus-value non accumulée, qui s’effectue à travers la financiarisation de l’économie. Ce rapide survol conduit donc à insister à nouveau sur ces deux thèses essentielles : la première est que la financiarisation n’est pas un facteur autonome mais qu’elle est le complément logique de la baisse de la part salariale et de la raréfaction des occasions d’investissement suffisamment rentables. La seconde est que la montée des inégalités sociales (à l’intérieur de chaque pays et entre zones de l’économie mondiale) est un trait constitutif du fonctionnement du capitalisme contemporain.

Les crises financières entraînent parfois, mais pas toujours, des crises dans la production et les échanges. La crise financière actuelle survient à un moment où les taux de profit sont en général élevés. Pensez-vous qu’elle entraînera malgré tout une crise grave dans la sphère productive et des échanges, et comment?

La crise actuelle n’est pas seulement une crise financière parce qu’elle remet en cause le mode de croissance aux Etats-Unis et la configuration de l’économie mondiale. Aux Etats-Unis, la croissance était fondée sur le dynamisme de la consommation entretenu par une baisse continue du taux d’épargne des ménages. Il s’agit en quelque sorte d’une croissance à crédit qui suppose l’afflux de capitaux en provenance du reste du monde pour financer le déficit commercial qui résulte d’un manque d’épargne interne. A cela s’ajoute le déficit budgétaire, qui s’explique notamment par le coût de l’intervention en Irak. Ce modèle repose donc sur un double déséquilibre, interne et externe. Dans les deux cas, la finance joue un rôle essentiel dans la gestion de ce déséquilibre : à l’intérieur, c’est elle qui a rendu possible la croissance de l’endettement, notamment sur le marché hypothécaire ; à l’extérieur elle a pour fonction d’assurer l’équilibre de la balance des paiements. La crise actuelle remet en cause ce régime d’accumulation : l’endettement des ménages est dorénavant bloqué, et les entrées de capitaux ne sont plus garanties. Par conséquent, la crise financière va probablement se traduire par une récession aux Etats-Unis, et en tout cas par un ralentissement durable de la croissance.

Ce ralentissement va-t-il se transmettre au reste de l’économie mondiale? On discute aujourd’hui de la thèse du «découplage» selon laquelle la croissance des pays émergents pourrait continuer à soutenir la demande mondiale, de telle sorte que la répercussion serait limitée. Mais c’est ne pas tenir compte de l’imbrication de l’économie mondiale qui concerne aussi les rapports entre Europe et Etats-Unis, ou entre la Chine et le reste de l’Asie. La dépendance à l’égard des exportations vers les Etats-Unis ne peut être mesurée simplement par la part qu’elles occupent dans les exportations totales de la Chine : ce serait sous-estimer les relations croisées entre la Chine et d’autres pays d’Asie. En Europe aussi, la croissance économique va ralentir, pour trois raisons : le taux de change très élevé de l’euro par rapport au dollar, le prix des matières premières importées, et des politiques économiques défavorables à la croissance et à l’emploi. Enfin, la crise peut favoriser une croissance économique plus autocentrée de la Chine qui réduirait sa contribution au commerce mondial.

Le secteur financier se nourrit de plus en plus des revenus individuels plutôt que des transactions d’affaires. Quelles sont les conséquences de ce fait pour l’impact de la crise actuelle sur les ménages populaires?

La grande question qui se pose est de savoir sur quelles couches sociales va être reporté le fardeau de la crise. La réponse diffère selon les diverses zones de l’économie mondiale, et on peut pointer ici les principales tendances. Aux Etats-Unis, il va de soi que la crise hypothécaire est en train de plonger un grand nombre de ménages dans la misère. Dans de nombreux pays en développement, la hausse du prix des biens alimentaires a déjà fait brusquement augmenter le nombre de personnes touchées par la malnutrition, voire par la famine : on paie ici les politiques agricoles néolibérales qui ont privilégié les exportations et détruit l’agriculture traditionnelle. En Europe, la politique monétaire restrictive de la Banque centrale vise à reporter sur le pouvoir d’achat des salariés l’impact de la hausse du prix des matières premières.

La morale implacable du capitalisme veut que ce soit les travailleurs qui aient aussi à payer les pots cassés des dérives du système. Pour éponger les pertes, il va falloir assainir l’économie sur leur dos en freinant la croissance, en augmentant les taux d’intérêt, et en prenant prétexte des perturbations actuelles de l’économie mondiale pour baisser encore les salaires du plus grand nombre. Selon le dernier rapport de l’Organisation Internationale du Travail, la tourmente financière pourrait, conduire à une hausse de 5 millions du nombre de chômeurs dans le monde en 2008, une année « chargée de contrastes et d’incertitudes » comme l’exprime en termes choisis son directeur général. Si ces tendances s’accentuent, elles ne pourront qu’aggraver les effets récessifs de la crise en bridant la demande. En sens inverse, cette remarque permet de souligner que l’issue de la crise est une question éminemment sociale.

Partout dans le monde, la transition vers un mode de croissance moins chaotique nécessiterait une autre répartition des revenus plus égalitaire qui permettrait de réduire le flux de liquidités à l’origine des crises financières récurrentes, de faire baisser l’intensité du commerce international (et aussi, soit dit en passant, les émissions de CO2) et de mieux répondre aux besoins sociaux. Le cas des Etats-Unis est presque caricatural, compte tenu d’un degré extraordinaire d’inégalité dans la répartition. Depuis 15 ans, seuls les 10 ou 20 % les plus riches de la population ont profité de la croissance et se sont lancé dans une frénésie de consommation. Pour retrouver un mode de croissance stabilisé, il faudrait procéder à une redistribution radicale des revenus, et là encore, on retrouve la question sociale.

Comment concevez-vous la situation actuelle du capitalisme ? Est-ce qu’il reste enlisé dans une «turbulence globale» qui trouve son origine dans les années 70 ? Ou bien a-t-il mis en place un nouveau modèle d’expansion généralisée?

Si l’on fait référence à la théorie des ondes longues d’Ernest Mandel, on se trouve face à une configuration ambivalente. D’un côté, on pourrait dire que le capitalisme a réussi puisqu’il a retrouvé un niveau élevé de rentabilité et la phase actuelle pourrait alors être caractérisée comme expansive. Mais si l’on prend comme critère le taux d’accumulation (« la loi et les Prophètes ») on pourrait au contraire parler d’un enlisement dans la phase récessive et d’une perte de dynamisme. A cela il faut évidemment ajouter deux éléments d’ordre économique : l’instabilité spécifique créée par le poids de la finance avec une série de crises à répétition, et le déséquilibre fondamental que le déficit commercial des Etats-Unis introduit dans la configuration actuelle de l’économie mondiale.

Cette ambivalence fondamentale le symptôme d’une crise systémique qui, elle aussi, est sans équivalent dans l’histoire du capitalisme, et se situe à un niveau plus profond mettant en cause les ressorts essentiels de ce mode de production. La source de cette crise est l’écart croissant qui existe entre les besoins sociaux de l’humanité et le mode de satisfaction capitaliste. La demande sociale se porte sur des marchandises qui ne sont pas susceptibles d’être produites avec le maximum de rentabilité. Cet écart se creuse selon deux dimensions principales. La première, dans les pays développés, est le déplacement de la demande des biens manufacturiers (à forte productivité) vers des services auxquels sont associés de moindres gains de productivité et donc de moindres perspectives de profit.

Aucun débouché n’a pris le relais à une échelle suffisante pour jouer le même rôle que l’industrie automobile durant la phase « fordiste » précédente. La seconde dimension est géoéconomique et résulte de la mondialisation : celle- ci tend à créer un marché mondial, autrement dit un espace élargi de valorisation. Les moindres niveaux de productivité des secteurs les moins avancés sont directement confrontés à des exigences de rentabilité alignées sur les performances des pays ou des entreprises les plus performantes. Il en résulte un effet d’éviction (crowding out) qui fait qu’un certain nombre de productions et donc de besoins sociaux qu’elles pourraient satisfaire, ne sont plus éligibles compte tenu des critères d’hyper-rentabilité auxquels elles se trouvent confrontées.

Dans ces conditions, la reproduction du système passe par un double mouvement, d’extension du domaine de la marchandise et de refus de répondre aux besoins non rentables. Le capitalisme contemporain est donc un « pur capitalisme » en ce sens qu’il a réuni les conditions qu’il revendique lui- même pour un fonctionnement optimal de son point de vue. Plutôt qu’une amélioration du bien-être social, la concurrence pure et parfaite, débarrassée des réglementations, rigidités et autres distorsions, fait apparaître une absence totale de légitimité, puisque la régression sociale est explicitement revendiquée comme la principale condition de réussite du système.

Depuis les années 70 au moins, le point de vue le plus courant parmi les marxistes est que les Etats-Unis sont en train de perdre leur position hégémonique. Croyez-vous que l’hégémonie des Etats-Unis soit vraiment remise en cause ? Ou qu’elle le sera dans un avenir prochain? Cet affaiblissement va-t-il engendrer des déséquilibres et des crises dans le système?

L’hégémonie des Etats-Unis avait ceci de paradoxal qu’elle reposait, depuis deux décennies, sur l’importation et non sur l’exportation de capitaux, contrairement à toutes les définitions classiques de l’impérialisme. Aucun autre pays n’aurait pu se permettre un tel déficit commercial sans se heurter à une crise de la monnaie, et c’est bien la position de puissance dominante qui a permis aux Etats-Unis, sur la dernière période, de laisser baisser le cours du dollar. On peut donc parler de la « baisse impériale du dollar » en ce sens que, sur la période récente, la force des Etats-Unis s’est mesurée à la faiblesse de leur monnaie. Outre le fait que le dollar fonctionnait comme monnaie mondiale, il y avait dans cette situation des déterminations plus objectives : la stabilité des placements offerts, notamment les bons du Trésor, et les rendements relatifs.

Mais l’afflux permanent de capitaux pouvait s’expliquer aussi, à partir du milieu des années 90, par l’accélération des gains de productivité aux Etats-Unis. Ce phénomène semblait marquer la réaffirmation de la suprématie des Etats-Unis dans la sphère productive elle-même, comme lieu dynamique d’innovation et donc de rentabilité. Il était au fondement de la « nouvelle économie » et à l’essor boursier qui l’a accompagnée. C’est pourquoi la question de savoir si le bond en avant de la productivité constituait la base matérielle d’une nouvelle phase expansive ou un cyclehigh tech est absolument décisive. Dans le premier cas en effet, les fondements de l’hégémonie des Etats-Unis seraient renouvelés sur la base d’une avance productive objective. Avec le recul du temps, les faits semblent désormais confirmer la thèse du cycle high tech. La productivité horaire du travail aux Etats- Unis a en effet ralenti au cours des dernières années et est revenue à un taux de croissance inférieur à 2 %, comparable à celui qui a prévalu durant les trois décennies précédant la nouvelle économie. Celle- ci apparaît alors comme une parenthèse renouant provisoirement avec le rythme de la phase expansive qui s’était achevée en 1967.

Pensez-vous que les discussions des dernières années sur la montée des pays « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine) - et peut-être d’autres comme la Corée du Sud, le Mexique ou l’Afrique du sud - soient une question du journalisme superficiel? Ou qu’elles reflètent un changement réel des rapports de forces capitalistes à l’échelle mondiale?

La montée des pays émergents représente manifestement une inflexion majeure dans la configuration de l’économie mondiale. On peut la repérer objectivement par les taux de croissance relatifs des différentes régions du monde. Mais le changement le plus spectaculaire concerne l’inversion des flux de capitaux, autrement dit le fait que les pays émergents sont devenus des créanciers nets. Le sauvetage récent de banques des pays les plus riches par des fonds souverains de pays du Sud en est la manifestation la plus spectaculaire. On peut parler ici d’un « effet boomerang » de la mondialisation qui met en cause la notion classique d’impérialiste sans parler des théories mainstream. Cela dit, il subsiste évidemment d’immenses zones de dépendance « classique ».

Cette configuration nouvelle fait peser des incertitudes quant à sa soutenabilité à moyen terme. Elle repose en effet sur les excédents commerciaux réalisés par les pays émergents et qui sont , pour certains d’entre eux, gonflés encore par la hausse des prix des matières premières. La contrepartie principale de ces excédents se trouve du côté du déficit des Etats-Unis qui a besoin d’une entrée régulière de capitaux.

Mais avec la récession et la baisse des taux d’intérêt, la dépréciation continue du dollar, les capitaux ne sont pas vraiment incités à se placer aux Etats-Unis. Aujourd’hui, ce sont en fait les Banques centrales des pays émergents qui financent le déficit US et il s’agit donc d’un choix purement politique qui n’a pas de raison de se maintenir éternellement. Objectivement, les banques centrales auraient intérêt à détenir des avoirs en euros plutôt qu’en dollars ou au moins un mix mieux équilibré entre les deux.

Si on regarde maintenant le versant productif, la contrepartie des excédents des pays émergents se trouve dans une extraversion de leurs économies qui implique un blocage de la demande interne et, pour la majorité de la population, une progression du pouvoir d’achat bien inférieure à la croissance de l’économie. Ce schéma n’est pas tenable et il va inévitablement conduire à des luttes sociales susceptibles de déboucher, un peu à l’image de la Corée du Sud, sur un mode de croissance plus autocentré, et donc sur une réduction des excédents. Mais c’est une perspective de moyen terme qui n’est pas une solution immédiate à la crise. C’est pourquoi l’économie mondiale est entrée pour un temps indéterminé dans une période d’approfondissement des guerres commerciales et des contradictions inter-capitalistes qui est lourde de menaces.

Pensez-vous que les désordres économiques actuels vont évoluer de façon à provoquer des crises économiques dans les pays «BRIC»? Comment appréciez-vous la probabilité que l’afflux énorme vers les Etats-Unis de capitaux en provenance d’Asie et des pays exportateurs de pétrole va se tarir, et qu’on assistera par conséquent à un déclin désastreux du dollar ? A l’occasion des désordres actuels? Ou dans les années à venir?

Le dollar a déjà atteint un minimum historique et, comme son sort dépend aujourd’hui du comportement des Banques centrales des pays à excédent, il peut difficilement descendre plus bas. On ne peut donc compter sur une dépréciation supplémentaire du dollar pour équilibrer la balance des paiements des Etats-Unis. Il faudra sans doute une dose de récession mais surtout un ralentissement durable de la croissance. De ce point de vue, le principal résultat de la crise des subprimes est sans doute d’avoir mis un point final définitif au mode de croissance des Etats-Unis mis en place à l’époque de Reagan.

Ensuite, plutôt qu’un exercice de pure prospective, il est sans doute plus stimulant de réfléchir sur les coordonnées d’une configuration plus équilibrée de l’économie mondiale. Le moyen de dégonfler la sphère des échanges mondialisés et de résorber les déséquilibres mondiaux, est au fond partout le même : il consisterait à recentrer l’activité économique sur la demande intérieure, autrement dit sur la satisfaction des besoins sociaux. Mais cette voie implique une remise en cause radicale des tendances actuelles de ce « pur capitalisme », et même une récession ne suffirait sans doute pas à enclencher une telle réorientation. La réaction spontanée de défense des intérêts sociaux du capitalisme va aller en sens contraire, tant il est difficile de la part des possédants de renoncer aux sommes considérables qu’ils extorquent, au-delà de toute mesure, aux salariés du monde entier.

Admettons malgré tout que cette année soit marquée par un ralentissement très inégal de l’économie mondiale, qui ne se transforme pas en récession généralisée. Même dans ce cas de figure, 2008 va montrer à quel point le fragile équilibre de l’économie mondiale est peu « soutenable » et se trouve aujourd’hui au bord de la rupture. Comme on vient de le voir, les Etats-Unis pourront difficilement continuer à faire financer par le reste du monde un déficit commercial abyssal ou espérer le réduire grâce à la chute sans fin du dollar, sans que cela fasse éclater de nouvelles tensions avec la Chine et l’Europe. Les dysfonctionnements structurels de l’Union européenne vont eux aussi apparaître dans toute leur clarté. Enfin, le mode de croissance des pays émergents, qui misent tout sur les exportations, va également montrer ses limites.

2008 va ainsi permettre de comprendre le contenu social de la configuration actuelle de l’économie mondiale : ses déséquilibres renvoient au caractère profondément inégalitaire des arrangements sociaux qui la sous-tendent. Au-delà des différences évidentes qui existent entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe, ces trois grands pôles ont un trait fondamental en commun qui est la baisse régulière de la part des richesses qui revient à ceux qui la produisent. C’est cette tendance qui crée le surendettement et le déficit aux Etats-Unis, le chômage en Europe, ainsi que la priorité aux exportations et la suraccumulation en Chine.

L’autre morale que l’on pourrait tirer de cette histoire est que la légitimité du capitalisme est aujourd’hui profondément atteinte. Les succès qu’il enregistre sont directement proportionnels aux régressions sociales qu’il parvient à imposer, sans compensation ni contrepartie. Même si les rapports de force sont en sa faveur, une chose au moins devrait être claire : les projets visant à réguler, discipliner ou humaniser un tel système relèvent dans le contexte actuel d’une pure utopie, au mauvais sens du terme.

Version française d’une contribution au site de Workers’Liberty (Etats-Unis)

Voir ci-dessus