Au delà de la Coupe du monde, l’Afrique du Sud en révoltes
Par Peter Dwyer, Leo Zeilig Bertold de Ryon le Mercredi, 16 Juin 2010 PDF Imprimer Envoyer

Aux récentes images de Sud-Africain-e-s en liesse à l’approche de la Coupe du monde auraient dû succéder celles de Sud-Africain-e-s construisant des barricades, alors qu’une nouvelle vague de manifestations et de grèves balaie le pays. Dans des scènes évoquant l’apartheid, la police affronte des manifestant-e-s et à des ouvrier-e-s en grève, tirant à coup de lacrymogènes, de balles en caoutchouc et de munitions réelles.

Cette vague de mobilisations arrive un an seulement après l’élection, en avril 2009, de Jacob Zuma. Ce dernier était vu par beaucoup, notamment par ses soutiens de l’imposant Congrès des syndicats sud-africains (Cosatu) et du Parti communiste (Sacp), comme représentant un nouveau départ pour le gouvernement ANC, après 12 ans de politiques néo-libérales. C’est pourquoi les récents mouvements en ont pris beaucoup par surprise, des commentateurs exprimant leur incrédulité face à le mécontentement envers un gouvernement élu à 66%. Dans une tentative de dévier la colère exprimée dans les manifestations pour de meilleurs services publics, le gouvernement a blâmé «l’incompétence des municipalités» et a plaidé pour qu’on lui laisse le temps de purger les conseillers inefficaces et corrompus. Il a même menacé de prendre le contrôle de municipalités soi-disant «défaillantes». Toutefois, les manifestant-e-s font porter la responsabilité des défaillances des services publics sur les conseillers locaux et les politiciens ANC corrompus.

Les manifestations dans les townships ont coïncidé avec la recrudescence de grèves nationales ces dernières années. Elles suivent la grève d’un mois de 2007 qui fut la plus longue et la plus large grève du secteur public de l’histoire de l’Afrique du Sud, avec plus de 700 000 grévistes et 300 000 autres travailleurs, pour qui faire grève était illégal, prenant part aux différentes formes de protestation. En août 2008, une autre grève générale paralysa l’économie quand le Cosatu mobilisa contre la hausse des prix des produits alimentaires et du carburant, qui suivit celle de 2, 75% de l’électricité. Depuis début 2009, il y a eu 24 mobilisations majeures dans tout le pays et les membres du gouvernement considèrent que le nombre de manifestant-e-s excédera cette année celui de 2007 et de 2008.

Richesses pour certain-e-s, pauvreté pour (beaucoup) d’autres

Bien que l’Afrique du Sud soit parmi les pays d’Afrique aux meilleures performances économiques, tout le monde n’en a pas bénéficié de manière égale. Depuis la fin des années 90, l’économie de l’Afrique de Sud a observé 6% de croissance par an et l’inflation a été réduite de 6%, comme d’autres économies africaines. Ceci a cependant été le fruit de politiques néolibérales avec un contrôle strict des dépenses et des services publics, qui a touché le plus durement les pauvres à mesure que l’argent a été détourné des dépenses publiques à travers des allègements d’impôts pour les riches et les classes moyennes. L’augmentation de certains postes au budget gouvernemental n’est pas venue d’un changement fondamental de politique macro-économique, mais par la mise en valeur de l’efficience fiscale. De telles «économies fiscales», expliquent le COSATU et d’autres, se font au détriment des dépenses en faveur du monde du travail.

Les gouvernements ANC ont trouvé l’argent pour remplir les poches des grandes entreprises avec des milliards d’euros de réductions d’impôts, avec la taxe sur les entreprises qui était de 50% au début des années 90 passée à 30% aujourd’hui. La croissance économique des dernières années est liée à une croissance de la demande globale, particulièrement en Chine, pour les produits manufacturés et les matières premières d’Afrique du Sud. Comme ailleurs dans le monde, ceci a coïncidé avec un boom financier et spéculatif engendrant une montée en flèche des prix de l’immobilier de 400% – plus qu’aux États-Unis et en Irlande. Alors qu’il y a eu des investissements en infrastructure, cela a été réalisé par des partenariats public-privé similaires avec ces grosses sommes investies dans des projets touristiques comme les stades de foot de la Coupe du monde et un réseau ferroviaire rapide pour l’élite, qui évite Soweto, entre Johannesburg et Pretoria qui servira surtout aux migrations pendulaires des riches et des classes moyennes.

La proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a diminué de 58% en 2000 à 48% en 2005 et beaucoup de familles ont eu accès à des programmes de réduction de la pauvreté. Mais beaucoup de foyers et de communautés restent piégées par la misère. 75% des enfants noirs vivaient dans la pauvreté en 2007, contre 43% d’enfants «de couleur», 14% d’Indiens et 5% de blancs. Le gouvernement prétend avoir construit plus de 2 millions de nouveaux logements mais il y a toujours 2000 habitations informelles dans tout le pays dans lesquels les gens vivent sans sanitaires ni électricité, dans des cabanes faites de taule ondulée et de matériaux récupérés. Près de 10 incendies par jour tuent des centaines de personnes tous les ans. La colère et l’amertume des rêves brisés de libération rongent ainsi le tissu social. Une rage qui s’exprime aussi à travers les 50 personnes assassinées par jour. Les chiffres de la criminalité ont certes diminué ces dernières années, mais ils sont toujours élevés par rapport à la moyenne internationale.

Officiellement, le chômage est situé à 23%, mais les observateurs les plus sérieux et les militant-e-s l’estiment à plus de 40%. Un chiffre qui risque de monter alors que la crise globale commence à poindre dans un pays dont la récente fortune économique a été le produit d’une demande pour des marchandises comme le charbon, l’or ou le platine. C’est pourquoi les demandes d’emplois et de salaires décents sont au cœur des revendications des manifestant-e-s. Dans ce pays, le travailleur moyen doit nourrir 5 membres de sa famille. Lors des manifestations les média n’ont d’ailleurs pas manqué de noter le jeune âge de nombreux participant-e-s. 1 jeune sur 2 entre 18 et 24 ans est au chômage, et alors que la jeunesse a joué un rôle symbolique et de premier ordre depuis les révoltes de Soweto en 1976, il n’est pas surprenant qu’elle se soit impliquée. Malgré sa récente promesse de créer 500 000 emplois, le président Zuma a reculé et statué que « ce ne sont pas des emplois permanents que l’économie devrait créer, mais des opportunités qui devraient aider notre peuple à survivre à court terme».

Zuma

Il est important de comprendre la signification de l’élection de Jacob Zuma et les attentes qu’il a suscitées. Zuma, à la différence de Thabo Mbeki, est vu comme un «homme du peuple» et un ami des travailleurs ayant la volonté d’écouter les syndicats. Zuma et ses soutiens (dont le COSATU et le SACP) ont longuement expliqué que ce dernier avait été persécuté par Mbeki et ses partisans. En septembre 2008, Mbeki, alors président, était démis par le Comité exécutif national de l’ANC après un verdict judiciaire qui suggérait que Mbeki, ou des membres du gouvernement, avaient pu interférer avec la décision de la National Prosecuting Authority pour poursuivre Jacob Zuma sur une affaire de corruption liée à la vente d’armes. Cela a conduit à une rupture dans l’ANC et à la formation d’un nouveau parti politique – le Congrès du Peuple (COPE) – par les partisan-e-s de Mbeki, dirigé par des multi-millionnaires noirs. En janvier 2009, Zuma était à nouveau poursuivi pour corruption mais, quelques semaines avant l’élection, les charges tombèrent, lui pavant la voie pour devenir président du pays.

Il y existe, à gauche, l’idée que Mbeki a été remplacé à cause de conflits internes à l’ANC. Mais ces conflits reflètent la colère et la frustration envers ses politiques néo-libérales et le destin de Mbeki n’était pas scellé par des manœuvres internes mais par les grèves générales et les manifestations de ces dernières années auxquelles Zuma s’est intelligemment associé pour gagner le soutien du SACP et du COSATU. En ayant l’air de persécuter Zuma, Mbeki a renforcé sa popularité et en a fait un nouveau leader pour des millions de mécontent-e-s. Toutefois, Zuma n’est pas un radical. Il était vice-président sous Mbeki et ne protesta pas contre les politiques favorables aux entreprises de Mbecki ni ses remarques scandaleuses sur le VIH et le sida selon lesquelles il n’y aurait pas de lien entre les deux phénomènes.

Zuma est un pragmatique qui a tenté, jusqu’à présent de manière satisfaisante, de rassurer les capitalistes qu’il ne basculerait pas vers la gauche. Présenté comme un homme de gauche par ses soutiens, il parle plus comme un républicain américain, comme l’a dit un éditorialiste, avec ses appels à une action plus dure contre la criminalité et à des marchés plus libres. Avant son élection, le conseiller le plus proche de Zuma, l’ancien dirigeant syndical Gwede Mantashe, rencontra les investisseurs de Cape Town et souligna les façons d’accélérer la hausse des investissements en Afrique du Sud, de combattre le crime et d’offrir progressivement un filet social de sécurité, disant que la présidence de Zuma ne consisterait pas à opposer «les entreprises contre les pauvres» mais à «créer un environnement pour les entreprises tout en se tournant vers les besoins des pauvres.» Un peu avant son élection, Zuma parla d’établir un «pacte» entre les entreprises, le gouvernement et les syndicats pour répondre aux bas salaires, aux grèves et à l’inflation. Les grèves et les manifestations ont fait volé en éclat cette perspective, et au lieu d’apporter la paix sociale le Financial Times note qu’«il y a une sale, imprévisible humeur chez les pauvres sud-africains».

L’Alliance

On parle toujours du fait que l’alliance entre l’ANC, le COSATU ou le SACP puisse se briser mais beaucoup des principaux militant-e-s considèrent encore qu’il est mieux de travailler à l’intérieur de l’Alliance. Zuma prévenait d ailleurs ainsi les militant-e-s avant la violente rupture dans l’ANC : «...une chose que nous savons d’après des décennies d’expérience. Personne ayant quitté l’ANC, quelle qu’en soit la raison, n’est parvenu à se distinguer.» L’Alliance est rongée par des contradictions et des tensions résultant de la confusion entourant la manière de comprendre l’ANC, avec les dirigeant-e-s du très radical syndicat des mineurs déclarant par exemple que les manifestations sont le résultat de politiques dirigées par les «agents néo-libéraux du gouvernement» et accusant certains protestataires d’être «des forces opportunistes et réactionnaires» qui manipulent les mouvements des townships.

Il est clair en tout cas que les grèves militantes et les protestations des townships de ces dernières années ont eu pour effet de rompre le consensus néo-libéral au sein de l’Alliance. Avec l’élection de Jacob Zuma beaucoup espéraient que cela conduirait à une nouvelle période de stabilité sociale. 15 ans de gouvernement ANC ont vu l’Afrique du Sud devenir le pays le plus inégalitaire au monde mais aussi sa capitale protestataire. En mai 2008, les chiffres de la police et du gouvernement notèrent qu’entre 1997 et 2008 il y avait eu 8695 incidents liés au contrôle de la violence ou de l’agitation des foules et 84 487 incidents liés au contrôle de foules et de manifestations pacifiques.

Et alors que les précédentes protestations avaient été centrées sur des questions comme le manque d’eau et le logement, les récentes manifestations ont été plus généralisées et plus violentes. Comme le protestataire Mzonke Poni le dit aux journalistes : « À chaque fois que le gouvernement ANC échoue à tenir parole, il se trouve des excuses et en fait le reproche à des individus. Il est vrai que ses conseillers manquent d’engagement et de talent, mais il faut aussi blâmer la direction nationale – et pendant ce temps les gens souffrent. La seule façon de se faire entendre par le gouvernement est d’exprimer notre colère et notre rage et alors ils comprennent ce que nous ressentons».

La Coupe du monde n’offre à l’Afrique du Sud rien d’autre que ce qu’elle a toujours connu: la séduisante illusion du développement par les grands stades, la publicité internationale, et le tourisme footballistique. La réalité ne changera pas pour celles et ceux qui désiraient un vrai changement avec la fin de l’apartheid ou qui espéraient que la victoire de Zuma l’an dernier implique une rupture avec les politiques dévastatrices qui ont plongé l’Afrique du Sud plus profondément dans la pauvreté.

Mais le climat de rébellion, qui est depuis longtemps un invariant pour les pauvres sud-africain-e-s, crée d’immenses opportunités et défis aux révolutionnaires pour aider à organiser des protestations, et à unifier les luttes des chômeur-euse-s pauvres des townships et les travailleur-euse-s pauvres dans la direction d’une alternative politique qui puisse commencer à défier la domination de l’ANC.

Peter Dwyer, Leo Zeilig. Traduit de l’anglais par Félix Boggio


Afrique du Sud : Un autre regard

Bertold de Ryon et Jacob Zuma

Un pays va se célébrer lui-même. Comme il est inévitable en pareilles circonstances, les yeux du monde seront tournés vers l’Afrique du Sud, du 11 juin au 11 juillet, pendant que la Coupe du monde de football se dispute dans ce pays de 49 millions d’habitants. Ce sera l’occasion de mettre en avant les succès de la « nation Arc-en-ciel » (ce terme un peu lyrique étant, aujourd’hui, beaucoup plus répandu en dehors de l’Afrique du Sud, qu’au pays lui-même).

Au niveau politique, une avancée importante n’est certes pas à nier. Depuis les premières élections dites « multiraciales » en 1994, l’Apartheid avec ses 1.700 lois réglant en détail la ségrégation « raciale », appartient définitivement au passé. Le pouvoir est passé des mains de l’ancien régime uniquement « blanc » au gouvernement de l’ANC (Congrès national africain), un parti « mixte », mais dont les Noirs forment l’essentiel de la base.

Ce n’est pas rien. Cependant, tout n’est pas réglé pour autant pour la masse de la population noire opprimée. Loin s’en faut. Sur le plan économique et social, l’Afrique du Sud passe aujourd’hui pour le deuxième pays le plus inégalitaire du monde, celui où les écarts de richesse sont parmi les plus grands. Et cette répartition entre richesses et pauvreté demeure profondément « racialisée ». 90 % des terres agricoles appartiennent à des Blancs. Il existe un sous-prolétariat blanc (« white trash »), cependant il n’y a que 03,6 % de la population blanche à vivre en dessous du seuil de pauvreté, contre pas moins de 49 % des Noirs sud-africains. A ce niveau, le changement essentiel de l’ère post-Apartheid n’a pas été l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, parmi les Noirs et au-delà. Il réside plutôt dans la montée rapide d’une petite élite « noire », d’une bourgeoisie affairiste et s’enrichissant grâce aux liens avec le pouvoir politique et (bien souvent) grâce à la corruption. Cette nouvelle bourgeoisie a laissé la grande majorité de la population noire, dont elle est issue, derrière elle. D’autant plus grandes sont les frustrations de nombreux habitants. Les inégalités criantes engendrent d’ailleurs une criminalité extrême et souvent excessivement violente.

Cependant, l’approche de la Coupe du monde a eu des effets bénéfiques pour une partie des travailleurs et des pauvres. Non pas à cause de la seule joie de voir leur pays organiser les matchs : quand un billet d’entrée coûte dix salaires hebdomadaires d’un travailleur pauvre, il pourra tout au plus suivre la Coupe à la télévision, comment si elle se déroulait à l’autre bout du monde. Non pas, non plus, à cause des miettes tombées de la table des riches. Mais, avant tout, à cause de l’amélioration des conditions de lutte qu’a favorisée l’approche du championnat.

En juillet 2009, déjà, c’étaient 70.000 travailleurs occupés à ériger les six nouveaux stades pour la Coupe de monde (dont une partie construite par BOUYGUES) qui entrèrent en grève, pour améliorer leurs conditions salariales. Les maîtres d’œuvre étaient pressés de faire avancer les travaux, soucieux de les voir prendre du retard. Ainsi ils ont dû lâcher du lest. Au petit matin du 14 juillet 2009, un accord salarial a été conclu, ouvrant la voie à la reprise du travail. Depuis février 2010, plusieurs grands mouvements sociaux des habitants ont eu lieu dans les « townships » (bidonvilles) pour demander l’amélioration des conditions de vie. Le 14 avril, la Chambre du commerce sud-africaine (SACCI) s’est déclarée « soucieuse » de la grève massive des salariés des services communaux. La veille, 130.000 d’entre eux et elles avaient entamé une grève à l’appel du syndicat SAMWU, paralysant les transports locaux. Dans plusieurs villes telles que Johannesburg ou Cape Town, des « services d’urgence » ont dû être créés pour garantir l’approvisionnement des magasins pendant les préparatifs à la Coupe. En parallèle, des négociations salariales ont été ouvertes avec le SAMWU. Le même jour, une rencontre eut lieu entre l’ANC (parti au gouvernement) et la COSATU, la confédération sud-africaine des syndicats qui lui était autrefois proche. La discussion a été décrite comme « sanglante » par des participants.

Le week-end des 15 et 16 mai, ce furent 46.000 salariés des transports qui ont commencé une grève dans les chemins de fer et les ports, exigeant une augmentation des salaires de 15 %, ensemble avec d’autres revendication. Les exportations (de métaux, de fruits, de vins…) étaient « paralysées » ou freinées pendant trois semaines. La grève s’est terminée le 27 mai par un accord salarial. Les syndicats luttent aussi contre des menaces de privatisation dans les transports.

Tiré du site « Afrique en Lutte »

Voir ci-dessus