Méthodes de voyou contre le GIEC. A propos du livre de Claude Allègre et de l’offensive des « sceptiques »
Par Daniel Tanuro le Mercredi, 21 Juillet 2010 PDF Imprimer Envoyer

Claude Allègre a pris la tête de la croisade des « sceptiques » francophones contre le changement climatique. Dans son dernier livre (1), un pamphlet parsemé de règlements de comptes venimeux, l’ancien ministre de Lionel Jospin dit sa conviction que « l’homme n’a pas les moyens d’agir globalement sur le climat » (p. 35). Se campant complaisamment dans le rôle d’un Galilée moderne, le géologue se drape dans ses titres scientifiques pour dénoncer une « imposture » montée de toutes pièces par « la mafia climatique » (p. 147) du GIEC. Face à ce « gang » (p.252) et à son « système totalitaire » (p. 145) « digne de ce qui a régné en Union soviétique ou en Occident au Moyen Age» (p. 232), M. Allègre a choisi la « Résistance » (p. 130)…

« L’imposture climatique » entraîne le lecteur au cœur d’un complot hallucinant: une « minorité agissante » (p. 228) composée d’une trentaine de « scientifiques de second rang » (p. 194), « soigneusement sélectionnés » (p. 235) aurait réussi à imposer une « idéologie du réchauffement » (p. 186) à la planète toute entière. Pour quoi faire ?... « Pour sauver leurs équipes de recherche » (p. 229). Menacés par l’impossibilité de réaliser leurs promesses et de pousser les prévisions du temps au-delà de trois à quatre jours de distance, des « technoscientifiques » de la météorologie, tels que J. Hansen aux USA et J. Houghton en Grande-Bretagne, se seraient recyclés en climatologues. D’emblée, ils auraient opté pour « l’alarmisme », afin d’être sûrs que leurs recherches bénéficient longtemps des plus importants crédits. Ces « scientifiques dévoyés, ambitionnant l’argent et la gloire» (p. 233) auraient alors « infiltré petit à petit la quasi-totalité des revues scientifiques ( notamment Nature et Science !) pour empêcher toute discussion contradictoire sur le sujet » (p. 232). Une fois maîtres du savoir, ils auraient mis dans leur poche « des politiques peu nombreux mais fanatisés à l’idée de sauver le monde et de se faire un nom », tels que … Margaret Thatcher et Tony Blair…

Claude Allègre contre le colonel Olrik

Au terme de dix ans, « le gang » du GIEC serait parvenu à ses fins grâce à l’aide de « quelques hauts fonctionnaires de l’ONU» (p.233) soutenus en coulisses par de « gigantesques intérêts économiques ». Vous croyiez naïvement que la politique climatique est sous pression des lobbies du pétrole, du gaz, du charbon, de l’automobile, de la pétrochimie, de l’agrobusiness, de la construction navale, des transports, de l’atome,… ? Erreur ! Tout est piloté depuis la coulisse par d’autres forces, bien plus puissantes, et occultes. A leur tête, un homme, sincère certes, mais à qui le crime profite : l’ex vice-président des USA, Al Gore, capitaliste vert. M. Allègre s’interroge : « Par ce biais (la lutte contre le changement climatique), n’a-t-il pas retrouvé son ambition initiale de devenir le maître du monde ? » (p. 258).

Le scénario est digne des bandes dessinées d’E.P. Jacobs, où Blake et Mortimer affrontent l’insaisissable colonel Olrik. « L’imposture climatique » décrit un monde de politique-fiction dans lequel une poignée de scientifiques médiocres musèlent des milliers de confrères critiques et hypnotisent les représentants des Etats au point de leur faire écrire des résumés encore plus alarmistes que leurs propres rapports. Faut-il dire que cette présentation est à l’opposé de la réalité ? Il suffit de comparer les textes : le rapport intégral du GIEC (3 000 pages, et non mille) contient bien des éléments alarmants que les scientifiques ne parviennent pas à faire inscrire dans le « résumé à l’intention des décideurs », parce que les gouvernements s’y opposent, sous pression des lobbies industriels. M. Allègre se trompe d’ailleurs sur le fonctionnement du GIEC et ses instances: il impute le rapport intégral, le résumé technique et le résumé à l’intention des décideurs aux groupes de travail un, deux et trois, respectivement. En réalité, ces trois groupes rédigent chacun une partie du rapport intégral, et chaque volume contient un résumé technique et un résumé à l’intention des décideurs ! Quel crédit accorder à un « expert » qui présente les rapports de forces à l’envers et commet des fautes aussi manifestes ?

Café du commerce

Sur le plan scientifique, l’ouvrage de M. Allègre est dénué du moindre intérêt. Dès les premières pages, l’auteur assène un argument digne du café du commerce : les hivers froids dans nos régions ces dernières années indiqueraient « clairement un refroidissement » pour « l’ensemble de l’hémisphère nord » (p. 57). Il suffirait donc de regarder par la fenêtre pour savoir si la Terre se réchauffe?! Il n’en est évidemment rien : cette année, l’Europe occidentale a grelotté de décembre à mars, mais le mois de janvier 2010 était globalement le plus chaud depuis trente ans (2). M. Allègre le sait, ou devrait le savoir. Mais il fait flèche de tout bois.

Mensonges, fausses citations, graphiques bidouillés, références trafiquées : journaliste scientifique à Libération, Sylvestre Huet a listé les procédés de maquignon utilisés par l’ancien ministre (3). Tout le monde a droit à la faute mais, à une dose pareille, c’est de mauvaise foi qu’il s’agit. Ajoutons un exemple. M. Allègre affirme, catégorique : « Non, la glace ne fond pas (en Antarctique). Même en été les températures de l’Antarctique sont toujours au moins quinze degrés sous zéro » (p.68). C’est faux : au niveau de la Péninsule antarctique, les températures estivales sont fréquemment positives et le réchauffement observé depuis 1950 atteint jusqu’à 0,53°C par décennie (4). Non seulement la glace y fond, mais en plus les plateaux de glace se désintègrent rapidement. Selon le British Antarctic Survey, ils ont perdu 25.000 km2 depuis les années cinquante (5).

Le danger d’un accident brutal est ici très réel. M. Allègre le balaie sous le tapis en affirmant (pp. 66-68) que le recul de la glace de mer ne fait pas monter le niveau des océans, ce qui est une évidence ; mais il met un trait d’égalité entre ce recul et la rupture des plateaux de glace qui bordent l’Antarctique. Or, ces plateaux sont le prolongement des glaciers terrestres. Comme ils n’ont que ( !) cent à deux cents mètres d’épaisseur, leur dislocation a un effet limité sur le niveau des océans. Mais elle déséquilibre les glaciers et accélère leur glissement vers la mer. Voici comment le Comité Scientifique sur la Recherche en Antarctique caractérise la situation: « On a observé récemment la succession, soudaine et très probablement induite récemment, de désintégrations de plateau de glace suivies d’une importante accélération des glaciers qui les alimentaient. Plus peut-être que n’importe quel autre phénomène isolé, ces événements accroissent la préoccupation quant à l’ impact que le changement au niveau de réservoirs de glace beaucoup plus grands aurait sur le niveau global des océans, dans le futur proche » (6). L’inquiétude porte principalement sur l’Antarctique Ouest, où la calotte atteint 4km d’épaisseur.

Claude Allègre révise la physique

La question clé, on le sait, est celle du rôle du CO2 provenant de la combustion des combustibles fossiles, donc de la nature « anthropique » du réchauffement. Sur ce point, la mauvaise foi de l’ex-ministre n’a d’égal que son incohérence : il admet que le CO2 est un gaz à effet de serre, il admet qu’un tiers du CO2 émis par l’économie mondiale dépasse les capacités d’absorption par les plantes et par les océans, il reconnaît implicitement que ce gaz s’accumule dans l’air au point que sa concentration pourrait doubler par rapport à l’ère préindustrielle, mais… nie qu’il puisse en résulter un réchauffement! Pour lui, « cela reste une hypothèse de travail qu’il faut démontrer et chiffrer » (p. 41), et il n’y croit pas. Cette affirmation remet en cause 150 ans de travaux sur la chimie de l’atmosphère. M. Allègre cherche ici à renverser la charge de la preuve : en réalité, c’est à lui de démontrer que la hausse de la concentration atmosphérique en CO2 n’a pas et n’aura pas pour effet un réchauffement. S’il y parvenait, il mériterait le Prix Nobel…

La capacité de la vapeur d’eau, du méthane, du CO2 et d’autres gaz d’absorber le rayonnement infrarouge de la terre vers l’espace est bien établie depuis les expériences de John Tyndall, en 1859. M. Allègre ne remet pas cet acquis en question. Mais, du fait que la cause principale de l’effet de serre naturel est la vapeur d’eau, et que le CO2 n’est présent dans l’air qu’à l’état de traces, il croit pouvoir déduire que la présence croissante de ce gaz ne provoque aucun effet de serre additionnel.

Sa démonstration est d’une faiblesse affligeante : « La vapeur d’eau est un gaz à effet de serre beaucoup plus efficace sur terre que le CO2 », écrit-il. Et alors? La vapeur d’eau est cause de 60% de l’effet de serre naturel, et le CO2 de 30% environ ; mais le premier de ces gaz est trente fois plus abondant que le second. Par unité, c’est donc le CO2 qui est « un gaz à effet de serre beaucoup plus efficace ». D’ailleurs, la vapeur d’eau ne reste dans l’air que quelques jours (à partir d’un certain point, elle se condense et tombe en pluie), de sorte que l’activité humaine n’a qu’une influence négligeable sur sa concentration atmosphérique. Il n’en va pas de même avec le CO2 : ce gaz s’accumule et, contrairement à ce qu’affirme M. Allègre, on peut, en dépit de certaines incertitudes (sur le rôle des nuages, principalement), simuler l’effet sur la température des différentes concentrations possibles. (7)

Le danger populiste

En dépit de toutes ces erreurs, on aurait tort de sous-estimer l’impact de la prose de M. Allègre. (8) Incapables de prendre les mesures drastiques qui s’imposent, les gouvernements des pays développés semblent tentés de se soustraire à la pression du GIEC. Ils sont rejoints sur ce point par les dirigeants des nouvelles puissances montantes. L’accord conclu à Copenhague entre les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, et auquel l’Union Européenne s’est ralliée, va dans ce sens. Certes, les 25 signataires ont souligné avec emphase leur « forte volonté politique » de « collaborer à la réalisation de cet objectif » (moins de 2°C). Mais ils n’ont pris aucune mesure à la hauteur du défi. Ils se bornés à citer le dernier rapport du GIEC sans reprendre ses chiffres pour déterminer les contributions de chacun (dans le respect du principe des responsabilités communes mais différenciées du Nord et du Sud). Au lieu de collaborer, ils ont prévu que chaque gouvernement communiquera ce qu’il entreprendra, ou pas, pour lutter contre le réchauffement.

S’agit-il d’un changement de régime définitif ou d’une sortie de route temporaire avant un retour au système multilatéral mis en oeuvre dans le Protocole de Kyoto? La réponse devrait tomber lors du sommet de Cancun. D’ici là, la situation restera fort incertaine, et c’est dans ce cadre que les « sceptiques » mettent le turbo : ils veulent rester dans un dispositif d’engagements volontaires, non contraignants. L’importance des enjeux économiques sous-tend l’escalade dans la violence des attaques. La revue Nature appelait récemment les chercheurs à prendre conscience du fait qu’ils ne sont plus confrontés à un débat scientifique mais à un « combat de rue » (9). La controverse, en effet, n’est qu’un vernis superficiel.

Grâce aux médias (donc aux groupes qui contrôlent ceux-ci, notamment l’empire de R. Murdoch), les opposants tentent de manipuler les victimes de la crise et du sous-développement au profit des lobbies capitalistes, responsables de l’une et de l’autre. Aux millions de chômeurs qui veulent un emploi, aux peuples du Sud qui réclament le droit au développement, ils disent en substance : « Le réchauffement, c’est de l’intox, n’écoutez pas les faux savants vendus aux écolos, faites plutôt confiance au système et à ses technologies. Brûlons du charbon, du pétrole, des agrocarburants, plantons des OGM, construisons des centrales nucléaires et fabriquons des voitures électriques: la croissance vous donnera de l’emploi et un salaire ». Le terme « sceptiques » est donc fort mal choisi. Ce n’est pas de démarche intellectuelle qu’il s’agit, mais de démagogie sociale et de populisme politique. Sur le dos des pauvres, qui sont et seront les victimes des changements climatiques.

Claude Allègre joue sur ce registre. Alliés du GIEC, les écologistes sont mus, dit-il, par « la haine d’une société qu’ils veulent détruire, comme les communistes du 20e siècle » (…). Le réchauffement climatique causé par l’homme est, pour eux, une aubaine, car qu’est-ce qui, dans cette affaire, est attaqué de plein fouet, mis en, cause ? Le secteur de l’énergie, cœur de nos sociétés depuis le 19e siècle » (p.223). Nous y voilà ! La riposte à cette mise en cause du « cœur de nos sociétés » (lisez : le cœur de l’appareil productif capitaliste) est la démagogie populiste. Elle traverse l’ouvrage comme un fil rouge : «Le monde marche sur sa tête. Au moment où l’on est dans une crise économique sans précédent, où l’on fait croire au peuple qu’on a réformé le système bancaire alors que tout continue comme avant, que des millions d’hommes sont au chômage, on se réunit en toute hâte, toutes caméras déployées, pour se préoccuper du climat qu’il fera dans un siècle. On croit rêver. » (pp. 219-220). L’ex-ministre ne recule pas non plus devant les méthodes (verbales) du combat de rue : n’évoque-t-il pas les «puissants moyens financiers » donnés à « la mafia » du GIEC « pour se déplacer sur toute la planète » en descendant « dans des hôtels de luxe » ? (10)

Pour une alternative écosocialiste

En vertu de l’accord de Copenhague, cinquante-cinq pays, le 1er février, avaient communiqué leur « plan climat » au secrétariat de la Convention cadre. Leur mise en œuvre déboucherait sur une hausse de la température de 3,9°C environ d’ici 2100 (11), synonyme de sérieuses catastrophes écologiques et sociales, avec à la clé des centaines de millions de réfugiés climatiques. Voilà ce qui est en jeu si les grands pollueurs parviennent à affaiblir l’emprise du GIEC sur les négociations climatiques. Pour l’empêcher, on ne peut se reposer seulement sur la réplique des scientifiques à leurs détracteurs. Comme l’écrit Nature, beaucoup de chercheurs sont désorientés par la brutalité et la malhonnêteté des attaques. De plus, l’affaire se joue fondamentalement sur le terrain des réponses sociales, qui n’est pas celui du GIEC. C’est pourquoi il est si important que les mouvements sociaux entrent dans la danse, en masse. Ils ont commencé à le faire à Copenhague. Il faut espérer qu’ils le feront encore fin avril à Cochabamba, à l’appel du Président bolivien Evo Morales – un des quelques chefs d’Etat à avoir dénoncé l’accord conclu sous la houlette des Etats-Unis en marge du sommet de décembre des Nations Unies.

Un peu partout, avec des différences de rythme évidentes, syndicats, associations paysannes, mouvements indigènes, organisations de jeunesse et autres, commencent à prendre conscience du sérieux de la menace climatique. De plus en plus d’activistes comprennent que les mesures drastiques indispensables pour éviter des catastrophes sont incompatibles avec la frénésie capitaliste de production matérielle et de transports. Face à la double crise économique et environnementale, la question clé, petit à petit, vient en débat : quel mode de production et de consommation pourrait satisfaire les besoins humains réels dans le respect des contraintes environnementales ? La réponse est politique. Les productivistes lancent leurs voyous contre le GIEC. Ils nient l’urgence climatique afin de pouvoir poursuivre leurs politiques néolibérales et technocratiques, à grands renforts de démagogie. Loin d’écouter ces sirènes, les mouvements sociaux doivent y opposer la mobilisation démocratique pour une alternative globale et planifiée, articulant les réponses à la double urgence sociale et écologique.

Notes:

(1) Claude Allègre, « L’imposture climatique ou la fausse écologie », Plon.

(2) Voir http://blogs.tv5.org/climats/ et remonter sur le site de la NASA pour l’original

(3) http://sciences.blogs.liberation.fr/ Lire aussi « Le cent fautes de Claude Allègre », Le Monde, 28/2/2010

(4) Scientific Committee on Antarctic Research, “Antarctic Climate Change and the Environment, A contribution to the International Polar Year 2007-2008”, p. 196.

(5) http://www.antarctica.ac.uk/index.php

(6) Scientific Committee on Antarctic Research, op. cit. p. 260.

(7) Au nom du primat de l’observation, M. Allègre balaie les modèles climatiques. Il a tort: la validité de ceux-ci est attestée par l’observation puisque, depuis 1992, les projections du GIEC sont confirmées par les relevés sur le terrain.

(8) Selon une publicité dans Le Figaro, plus de 100.000 exemplaires de “L’imposture climatique” ont été vendus en un mois.

(9) “Climate of Fear “, Nature 464, 141 (11 March 2010).

(10) Pour prendre la mesure de tels propos, mentionnons que le Président Rajendra Pachauri et les autres membres du Bureau du GIEC ne touchent aucun émolument de ce dernier pour leur travail.

(11) “Copenhagen Accord Pledges do not Meet Climate Goals”, Sustainability Institute, Press release, Feb 4, 2010. http://climateinteractive.org

Voir ci-dessus