La stratégie néolibérale de Lisbonne
Par M. Lievens le Jeudi, 27 Janvier 2005 PDF Imprimer Envoyer

Une manifestation de masse traversera Bruxelles le 19 mars. La cible principale sera le Sommet européen qui se tiendra les 22 et 23 mars. A cette occasion, les chefs d'État et de gouvernement européens évalueront le processus de Lisbonne, processus que le Président de la Commission, Barroso, tente par tous les moyens d’accélérer en lui donnant la priorité absolue. Après la guerre en Afghanistan et en Irak et les attentats du 11 mars à Madrid, la stratégie de Lisbonne était en effet un peu passée à l'arrière-plan.

La stratégie de Lisbonne a été adoptée en mars 2000 par le Conseil Européen qui s’était réuni dans la capitale portugaise. Son objectif est de faire de l'Europe "l'économie de la connaissance la plus concurrentielle et dynamique du monde" d'ici 2010, pour être en mesure d'assurer "une croissance économique durable avec plus d'empois de qualité et une plus solide cohésion sociale". Barroso a rapidement relégué le volet écologique et social au second plan, au profit du noyau de toute la construction européenne: la restructuration néolibérale du capitalisme (flexibilité, libéralisation, dérégulation,…) pour affronter la concurrence des Etats-Unis.

En Belgique, Lisbonne se dit "État social actif"

Les objectifs de Lisbonne sont ambitieux, presque intenables, et servent donc surtout à la propagande. Mais leur impact ne doit pas être sous-estimé. Le programme de Lisbonne est en effet le cadre de référence des attaques que les gouvernements néolibéraux et sociaux-libéraux des différents États membres mènent contre les acquis du mouvement ouvrier. La réforme du régime de chômage en Allemagne, l'attaque contre les pensions en France ou les réformes néolibérales de Balkende aux Pays-Bas en sont différents développements au niveau national. Le "débat sur le vieillissement" dans "l'État social actif" belge se situe pleinement dans la même lignée pour atteindre un taux d'activité de 70 % (ce qui implique que plus de gens travaillent plus longtemps). La politique d'activation des chômeurs s'inscrit aussi dans le projet de Lisbonne. Ce projet est donc aussi l'enfant chéri d'une série d'entreprises en Europe. Le puissant lobby "European Round Table" (ERT) en a été l'inspirateur. Ils font pression pour que l'agenda de Lisbonne soit plus rapide, plus radical et plus efficace.

Fondamentalement, la stratégie de Lisbonne est la réponse de l'UE à la fin du cycle économique de la deuxième moitié des années '90 et à l'intensification de la concurrence internationale. Elle renforce le carcan du pacte de stabilité (qui constituait la base de l'Euro). Les principes de la stratégie de Lisbonne sont même inscrits dans la troisième partie du Traité Constitutionnel de l'UE.

La stratégie de Lisbonne doit permettre à l'UE d'affronter la concurrence des USA. Le taux d'activité atteignait 62,5% en 2000 dans l'UE, pour 71,9% aux USA. L'objectif est d'arriver à 70% en 2010. Aux Etats-Unis, les travailleurs de plus de 55 ans sont 19,4% de plus qu'en Europe. La politique néolibérale reste impuissante face aux cycles économiques du capitalisme. La récession à partir de 2000 a fait augmenter le chômage de 9,1% dans la zone Euro et de 8,2% sur l'ensemble de l'UE début 2004. Si on veut augmenter le taux d'activité alors que le chômage reste élevé, il faut une politique d'activation répressive. L'UE ne veut pas consacrer d'investissements publics à la création d'emploi. La Commission ne pense qu'à construire une économie puissante en recourant aux mêmes armes que les Etats-Unis: forte productivité, flexibilité, peu de sécurité sociale, carrières plus longues.

Un jeune sur cinq au chômage !

Bien que la Commission explique le retard vis-à-vis des Etats-Unis par la diffusion trop lente du nouvel ICT en Europe et par des mauvais investissements, elle dirige ses principales attaques vers la force de travail. On fait pression sur le salaire direct en faisant travailler les gens plus longtemps. La prépension, qui était en partie conçue comme un moyen de résoudre le chômage des jeunes des années '80 et '90, est remise en question dans le cadre de la politique d'activation. Les néolibéraux n'ont vraiment pas de politique pour résoudre le chômage. Ils ne le veulent pas ! Faire travailler tout le monde jusqu'à 65 ans, cela ne fait qu'aggraver le problème du chômage. La conséquence logique en est la pauvreté: 55 millions (!) de citoyens de l'UE vivent en dessous du seuil de pauvreté. 38 % des chômeurs en font partie.

La norme des 3%, issue du pacte de stabilité, crée un carcan pour les dépenses sociales (pensions, soins de santé, …). Cela intensifie la pression pour les privatiser (par ex. les deuxième et troisième systèmes de pension). La création des fonds de pension et la croissance des sociétés d'assurances privées qui sont une conséquence de la privatisation, sont un piège énorme pour la classe ouvrière, qui devient dépendante des cours de la bourse pour ses allocations. En même temps l'inégalité grandit: un ouvrier intérimaire ne doit pas rêver d'une pension supplémentaire du deuxième système.

Europe rigide cherche travailleurs flexibles

Selon les bourgeoisies européennes, la flexibilité doit aussi augmenter. Le marché du travail est trop rigide et doit être réformé. Pour lancer cela, on crée des rigidités flagrantes: la norme budgétaire de 3 % rend impossible de mener une politique contracyclique, la lutte contre l'inflation reçoit une priorité absolue, la politique monétaire est le terrain exclusif de la Banque Centrale Européenne, sans aucun contrôle démocratique. Les États membres ne peuvent se concurrencer que sur base de la "qualité de la gouvernance" (d'où la pression pour la "simplification administrative") et le prix et la flexibilité de la force de travail.

Vers un "15 février social" et une autre Europe

Le 15 février 2003 a eu lieu la plus grande manifestation mondiale de l'histoire contre l'imminence de la guerre en Irak. Il y a eu des actions dans des dizaines de pays en même temps. Il est urgent que ce genre de convergence internationale se réalise aussi autour des questions sociales. La politique néolibérale est dirigée et coordonnée au niveau européen; la résistance contre cette politique doit aussi être organisée au niveau européen. Les revendications concrètes autour desquelles les syndicats et les mouvements sociaux nationaux peuvent se mobiliser existent: augmentation des investissements publics (qui ont chuté de 3,9% dans les années '70 à 2,6% aujourd'hui), l'harmonisation vers le haut des règles sociales et écologiques au lieu de la spirale descendante d'aujourd'hui, une fiscalité juste (sous l'influence de la concurrence, les taxes sur les entreprises descendent clairement), un revenu minimum garanti (par exemple 60% du PNB par habitant), le droit à la pension après 35 ans de travail, les 32 heures par semaine, une sécurité sociale européenne.

L'extension des syndicats européens

Les syndicats européens ont dès le début participé au processus de Lisbonne. La Commission a montré que c'était absolument nécessaire pour créer des emplois et conserver le "modèle social européen". Quelle contradiction ! Selon la Commission, le marché du travail doit être "réformé", la sécurité sociale doit être "modernisée" pour être "défendue" ! Alors que les syndicats nationaux ne peuvent qu'organiser et canaliser la résistance par en bas contre les réformes des pensions, la flexibilité et le démantèlement de la sécurité sociale, cette protestation ne se traduit pas ou à peine en un NON syndical européen contre Lisbonne. Pour la CES la stratégie de Lisbonne doit être pleinement mise en œuvre, y compris son volet social et écologique.

John Monks et les siens maintiennent leur point de vue: combien de temps encore peuvent-ils continuer de prétendre que le cours pris par l'Europe est la base d'une "Europe sociale" ? On peut toujours souligner que les services publics figurent bien dans les textes européens, cela n'a jamais été un obstacle à la politique de privatisation. La Commission peut toujours invoquer le "modèle social européen", il s'agit bien de travailler plus longtemps et de manière plus flexible.

La contradiction entre le "partenariat social" avec l'UE et la protestation d'en bas se manifeste de pus en plus. Déjà en novembre 2004, la FGTB et la CSC se sont confrontées à la CES qui avait donné son appui au rapport Kok, dans lequel le processus de Lisbonne était évalué. "Ce rapport n'exige plus la cohésion sociale et le développement durable, qui sont vus plutôt comme des coûts que comme des facteurs de croissance et d'emploi" ont écrit les syndicats dans leur communiqué de presse. A propos de la directive Bolkenstein sur la libéralisation des services, ils ont aussi critiqué le soutien de la CES. Il y a également eu un mini-conflit entre les syndicats belges et la CES à propos du Traité constitutionnel européen.

L'accélération de l'offensive sous Barroso et l'européanisation de la résistance devront mener à une clarification politique: le partenariat social de la CES est un gigantesque piège. Mais la clarification devrait aller encore plus loin: les syndicats belges continuent en même temps à créer des illusions sur l'"Europe sociale" à partir du cadre actuel.

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