La bourgeoisie européenne n'aime pas la répartition
Par Michel Husson le Jeudi, 20 Octobre 2005 PDF Imprimer Envoyer

Les "réformes" des retraites menées un peu partout en Europe - celles contre lesquelles les travailleurs sont mobilisés aujourd'hui en Autriche et en France - obéissent à un programme d'ensemble des bourgeoisies européennes, voire mondiales.

On se rappelle le sommet de Barcelone du printemps 2002, où tous les chefs d'État de l'Union européenne s'étaient mis d'accord sur l'objectif d'un recul de cinq ans de l'âge de départ effectif à la retraite. Parmi eux, Chirac (déjà Président) et Jospin (encore Premier ministre), prenaient ensemble un engagement parfaitement contradictoire avec leurs programmes de candidats à l'élection présidentielle.

A côté, et au-dessus de l'Union européenne, il y a aussi la Banque mondiale qui vient de publier un rapport intitulé Pension Reform in Europe : Process and Progress et que l'on peut considérer comme un mode d'emploi des " réformes " en cours.

Dans tous les pays, ces projets invoquent deux justifications : démographique (" il va y avoir tellement de retraités qu'on ne pourra plus payer les retraites ") et économiques (" on ne peut augmenter encore les prélèvements sociaux "). Partout, les " réformes " visent à baisser dans un premier temps, puis geler à terme, le système par répartition ; simultanément, ils cherchent à développer les fonds de pension. Au-delà des différences existant d'un pays à l'autre, on ne peut qu'être frappé par le caractère très coordonné de l'offensive.

Les principes de cette véritable guerre contre la répartition ont été exposés dans différents documents officiels. La stratégie distingue deux types de réformes : les réformes " paramétriques " et les réformes " paradigmatiques ". Dans ce dernier cas, on basculerait brutalement de la répartition aux fonds de pension. Les fortes résistances justifient le recours à des réformes " paramétriques " qui conservent formellement le système, tout en le vidant peu à peu de son contenu. Les mêmes procédés se retrouvent un peu partout : durcissement des règles d'indexation, ajustement du niveau des retraites en fonction de l'espérance de vie (comme en Italie ou en Suède) ou encore recul de l'âge de départ à la retraite.

Cette dernière méthode est particulièrement cynique, car elle se pare des vertus de la raison (" puisque nous vivons plus longtemps, il nous faut travailler plus longtemps "). En réalité, compte tenu de l'état du marché du travail et de l'usure des salariés soumis à l'intensification du travail, on sait qu'ils partiront à peu près au même âge, mais avec une retraite diminuée. De plus, ces mécanismes ne peuvent qu'amplifier les inégalités enregistrées durant la vie active, et frapper particulièrement les femmes et les précaires.

A terme, le but est bien la capitalisation à 100 %, autrement dit la destruction de toute garantie collective. Il suffit pourtant de regarder ce qui se passe dans les pays où les fonds de pension sont les plus développés pour mesurer les risques d'une telle orientation. On se souvient de la faillite d'Enron, qui a privé ses salariés, non seulement d'emploi mais de droits à pension, évaporés en même temps que l'action de la firme états-unienne, fleuron de la " nouvelle économie ". Mais le krach boursier rampant qui s'est installé depuis deux ans a laminé les fonds de pension et contraint d'ores et déjà de nombreux salariés à repousser leur départ en retraite, ou à supporter une véritable dévaluation des pensions. Si l'on ajoute à ce risque permanent les inégalités qui se creusent entre ceux qui peuvent épargner pour leur retraite et ceux qui ne le peuvent pas, on a bien des motifs de combattre ces " réformes ".

L'acharnement bourgeois est facile à expliquer. Pour l'industrie de la finance, il va de soi que le développement des fonds de pension élargit ses perspectives de profit. L'afflux régulier de nouveaux épargnants répond à la nécessité de soutenir les cours en suscitant une demande supplémentaire de titres.

C'est d'ailleurs une véritable fuite en avant, car la chute sera encore plus dure, quand la démographie viendra inverser le rapport entre les salariés partant à la retraite - qui vendent leurs titres - et les actifs qui les achètent via les fonds de pension. Il va de soi que le blocage des régimes par répartition est en parfaite adéquation avec la volonté néo-libérale de réduire au maximum les budgets sociaux. Les choses vont plus loin encore, et toutes les politiques néolibérales visent ni plus ni moins à baisser fortement le prix de la force de travail en rétrécissant autant que faire se peut le salaire socialisé.

Dans ce débat sur les retraites, on voit aussi poindre l'une des grandes craintes de la bourgeoisie : que l'évolution de la démographie crée une telle pénurie d'actifs qu'on en revienne à un relatif plein-emploi qui rétablirait un meilleur rapport de forces en faveur des salariés. C'est pourquoi la " Stratégie européenne pour l'emploi " ne se fixe aucun objectif chiffré concernant les taux de chômage mais vise au contraire à augmenter les taux d'emploi. Il s'agit de créer beaucoup d'emplois, précaires et mal payés évidemment, afin de reproduire ce que Marx appelait " armée industrielle de réserve".

Le changement de position du patronat sur l'immigration ne s'explique pas autrement. Les "réformes" bourgeoises des retraites gagnent donc à tout coup. Si les salariés veulent bien, et peuvent, travailler plus longtemps, cela maintient la pression exercée par le chômage, notamment sur les jeunes ; s'ils partent en retraite au même âge qu'avant la " réforme ", ils doivent se contenter d'une pension diminuée, et la valeur de la force de travail en est baissée d'autant. Au total, les " réformes " des retraites, sous prétexte d'ajustement technique à des évolutions démographiques inéluctables, représentent en fait une offensive sans précédent contre le statut du salariat (1).

Michel Husson (économiste, est membre du Conseil scientifique d'ATTAC).

Il a publié notamment : Le grand bluff capitaliste, éd. La Dispute, 2001 ; Avenue du plein emploi, ATTAC-Mille et une nuits, 2001 (avec Thomas Coutrot) ; Six milliards sur la planète : sommes nous trop ?, éd. Textuel, 2000 ; Les ajustements de l'emploi, éd. Page2, 1998 ; et a collaboré à l'ouvrage collectif de la Fondation Copernic, Les retraites au péril du libéralisme, éd. Syllepse 2002.

(1) Pour en savoir plus : portail " Vive la repart ! " <http://reparti.free.fr>, notamment les articles d'Antoine Math et de Catherine Sauviat.

Voir ci-dessus