L'Empire en débat
Par M. Lievens le Mardi, 15 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

L"Empire", le récent ouvrage de Toni Negri et Michael Hardt, est fascinant mais problématique. C'est un livre optimiste et synthétique, utile pour définir un projet politique. Il a suscité un grand débat dans le monde anglo-saxon et en Italie. Ce débat porte sur trois problèmes : l'analyse de l'"Imperium", la question du sujet politique (la "multitude") et la question stratégique. Bien que Negri se base sur (le jeune) Marx et soit clairement un allié dans la lutte contre la globalisation capitaliste, il est nécessaire d'aborder ses positions d'un point de vue critique.

Selon Negri et Hardt, la différence entre "impérialisme" et "empire" n'est pas un simple jeu de mot. Par "imperium", ils désignent la nouvelle situation "post-moderne" où le capital règne directement sur le monde (via les banques internationales, les institutions mondiales et les multinationales), et l'État-Nation n'a plus de signification.

À la place d'un système d'États juridiquement souverains, et de l'impérialisme comme expansion de ces États bourgeois qui dépassent leurs frontières, Negri et Hardt voient un espace international homogène où la valeur circule librement. En partant d'une reformulation métaphorique de la théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg (déjà critiquée par Mandel), ils concluent qu'aujourd'hui le capital n'a plus d'"extérieur". Pour eux l'"Imperium" n'est pas américain mais simplement capitaliste. La conclusion pratique est que se référer à l'État-Nation, mais aussi porter des revendications au niveau du droit national ou s'opposer aux tendances " impériales " serait réactionnaire.

La question est de savoir si le slogan " non à Maastricht " est mauvais, comme l'a affirmé Toni Negri dans un débat avec Daniel Bensaïd. Essayez d'expliquer aux Argentins que l'intégration de leur pays à l' "Empire " est progressiste et que toute forme de " delinking " est réactionnaire ! Il est difficile de soutenir que les États perdent de leur puissance militaire, politique et culturelle, dans le contexte actuel de préparation d'une guerre contre l'Irak et d'unilatéralisme croissant des USA. Negri et Hardt sont attachés à la dialectique positive que Marx voyait aussi dans le mode de production capitaliste : l' "Empire " est selon eux une phase progressiste qui nous rapproche du socialisme.

La postmodernité implique plus d'espace pour la diversité et l'hybridité, l'effacement des frontières, la tendance (d'ailleurs exagérée par les auteurs) au travail immatériel, qui aideraient à réaliser le communisme (les moyens de production se situent " dans la tête " des gens). En fait, l'hybridité n'est pas si émancipatrice (ce que les auteurs admettent d'ailleurs) et l'affirmation a priori du caractère progressiste de l'histoire est de moins en moins tenable (notamment en ce qui concerne l'environnement). D'un point de vue écologiste, on ne peut pas dire que l'unification des marchés agricoles soit " progressiste ".

Le problème vient aussi du fait que les auteurs considèrent la différence entre la modernité et la postmodernité comme une succession historique. Il est plus correct de considérer les deux comme des logiques culturelles contradictoires du capitalisme tardif (par exemple : contradiction entre centralisation et fragmentation). Negri et Hardt marquent cependant un point quand ils critiquent la théorie classique de l'impérialisme. Depuis un demi-siècle, il n'y a plus eu vraiment de guerres interimpérialistes entre des États capitalistes.

Le colonialisme appartient depuis longtemps au passé, et au Sud apparaissent de plus en plus d'îlots d'énorme développement capitaliste, qui semblent effacer la frontière entre le centre et la périphérie. Les agressions impérialistes comme en Irak, en Colombie, en Afghanistan, etc. ressemblent effectivement à ce que les auteurs appellent des " actions policières ", qui rétablissent l'ordre capitaliste, sans être le résultat de contradictions interimpérialistes. Les contradictions entre les bourgeoisies nationales sont réelles, mais pas si insurmontables que par le passé (voir par exemple le " progrès " de l'Union Européenne).

Negri et Hardt veulent aussi dire que les opérations policières, l'apparition d'un capital transnational et d'un ordre juridique supranational sont des " symptômes " de l'émergence de l' "Empire ". Le problème fondamental de ce livre est que c'est un texte philosophique. Au lieu de " s'élever " vers le concret via des concepts abstraits, Negri et Hardt restent au niveau de l'abstraction, et en plus ils le font via des concepts qui restent indéfinis (par exemple : la multitude). Souvent ce ne sont que des métaphores. Cela ne signifie pas que le livre soit inutile : les considérations philosophiques sur la nouvelle domination idéologique (le " pouvoir biopolitique ") et sur le nouveau racisme sont d'une grande utilité. Mais en s'inspirant de Deleuze et Foucault ils ne fournissent pas encore une analyse du capitalisme actuel.

Dans " L'Empire ", on ne trouve pas d'analyse de la concentration du capital et de son implantation territoriale et étatique, des stratégies géopolitiques, de l'émergence d'une nouvelle division internationale du travail. L'hypothèse d'un "Empire " totalement " immanent " devrait au moins indiquer comment, par exemple sous l'influence de la loi du développement inégal et combiné, la domination et la dépendance sont internalisées. La perte de pouvoir des États nationaux devrait être démontrée par une analyse de l'internationalisation des rapports de production et de la concurrence internationale croissante.

Le livre théorise trop à partir de la manière dont le pouvoir se pense lui-même. Les auteurs prennent trop la légitimation idéologique de l'ordre géopolitique pour cet ordre lui-même. C'est la conséquence de leur méthode qui part des "symptômes" de l' "Empire " (les glissements de la philosophie politique, du droit, de la domination idéologique, des formations identitaires, etc.) en lieu et place d'une analyse scientifique des relations économiques et politiques réelles. Il est correct de dire qu'avec les transformations internes du mode de production capitaliste dans le sens d'une " immatérialisation " de la production, les rapports entre (re)production et idéologie doivent être repensés : la valeur produite est désormais souvent de l'idéologie, de l'identité, voire la vie même. Mais d'une part, cette tendance n'est pas pleinement achevée - et ne le sera peut-être jamais. Et d'autre part, dans une société divisée par des contradictions (de classe), l'idéologie dissimule les relations réelles.

La prétention "humanitaire" des interventions impérialistes, par exemple, ne dit pas grand-chose de leurs objectifs réels, et n'implique pas qu'il ne s'agisse plus de l'action d'États capitalistes mais de celles d'un mystérieux " empire ". Et il n'est encore moins question aujourd'hui d'un véritable ordre juridique " impérial ", comme en témoignent les péripéties autour de la Cour de Justice Internationale.

Multitude

Un deuxième point de discussion est la question du sujet révolutionnaire. Les auteurs remplacent les classes ou les peuples par un nouveau sujet politique : la multitude. Ce terme demeure vague et indéterminé : d'un côté les auteurs visent par exemple les migrants, qui brisent les frontières réelles et symboliques, mais d'autre part ils admettent que l'hybridité, la différence et la mobilité ne sont pas libératrices par elles-mêmes, ou que les contre-pouvoirs locaux restent souvent impuissants. La notion concerne en premier lieu les marginaux et les exclus qui se révoltent, c'est donc une reformulation intéressante des idées de Marcuse sur " les étudiants et les artistes ".

Les auteurs veulent dire que les travailleurs qui ont un emploi stable sont devenus conservateurs et corporatistes, et forment une nouvelle couche de privilégiés. Hardt et Negri ont raison de vouloir rompre avec une vision étroite de "la classe ouvrière", mais la vraie question n'est pas de s'en débarrasser comme sujet politique sur base d'arguments empiriques : il s'agirait plutôt de chercher l'unité entre les exclus, les nouvelles couches révoltées et la classe laborieuse. La thèse de la domination mondiale et immédiate du capitalisme et l'idée que les rapports de force entre les États n'a plus d'importance, mènent à une reformulation de la théorie de la crise finale .

Toute résistance contre le capital devient subjective, parce que les moyens d'expansion du captal sont épuisés et que seules ses contradictions peuvent s'approfondir. Cela permet aux auteurs de lancer le mot d'ordre de l'organisation de la résistance, de la désertion et du sabotage, sur base de la "volonté d'être contre", et de la construction d'un "contre-Empire", sans poser la question du pouvoir. Mais si vous oubliez le pouvoir, le pouvoir ne vous oubliera pas! Il est vrai que la révolution n'implique plus nécessairement une "prise du palais d'hiver".

Le pouvoir se manifeste de manière beaucoup plus complexe et différenciée qu'au début du XXe siècle (non seulement comme oppression économique et répression d'État brutale, mais à travers d'autres appareils, notamment idéologiques, et des pratiques quotidiennes, pour lesquelles les analyses de Foucault et autres doivent inspirer les marxistes, dans des domaines qui méritent aussi des luttes spécifiques). Mais cette complexité ne change rien au fait fondamental que l'État reste un État bourgeois, c'est-à-dire en dernière instance le défenseur armé de l'ordre capitaliste (ce que les alterglobalistes expérimentent souvent dans leur chairs). Chez Negri, l'organisation politique et la question de la prise du pouvoir sont écartées au moyen du substitutionnisme. Le fait que son argumentation sur la "crise finale" reste trop philosophique la rend peu convaincante.

Où est la multitude?

Les disciples de Negri ne sont pas aussi répandus que le succès de son livre. Dans quatre villes italiennes (Milan, Venise, Rome et Naples) il y a des centres sociaux qui se basent sur Negri, de même qu'un certain nombre de réseaux d'étudiants. Les Tutte Bianche, qui s'inspirent aussi de Negri, se sont officiellement dissous et transformés en un "laboratoire de la désobéissance civile" (auquel participent aussi les Giovani Comunisti), un collectif non démocratique où des personnalités comme Casarani jouent un rôle central, avec une faible implantation sociale mais souvent une influence (confuse mais) réelle sur les mouvements. Les adeptes de Negri sont souvent assez peu critiques (il y en a par exemple qui prétendent que le télétravail est libérateur), et créent de grandes confusions. Certains font l'éloge de l'exil (le " nomadisme ") et de la fuite du système, d'autres s'essayent sans succès à des participations électorales. Mais Negri n'est évidemment pas responsable de tout ce que font les gens qui s'inspirent de ses textes.

L'émergence d'idées comme celles de Negri (et d'autres figures intéressantes comme le subcommandante Marcos) doit être comprise dans le contexte historique. De même que le marxisme était (et reste!?) l'expression du mouvement ouvrier révolutionnaire, l' "Empire " est la théorisation que les alterglobalistes produisent de leur propre mouvement. Cela dans un contexte de reculs accumulés où la bureaucratisation est pensée comme inhérente à l'organisation politique et à la prise du pouvoir. Le fait que l'impact réel de ce livre reste limité à des " happy few " ne signifie pas qu'un certain nombre d'intuitions qui y apparaissent ne s'élargissent pas parmi les nouveaux activistes. C'est pourquoi le débat sur "L'Empire " est pertinent.

Voir ci-dessus