OTAN-Europe: Amérique suzeraine, Europe vassale
Par Gilbert Achcar le Jeudi, 05 Octobre 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le texte suivant est la reprise d'un rapport, présenté lors d'un colloque universitaire, portant sur la question de l'élargissement de l'OTAN. Il s'appuie sur un article plus court du même auteur publié dans le Monde diplomatique du mois d'avril. Rédigé un mois avant le déclenchement de la guerre du Kosovo, il n'en apparaît que plus éclairant sur certains de ses enjeux et, au-delà, sur l'état de l'Europe face à l'hégémonie américaine.

Le phrase célèbre de Lord Ismay, le premier Secrétaire général de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) de 1952 à 1957, selon laquelle celle-ci avait pour triple objectif d'ancrer l'Amérique en Europe, d'écarter la Russie et d'empêcher une résurgence de l'Allemagne ("to keep the Americans in Europe, the Russians out, and the Germans down -) décrivait bien l'essence de l'Alliance, telle qu'elle pouvait être perçue par les cercles dirigeants britanniques. Du point de vue des États-Unis, puissance dominante de l'OTAN, cette formule aurait pu être traduite, en langage machiavélien, de la façon suivante: maintenir l'hégémonie américaine sur les pays de l'Europe occidentale, en exploitant leur peur de l'URSS et du communisme, et en arbitrant entre ces pays que la guerre et des rivalités de toutes sortes avaient opposés à plusieurs reprises les uns aux autres jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale.

Cette entreprise de domination fonctionna sans grand problème durant la guerre froide (1949-1990), à l'exception du retrait de la France de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN, décidée par Charles de Gaulle en 1966. En toute logique, la fin de la guerre froide devait constituer uneépreuve majeure pour une Alliance contractée en fonction de celle-ci: elle obligea l'OTAN à toute une série de redéfinitions stratégiques, à partir de son sommet de Londres en 1990. L'année suivante, avec la dissolution du pacte de Varsovie, le problème posé devenait celui du maintien de l'Organisation et de sa raison d'être dans un monde transfiguré qui, pouvait-on croire, était enfin en mesure de bénéficier des « dividendes de la paix ».

La réorientation de l'OTAN, à partir de son sommet de Rome de 1991, vers des interventions dans la zone de son « flanc sud » apparut comme une tentative de définir une nouvelle vocation à l'Alliance, à la lumière de la guerre du Golfe de 1991. Les conflits dans l'ex-Yougoslavie, à partir de la même année, permirent d'ajouter à cette nouvelle vocation une mission sécuritaire au cœur même de l'Europe. Mais, dans un cas comme dans l'autre, d'autres cadres existaient - l'ONU et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) -, présentant tous deux l'avantage de compter la Russie parmi leurs membres clés.

Après la chute du mur de Berlin, suivie de l'écroulement du système des Etats « communistes », de la réunification de l'Allemagne dans le cadre de la RFA, de l'effondrement du pouvoir « communiste » en URSS et de la dissolution de l'URSS elle-même, l'Occident se trouvait placé devant un choix qu'on pouvait croire suffisamment éclairé par l'histoire du XXe siècle. Face à l'empire russe, grand vaincu de la guerre froide, deux attitudes définissaient les termes de l'alternative historique, renvoyant chacune au traitement réservé à l'Allemagne à l'issue des deux précédentes guerres mondiales: soit l'humiliation du vaincu, un vae victis à la manière de la paix de Versailles de 1919, soit son intégration dans une Europe en voie d'unification comme ce fut le cas pour la RFA dans la seconde moitié du siècle. (1)

L'expérience historique plaidait d'autant plus pour la seconde formule que la Russie de 1991, comme l'Allemagne de 1945, connut une mutation radicale en se ralliant au libéralisme politique et économique de cet Occident qu'elle avait si longtemps combattu. Même du point de vue d'une optique » libérale » au sens anglo-amé-ricain du terme qui renvoie aux aspirations pacifistes d'Adam Smith, ce choix semblait s'imposer. Il ne fait pas de doute, par ailleurs, qu'il correspondait parfaitement à la logique gaullienne d'une Europe conçue comme s'étendant "de l'Atlantique à l'Oural": l'homme qui avait décidé de retirer partiellement la France de l'OTAN, afin de la soustraire à l'hégémonie des Etats-Unis, aurait probablement prôné la dissolution de l'Alliance après 1991 au profit d'une sécurité euro-atlantique gérée dans le cadre de l'OSCE et s'appuyant sur un système de défense européen (2). En toute logique, il se serait fixé pour objectif l'intégration à terme de l'ensemble des pays de l'Europe de l'Est, y compris et surtout la Russie, dans l'Union européenne. Il aurait vu dans l'alliance franco-russe et euro-russe le moyen d'un double rééquilibrage: celui de l'Europe face à l'Allemagne réunifiée, et celui du monde face à l'Amérique triomphante.

La volonté de conjurer cette perspective d'une Russie réintégrée dans le giron de l'Europe, qui n'aurait plus besoin, dès lors, de la tutelle stratégique des Etats-Unis, est la seule base rationnelle du choix en sens contraire fait par Washington. Soumis à la demande pressante des dirigeants ex-communistes de l'Europe de l'Est, appuyée par le chancelier allemand Helmut Kohl et relayée par les « réalistes » de l'establishment de la politique extérieure américaine, Zbigniew Brzezinski et Henry Kissinger en tête, le président William Clinton, après quelque hésitation, céda et proclama, dès janvier 1994, sa volonté d'élargir l'Alliance atlantique aux ex-vassaux européens de Moscou, confirmant ainsi la vocation de paravent anti-russe de l'organisation et déclenchant l'ire de la Russie. (3)

Zbigniew Brzezinski et Anthony Lake, qui sont les principaux concepteurs de cet élargissement, ont avancé trois arguments dans le New York Times pour justifier la position de l'administration Clinton à la veille du sommet de Madrid de l'OTAN qui décida, en juillet 1997, d'intégrer à l'Organisation trois nouveaux États, ex-membres du pacte de Varsovie: la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. Le premier des trois arguments laisse perplexe: l'élargissement serait "un pas nécessaire pour préserver la force du lien transatlantique". (4) En quoi l'élargissement de l'OTAN à l'est de l'Europe permettrait-il de renforcer l'alliance euro-américaine?

Cet argument aurait pu sembler purement rhétorique s'il n'était éclairé par celui qui suivait: les deux ex-conseillers pour la sécurité nationale affirmaient en effet sans ambages, qu'"une alliance élargie offre une couverture [hedge] contre le risque improbable, mais réel, que la Russie retourne à son comportement du passé. Elle doit aussi contribuer à l'objectif d'empêcher cela d'avoir lieu».(5)

L'ordre des deux arguments aurait dû, en fait, être inversé: c'est, en effet, parce qu'il se fonde sur le le présupposé d'une Russie potentiellement menaçante que l'élargissement de l'OTAN renforce l'alliance transatlantique, dont la raison d'être a toujours été l'endiguement de la Russie. C'est ainsi que la décision d'élargir l'OTAN à d'ex-membres du pacte de Varsovie, s'ajoutant aux conflits dans l'ex-Yougoslavie, joua un rôle clé dans l'étouffement des velléités d'"identité européenne de sécurité et de défense" nées dans la foulée du sommet de l'Union européenne à Maastricht, en décembre 1991, et détermina la France de Jacques Chirac à entamer sa réintégration dans la structure militaire de l'Organisation.

D'ailleurs, l'administration Clinton, mise au pied du mur à l'occasion du débat américain très animé sur sa décision, n'a pas pu cacher le présuposé antirusse qui sous-tend celle-ci: « L'Alliance doit être prête à d'autres éventualités, y compris la possibilité que la Russie abandonne la démocratie et revienne au comportement menaçant de la période soviétique.» (6)

Ce présuposé est bien un exemple typique de self-fulfilling prophecy (prophétie autoréalisatrice), dans la mesure où le comportement qui en découle contribue à alimenter l'hostilité russe envers l'Alliance atlantique. Les prestigieux signataires américains de la lettre ouverte au président Clinton contre l'élargissement de l'OTAN, publiée avant le sommet de Madrid, n'avaient pas tort à cet égard: "En Russie, l'élargissement de l'OTAN, qui continue à être rejeté par la totalité des courants politiques, renforcera l'opposition non démocratique, jouera contre ceux qui sont favorables à la réforme et à la coopération avec l'Occident, poussera les Russes à remettre en question le règlement de l'après-Guerre froide dans son ensemble et stimulera à la Douma l'opposition aux traités START II et START III »(7). C'est une illustration de plus du fameux «dilemme de la sécurité», où les mesures destinées à renforcer celle-ci peuvent avoir pour effet pervers d'accroître l'insécurité.

Déchirée entre les deux options «libérale» et «réaliste» de la politique extérieure américaine, toutes deux présentes au sein de l'establishment, l'administration Clinton opta finalement pour une solution présentée comme intermédiaire, mais perçue à Moscou comme fondamentalement hostile: un élargissement de l'OTAN à l'Est, compensé par de piètres lots de consolation à la Russie comme prix de son consentement impuissant. Ces lots consistaient en un strapontin au G-7 et au Club de Paris, des contre-parties économiques (8), la promesse d'un renforcement de l'OSCE, la révision du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), et surtout l'Acte fondateur OTAN-Russie.

Ce dernier document, signé le 27 mai 1997 à Paris, commence par l'affirmation au point 2 que l'OTAN et la Russie ne se considèrent pas comme des ennemis ; ce qui prouve surtoutque cela ne va pas sans dire. Il instaure un mécanisme de consultation et de coopération dont la valeur réelle dépendra elle-même des rapports globaux entre la Russie et les pays de l'Alliance atlantique, qui ne se décident certes pas au SHAPE, à Mons (Belgique) (9). Il affirme que l'OTAN n'a «aucune intention» de déployer des armes nucléaires sur le territoire de ses nouveaux États membres, ce qui n'est pas du tout la même chose qu'un engagement à ne jamais le faire. Enfin, l'Acte fondateur affirme que l'OTAN "dans le contexte de sécurité actuel et prévisible" ne recourra pas au "stationnement permanent supplémentaire d'importantes forces de combat", ce qui laisse la taille maximale du stationnement permanent dans le flou et autorise des stationnements provisoires sans limite de taille (10).

L'Acte fondateur ne contient pas, et pour cause, la disposition fondamentale qui aurait pu calmer les appréhensions de la Russie, à savoir l'engagement à ne pas intégrer dans l'OTAN d'ex-républiques soviétiques. Dans ce domaine comme dans celui de l'aide économique à la Russie, où l'on est bien loin du Plan Marshall bis dont ce pays aurait eu besoin pour accomplir sa mutation, l'attitude de l'administration Clinton illustrait parfaitement ce dilemme bien décrit par un opposant américain à l'élargissement: d'une part, la non-assistance à la Russie créerait le risque d'un chaos dangereux ou de la montée du revanchisme; d'autre part, la reconstruction de la puissance économique russe ressusciterait l'hégémonie régionale de Moscou et la bipolarité (11).

La décision de l'élargissement fut donc officialisée au sommet de Madrid, en juillet 1997, le choix des trois candidats admis ayant été imposé de façon limitative par Washington contre le gré des partenaires européens désireux d'inclure d'autres pays (Roumanie, Slovénie) dans cette première fournée. Il restait à en obtenir la ratification par les États membres. Le plus dur restait à faire pour la Maison blanche: bien que sa décision fût fondée sur un pari dont les risques sont d'abord européens, c'est paradoxalement aux Etats-Unis mêmes qu'elle encourrait le plus grand risque d'être renversée. étalés sur trois ans. En même temps, le gouvernement russe entamait des démarches pour accroître fortement ses emprunts en euro-obligations par rapport à 1996.

Ces contreparties économiques à l'élargissement de l'OTAN ont donné lieu aux États-Unis à une explication de l'attitude conciliante de l'administration Eltsine par les besoins financiers des intérêts écono-miques, énergétiques au premier chef, qui y sont prédominants (voir «NATO and Russia: The Gazprom Factor», International Herald Tribune du 27 mai 1997). Par une ironie de l'histoire, c'est là une réplique exacte des explications soviétiques, naguère courantes, des choix américains en politique étrangère. Et ce n'est pas peu dire que de constater que les intérêts du secteur des hydrocarbures pèsent encore plus lourd à présent en Russie, qu'ils ne pesaient hier, et pèsent encore aujourd'hui, aux États-Unis.

Le contraste fut grand, en effet, entre l'intensité du débat aux Etats-Unis et la façon dont la ratification fut adoptée, parfois quasiment à la sauvette, par les Parlements européens. Seules de petites minorités s'opposèrent, en Europe, à cette décision gravissime: hormis quelques partis de droite originaux, comme la Ligue lombarde au nom de l'indépendance de la «Padanie», ce furent les communistes, dont le Parti communiste français et la Refondation communiste italienne, ainsi que quelques groupes de Verts - avec parfois des fractures au sein du même mouvement, comme dans le cas de la fraction parlementaire des Verts allemands (12).

Dans le pays de Charles de Gaulle, le vote des deux chambres passa quasiment inaperçu, après un débat d'une brièveté incongrue par rapport à l'importance de la question. Même le groupe RCV, composé des radicaux de gauche, des amis de Jean-Pierre Chevènement et des Verts, vota la ratification contre toute attente, après avoir émis quelques réserves (13). Cela après que le Président « gaulliste», Jacques Chirac, se fut comporté exactement à l'inverse de ce que son maître à penser aurait pu faire dans les mêmes circonstances, en s'engageant de façon irrésolue dans la voie d'une réintégration de la France dans les structures militaires de l'OTAN et en plaidant pour un élargissement plus grand encore de l'organisation.

De l'autre côté de l'Atlantique, et contrairement à ses partenaires européens, l'administration Clinton dût déployer des efforts considérables, jusqu'au dernier moment, pour obtenir la majorité des deux tiers au Sénat, nécessaire pour ratifier cette modification d'un traité international. Alors que le débat faisait rage au sein de l'establishment, s'étalant dans la grande presse, elle-même divisée sur la question (14), l'administration fit intervenir tous les lobbies concernés par l'élargissement: outre les militaires et le Département d'Etat, désormais dirigé par une Madeleine Albright soulignant son origine tchèque, le premier rôle fut joué par les lobbies «ethniques» des Américains originaires des pays d'Europe centrale et orientale et, bien sûr, le lobby des industries américaines de la défense, bien parties pour se réserver la part du lion dans le marché de la reconversion militaire des ex-satellites de Moscou, aunom du principe de « l'inter-opérabilité » nécessaire au bon fonctionnement de l'OTAN (15).

En cette époque de credo néolibéral où l'équilibre budgétaire est devenu un principe sacré, le Sénat américain s'est montré beaucoup plus regardant sur le coût de l'opération que l'Europe de l'union monétaire. L'administration, avec la complicité de la bureaucratie de l'Alliance atlantique, s'efforça en conséquence de diminuer le coût estimé de l'élargissement, d'une façon confinant au grotesque. Ainsi, après que le Bureau du budget attaché au Congrès américain (Congressional Budget Office) eût estimé, en 1996, que le coût de l'intégration des quatre pays de Visegrad (les trois, plus la Slovaquie) atteindrait, selon les options retenues, entre 6l et 125 milliards de dollars étalés sur quinze ans, le Département de la Défense réduisit l'estimation à un maximum de 35 milliards sur treize ans, encore considérable, mais dont la portion incombant aux Etats-Unis ne devait pas excéder un total de 2 milliards sur dix ans! Le Comité militaire de l'OTAN vint ensuite à la rescousse, estimant à l'automne 1997 que le coût additionnel de l'élargissement en cours pour le budget de l'organisation (auquel Washington contribue pour le quart) ne devrait pas excéder 1,5 milliard sur dix ans, estimation risible que le Département de la Défense s'empressa d'approuver reniant ses propres calculs antérieurs! (16)

La ratification fut finalement votée, dans la nuit du 30 avril, par une majorité confortable de 80 voix sur les cent que compte le Sénat, après quatre jours de débats animés. Elle était assortie toutefois d'une très longue résolution (plus de 7000 mots), contenant des instructions très précises et contraignantes sur l'évolution de l'OTAN et sa nouvelle doctrine stratégique: une résolution qui prédétermine ce que le sommet de Washington est censé décider en avril, confirmant ainsi le caractère bicéphale de la politique extérieure des États-Unis.

Les points saillants de cette importante résolution sont les suivants (17): la principale considération invoquée pour justifier l'élargissement est "la possibilité de réémergence d'une puissance hégémonique se confrontant à l'Europe» et tentée d'envahir la Pologne, la Hongrie ou la République tchèque; les décisions et l'action de l'OTAN sont indépendantes de tout autre forum intergouvernemental: ONU, OSCE, partenariat euro-atlantique, etc.; la Russie n'a aucun droit de veto sur les décisions de l'Alliance, y compris au sein du Conseil conjoint permanent OTAN-Russie; l'OTAN peut s'engager dans des missions au-delà de son territoire propre, s'il y a consensus parmi ses membres sur l'existence d'une menace à leurs intérêts; le leadership des Etats-Unis à l'OTAN est réaffirmé, y compris la présence de leurs officiers aux principaux commandements; le partage du fardeau (burden sharing) militaire et financier sera plus «équitablement» réparti, l'élargissement n'entraînera aucune augmentation de la part américaine au budget de l'organisation, qui devrait même diminuer et ne pas dépasser le montant versé en 1998; le président américain est tenu de consulter le Sénat à l'avenir, avant toute nouvelle admission à l'OTAN.

C'est sur ce dernier point que l'administration Clinton est le plus entravée par le Sénat: en effet, un amendement présenté par le sénateur républicain John Warner (Virginie), fixant un délai de trois ans minimum avant toute nouvelle admission à l'OTAN, a obtenu 41 voix - soit moins qu'il n'en faut pour être adopté, mais largement plus qu'il n'en faudrait pour bloquer une nouvelle admission. Or, la politique officielle de l'administration, adoptée par le sommet de Madrid, est celle de la «porte ouverte», jusques et y compris pour les pays baltes, ex-républiques de l'URSS, dont Moscou affirme que leur intégration à l'OTAN serait considérée comme un casus belli. Par ailleurs, Zbigniew Brzezinski, qui est le principal concepteur de la première phase de l'élargissement de l'OTAN, a déjà proposé que le sommet de Washington invite la Slovénie, la Roumanie éven-tuellement, et... la Lituanie à adhérer à leur tour à l'OTAN (18).

L'administration Clinton se trouve ainsi confrontée à un véritable dilemme au sommet de Washington: soit reporter toute nouvelle décision d'élargissement et donner ainsi l'impression qu'en réalité il n'y en aura plus; soit prendre le risque d'être désavouée par le Sénat, qui demandera qu'un bilan de la première étape soit dressé avant tout pas supplémen-taire. Or, tout semble indiquer que l'intégration des trois nouveaux membres est loin d'être réalisée sur le plan militaire (19), ce qui contribue à dévaloriser la vocation militaire de l'OTAN que le Sénat a tenu, par ailleurs, à souligner.

L'intégration de la Lituanie a fort peu de chances d'être acceptée par le Sénat, à supposer qu'elle puisse faire l'unanimité au sein de l'OTAN. Un compromis serait possible sur la Slovénie, en arguant du fait qu'elle est indispensable afin d'assurer une continuité territoriale entre la Hongrie et le reste de l'OTAN. Ce qui est sûr, toutefois, c'est que les choix qui se dégageront du sommet de Washington seront plus conformes aux orientations votées par le Sénat américain qu'aux souhaits en sens contraire exprimés par plusieurs gouvernements européens, dont les gouvernements actuels de Bonn et de Paris.

L'événement le plus marquant du sommet de Washington, convoqué en avril 1999 pour célébrer le cinquantenaire de la fondation de l'OTAN, est sans nul doute la participation des trois nouveaux États membres, transfuges du défunt pacte de Varsovie. L'élargissement de l'OTAN à l'Est constitue, en effet, le signe le plus fort de la victoire historique de l'Occident dans la guerre froide. Ce choix straté-gique entretient avec la Russie une tension qui, à son tour, justifie la su-zeraineté des États-Unis sur ses voisins, l'Allemagne et l'Europe, et bloque tout progrès vers une éventuelle alliance régionale euro-russe, qui pourrait tenir tête à l'hégémonie américaine. Au contraire, l'accroissement du rôle militaire de l'Allemagne en particulier, dans le cadre d'une alliance américaine dirigée contre la Russie, a pour effet de renforcer les craintes de Moscou et de l'inciter à s'assurer les bonnes grâces des États-Unis.

C'est pourquoi le sort futur de l'élargissement de l'OTAN sera la question la plus épineuse au menu des travaux du cinquantenaire. Elle est, en même temps, la démonstration la plus éloquente des limites de «l'identité européenne» en matière stratégique, l'Europe s'étant montrée incapable de faire un choix autonome sur cette question qui la concerne au premier chef, car elle détermine son avenir et les conditions de sa sécurité. Du sort de l'OTAN et des rapports avec la Russie dépend toute la configuration politique et stratégique future du continent européen, au cœur duquel passait le rideau de fer de la bipolarité. Le sort en est déjà jeté: en cette veille du XXIe siècle, il augure mal de l'avenir sécuritaire d'une Europe tant meurtrie au cours du siècle qui s'achève.

28 février 1999

Critique communiste n°155, Printemps 1999

Notes

1. Voir à ce sujet l'article du célèbre histo-rien américain de la guerre froide, le professeur John Lewis Gaddis, " History, Grand Strategy and NATO Enlargement ", Survival (Londres), vol. 40, n° 1, Spring 1998.

2. Voir Paul-Marie de la Gorce, "Quand l'Europe refuse une défense... européenne», Le Monde diplomatique (Paris), juillet 1997.

3. Pour une bonne description du processus de la décision américaine, voir Mark Danner, "Marooned in the Cold War: America, the Alliance, and thé Quest for a Vanished Worid", Worid Policy Journal (New York), vol. XIV, n° 3, automne 1997.

4. Zbigniew Brzezinski et Anthony Lake, "The Moral and Stratégie Imperatives of NATO Enlargement », International Herald Tribune du 1e juillet 1997.

5. Le troisième argument de Brzezinski et Lake est celui de la démocratisation des pays concernés. Il ne convaincra que ceux qui veu-lent bien croire que l'appartenance à l'OTAN constitue en soi un gage de démocratie. Faut-il rappeler que le Portugal salazariste fut un membre fondateur de l'Alliance et que la Tur-quie des généraux en est l'un des piliers actuels?

6. Réponses écrites de l'administration aux questions du sénateur Hutchison et 19 autres sénateurs, dans "The Debate Over NATO expansion », Arms Control Today (Washington), vol. 27, n° 6, September 1997, p. 3.

7. George Bunn, Robert Bowie, David Cal-leo et al., « An Open Letter to U.S. Président Bill Clinton ».

8. Deux jours après l'annonce, le 14 mai, de la signature imminente d'un accord entre l'administration de Boris Eltsine et l'OTAN, le FMI a débloqué une tranche de près de 700 millions de dollars, longtemps retenue sur un crédit total à la Russie de 10 milliards de dollars

9. Lucide, Boris Eltsine a déclaré à propos des accords avec l'OTAN que « leur succès dé-pendra de leur application"

10. Citations extraites du texte de « L'Acte fondateur OTAN-Russie » publié dans Le Monde

Voir ci-dessus