Les Procès de Moscou
Par Jean-Michel Krivine le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

De 1936 à 1938 se déroulèrent dans la Maison des Syndicats à Moscou 3 procès où furent jugés et condamnés 54 personnes. La plupart seront fusillées. Parmi elles des vétérans du parti bolchevik, compagnons de Lénine.

« La hantise que nous avons tous de l'erreur judiciaire n'existe que si l'accusé nie son crime, s'il crie jusqu'au bout son innocence .... Si le capitaine Dreyfus avait fait des aveux, il n'y aurait pas eu d'Affaire Dreyfus (...). Il est contraire à toutes les données de l'histoire de la justice criminelle de supposer que, par des tortures ou des menaces de tortures, on fasse avouer des innocents dans la proportion de seize sur seize ».

Ces paragraphes ne sont pas extraits d'un numéro de l'Humanité mais bien du rapport publié en novembre 1936 par la Ligue des Droits de l'Homme (présidée par Victor Basch) sur le premier procès de Moscou : il concluait à la culpabilité des accusés.

On pourrait multiplier les citations et mettre en évidence ce que fut la crédulité de beaucoup d'intellectuels et d'hommes politiques alors que Staline avait inauguré la période répressive la plus épouvantable de son règne. Rappelions sommairement le déroulement des faits.

De 1936 à 1938 se déroulèrent dans la Maison des Syndicats à Moscou 3 procès où furent jugés et condamnés 54 personnes. La plupart seront fusillées. Parmi elles des vétérans du parti bolchevik, compagnons de Lénine, des anciens oppositionnels de diverses tendances et des agents provocateurs. Tous avoueront des crimes impensables et réclameront le châtiment le plus sévère qui leur sera généreusement octroyé. Ces procès seront publics et largement couverts par la presse et les diplomates occidentaux.

Le premier d'entre eux, celui du « Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste » ne durera que 4 jours : parmi les 16 accusés figurent des membres de la « vieille garde bolchevique » (Zinoviev, Kamenev, Evdokimov) et d'autres moins connus. Le procureur général Vychinski qui les accable est un ancien menchevik de droite, ennemi déclaré de la révolution d'Octobre, n'ayant rejoint le PC qu'en 1920, une fois le régime bien établi. Il deviendra vite un stalinien zélé. Les inculpés sont accusés d'avoir constitué un Centre en vue de « s'emparer du pouvoir à tout prix ». Ils sont à l'origine d'actes terroristes, effectués ou envisagés, « contre les chefs les plus éminents du Parti et du gouvernement », conformément aux instructions de Trotsky. C'est un de leurs groupes qui a commis en décembre 1934 « l'assassinat perfide du camarade Kirov », le populaire leader de Leningrad.

Tous les accusés refusent les services d'un avocat, plaident obséquieusement coupable, sont tous condamnés à mort et fusillés dans les 24 heures. Le 23 janvier 1937, c'est le tour de Piatakov, vieux militant de la jeune génération (il a 46 ans), administrateur de talent et l'un des six cités élogieusement par Lénine dans son « Testament », ainsi que de Karl Radek, brillant journaliste, lié depuis toujours aux mouvements ouvriers polonais et allemand. Avec eux se retrouvent 15 inculpés, essentiellement des cadres économiques de haut rang.

Le motif d'inculpation a changé : cette fois il sont accusés d'avoir formé un « Centre anti-soviétique trotskyste » dit « de réserve » au cas où le Centre précédent aurait été découvert. Ici il ne s'agit plus uniquement d'actes terroristes pour s'emparer du pouvoir mais également d'actes de sabotage (déraillements de trains, explosions et incendies dans les mines et les usines, etc...) en vue de rétablir le capitalisme avec l'aide des services secrets nazis et japonais. C'est toujours Trotsky qui tire les ficelles. 13 des 17 accusés sont condamnés à mort et aussitôt exécutés.

Le troisième et dernier procès public, celui du « Bloc des droitiers et des trotskystes », s'ouvre le 2 mars 1938. Trois des anciens membres du Bureau politique de Lénine tiennent la vedette : Boukharine (celui « qui jouit à bon droit de l'affection du Parti tout entier », selon la fameuse « Lettre au Congrès» encore appellée « Testament » de Lénine), Rykov (élu à 24 ans, en 1905, au Comité central du Parti) et Krestinski (ayant adhéré en 1903). Sont à leurs côtés Rakovski, ancien président du Conseil des commissaires du peuple d'Ukraine et ancien membre de l'Opposition de gauche qui ne capitula qu'en 1934, lagoda, l'un des fondateurs de la police politique, qui mit en scène le premier procès, ainsi que plusieurs sommités médicales du Kremlin tout simplement accusées d'avoir sciemment fait passer de vie à trépas Gorki, son fils et quelques autres. Ils sont tous l'objet d'accusations identiques à celles du procès précédent mais on va cette fois affirmer qu'ils avaient déjà commencé à comploter au moment de la Révolution (et pour certains, bien avant...). Tous, sauf trois, sont condamnés à mort après l'avoir pratiquement réclamé.

Ces trois procès firent la une des journaux du monde entier pendant des mois. On se perdait en conjectures : était-il possible que de vieux militants, dont certains étaient très connus dans le mouvement ouvrier européen, en soient venus à renier l'idéal de toute leur vie et à s'allier à la Gestapo pour combattre Staline et rétablir le capitalisme ? D'un autre côté, ils avaient tous avoué devant un public où la presse internationale était représentée (et pas seulement la presse communiste), aucun (sauf Krestinski pendant 24 heures) n'a émis aucune fausse note, c'était pourtant une occasion unique pour faire éclater la vérité si les procès avaient été truqués. Il faut reconnaître qu'à partir du deuxième procès, l'incrédulité se généralisa. En dehors des communistes et de leurs sympathisants, les aveux ne convainquent plus grand monde tant ils sont invraisemblables, monotonement répétitifs et constituent l'unique preuve de culpabilité en l'absence de tout document ou témoignage crédible.

Cependant demeuraient deux ques-tions essentielles auxquelles presque personne ne pouvait répondre : pourquoi ces aveux et comment les avait-on obtenus ? Nous disons « presque personne » parce que, comme le fait remarquer l'historien Nicolas Werth : « En 1936-1938, la seule approche résolument démystificatrice des procès de Moscou émane du petit noyau de gens directement impliqués dans l'affaire, Trotsky, Sédov et leurs partisans ».

En 1936, le Parti Ouvrier internationaliste français (POI) édita un « Livre rouge sur le procès de Moscou » dans lequel Sédov, le fils de Trotsky expulsé d'URSS avec lui, mettait en pièces l'accusation et expliquait qu'on n'avait gardé pour le procès que les inculpés brisés au cours de l'instruction, les autres ayant été fusillés discrètement : « Outre la torture de l'interrogatoire - la même question est posée du matin au soir, des semaines durant, à l'accusé qui reste debout - outre le tourment quant au sort de leurs familles et autres tortures prises dans l'arsenal de l'Inquisition la plus noire et la plus terrible, le passage par les armes d'un certain nombre d'accusés fut un des "arguments" les plus décisifs de l'instruction staliniste ». Sédov émet l'hypothèse qu'en répétant littéralement les propos du procureur les inculpés ont voulu dire au monde entier; « ne nous croyez pas ; est-ce que vous ne voyez pas que tout cela est mensonge, mensonge du commencement à la fin? ».

En 1937, dans « Les crimes de Staline», Trotsky faisait le bilan des deux premiers procès et aboutissait à des conclusions identiques. Dans ce livre, écrit par fragments, se trouve le discours qu'il prononça devant la Commission d'enquête internationale sur les procès de Moscou constituée en mars 1937 à New-York, sous la présidence du philosophe J.Dewey Après plusieurs mois de travail cette commission avait abouti à la conclusion que les procès de Moscou étaient une « imposture » et que Trotsky et son fils étaient « non coupables ».

Soixante ans plus tard, on ne peut que reconnaître la lucidité de l'Opposition de gauche au moment des événements. Les procès de l'après-guerre dans les démocraties populaires (Kostov, Rajk, Slansky) ne seront que des copies conformes de ceux de Moscou comme l'avait bien montré Annie Kriegel dans son livre de 1972 sur « Les grands procès dans les systèmes communistes ». Cependant après Stalingrad, l'URSS jouit d'un énorme prestige et le souvenir des procès de Moscou s'est estompé. Il faudra repartir à zéro mais la crédulité sera beaucoup moins grande.

La façon de faire avouer est maintenant bien connue et nettement moins romantique que celle imaginée en 1940 par Koestler dans « Le Zéro et l'Infini » (un dernier sacrifice au nom de l'intérêt supérieur du Parti...). Elle sera relatée en détail par Arthur London en 1968 dans «l'Aveu » et explique pourquoi ont «avoué» pareillement des ecclésiatiques et des industriels qui n'avaient pas de raison majeure de se dévouer une dernière fois pour la Révolution. Quant aux raisons de ces procès publics, elles sont maintenant bien établies et nous en retiendrons deux principales.

Devant les catastrophes engendrées par la collectivisation brutale et l'industrialisation lourde à outrance il fallait trouver un bouc émissaire. La ligne stalinienne ne pouvant être que géniale c'est son application qui est entravée par les comploteurs et saboteurs trotskystes haut placés en liaison avec l'étranger. Ce leitmotiv sera seriné au cours d'innombrables réunions et finira par avoir une audience certaine dans la population. La première fonction pédagogique des procès est donc d'enseigner au Soviétique moyen, alors que la vie dans la Russie nouvelle devrait être « belle et joyeuse », quels sont les responsables des queues devant les magasins d'alimentation, de la baisse de son pouvoir d'achat de 50 en dix ans et de l'exiguïté de la pièce unique qu'il occupe avec sa famille dans un appartement communautaire.

La deuxième fonction pédagogique montre de façon très convaincante que personne, si haut placé soit-il (en dehors du ?1), n'est à l'abri s'il rechigne à suivre aveuglément la ligne et les directives. La seule chance de survie politique (pour ne pas parler de la survie tout court) est de n'être qu'un rouage, sans aucune autonomie, se contentant de transmettre et d'appliquer les décisions d'en haut, en demeurant courbé devant l'échelon supérieur et rigide devant ceux d'en bas.

Victor Serge fait d'ailleurs remarquer que la liquidation de tous les « vieux bolcheviks » s'explique en dernière analyse par le fait que, quoi qu'ils en aient, ils demeuraient dangereux pour Staline dans la mesure où malgré leurs capitulations successives, ils avaient un passé et un prestige qui ne lui devaient rien et constituaient donc un risque potentiel de direction de rechange. Rien de tel avec la nouvelle génération de bureaucrates qui prendra leur place mais qui n'en connaîtra pas pour autant la sécurité de l'emploi....

Au terme de ce survol des trois procès de Moscou, il ne faut surtout pas oublier que pendant que se déroulait le grand spectacle à la Maison des syndicats, des centaines de milliers de cadres politiques, économiques, intellectuels ou même de simples citoyens étaient discrètement arrêtés, cuisinés, déportés ou exécutés alors qu'un procès à huis-clos (celui du maréchal Toukhatchevski, en juin 1937) liquidait quelques 35.000 des meilleurs officiers et soldats de l'Armée rouge et faillit être fatal à l'Union soviétique lors de l'attaque nazie.

Inprécor n°418, novembre 1997

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