La chute de Vienne la Rouge
Par Ataulfo Riera le Vendredi, 16 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

Le mois de février 1934 est un moment crucial dans l'histoire du mouvement ouvrier. Un peu plus d'un an s’est écoulé depuis la résistible ascension d'Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Les gravissimes erreurs des partis communistes stalinisés et des sociaux-démocrates avaient laissé le champ libre à une offensive réactionnaire qui s'est articulée à l'échelle européenne. En Autriche, le parti chrétien bourgeois du chancelier Dolfuss s'était étroitement lié à l'Italie mussolinienne et était de plus en plus engagé sur la voie d'un véritable “austro-fascisme”  - ou “catho-fascisme”, car fortement teinté de cléricalisme réactionnaire. Le 12 février 1934, face à de nouvelles perquisitions et des arrestations de ses dirigeants par la police, la milice ouvrière du parti social-démocrate autrichien, le Schutzbund, déclenche une insurrection armée à Vienne et dans quelques autres villes. Mais cette insurrection se terminera par le massacre de 1.200 travailleurs viennois, plus 5.000 blessés et par la consolidation d'un régime clérical-fasciste qui détruira toute trace de démocratie. Comment expliquer cette défaite ?

Le Parti ouvrier social-démocrate autrichien (SDAPO) est, au lendemain de la Première guerre mondiale le plus puissant des partis socialiste d'Europe. En 1930, il représente encore 41% de l'électorat et compte 600.000 membres. Il s'appuie sur son bastion de "Vienne la Rouge" dans laquelle il a toujours obtenu aux alentours de 60% des scores électoraux. Dans cette ville, il a mené une série de réformes sociales très avancées, allant de l'édification d'une infrastructure urbaine gigantesque et moderne, avec des logements de qualité et à bas prix pour les ouvriers, jusqu'au développement d'un réseau d'initiatives d'assistance sociale, de santé et culturelle sans précédent ni équivalent dans le monde capitaliste.

Tout cela a été bâti à un moment où les conditions étaient des plus favorables pour lui; immense prestige de la direction du parti ("les austro-marxistes"): absence d'une opposition communiste sérieuse tant elle a été affaiblie dans un premier temps par la "maladie infantile" du gauchisme et ensuite par l'absurdité des directives du Komintern stalinisé; retard dans la construction d'une opposition marxiste-révolutionnaire fragile et divisée; tels sont les facteurs qui expliquent l'hégémonie de la social-démocratie sur le mouvement ouvrier autrichien de l'époque.

Le "Republikanischer Schutzbund", la ligue de défense républicaine a été constitué en 1923 par le SDAPO pour faire face aux bandes armées de la droite. Dès 1924, il comptait un effectif de 120.000 hommes armés. Chiffre énorme, non seulement par rapport à la population autrichienne, mais surtout si l'on tient compte de la modestie des forces armées de l'Etat qui étaient limitées à 30.000 hommes par le traité de paix qui a suivi la Première guerre mondiale.

De plus, il ne s'agissait pas d'une milice d'opérette ou de carnaval, sans préparation technique ni volonté de lutte, que du contraire. Son entraînement avait été assuré par des officiers de carrière attirés par le Parti socialiste pendant la révolution de 1918. L'armement n'avait pas non plus été négligé; s'il provenait en partie des premières années qui ont suivi la révolution de novembre 1918, une autre partie était beaucoup plus moderne car son acquisition avait été facilitée par la Tchécoslovaquie dont les dirigeants socialistes étaient inquiétés par l'ascension d'un mouvement de type fasciste chez leur voisin autrichien.

Ce qui a empêché cette force extraordinnaire - tant du point de vue social que militaire - d'obtenir la victoire fut la stratégie strictement défensive et paralysante de ses chefs, particulièrement nocive parce qu'elle était camouflée par une phraséologie de gauche. Otto Bauer, l'un des plus prestigieux représentant de l'austro-marxisme admettait et justifiait ainsi la nécessité d'un affrontement armé avec la bourgeoisie; "La grande bourgeoisie restera-t-elle passive face à notre croissance politique qui mine sa domination. N'essayera-t-elle pas de nous arracher nos votes avant que ces derniers ne nous donnent le pouvoir ? Ne tentera-t-elle pas de détruire la république démocratique avant qu'elle ne tombe entre nos mains ?" Mais toutes ces belles paroles restaient lettre morte lorsqu'il fallait concrètement répondre aux provocations et aux agressions réactionnaires.

Les prémisses de la déroute

Au moment où la crise mondiale du capitalisme frappe également l'Autriche, les puissants syndicats sociaux-démocrates  acceptent au nom du "moindre du mal" d'incessants reculs sur le terrain de la défense des salaires et des conditions de travail. Tout cela finit par corroder la force structurelle et la cohésion de la classe ouvrière autrichienne. Les chiffres de l'adhésion syndicale donnent un indice alarmant de cette érosion: en 1921, le nombre d'affiliés dans les syndicats dirigés par le SDAPO était de 1.079.777. Ce nombre est ensuite descendu à 772.762 en 1927 et à 520.162 en 1932.

Mais au-delà de la baisse des effectifs,  qui échappait aux dirigeants sociaux-démocrates, c'était avant tout la perte de capacité de lutte des militants, y compris parmi les moins disposés à la capitulation, à cause des effets démoralisateurs et conjugés de la crise économique (chômage massif) et, surtout, des occasions de riposte gâchées au cours des années précédentes.  En 1927, une grave provocation de la bourgeoisie a été le détonateur d'une riposte populaire qui fut durement réprimée par la police avec un bilan de 94 morts et 2.000 blessés. Pendant ces événements, le Schutzbund avait été immobilisé ou, pire encore, n'avait été utilisé que dans le but de contrôler et de freiner les protestations des masses.

Le 15 mars 1932, après avoir brisé une grande grève des travailleurs des chemins de fer, le chancelier Dolfuss suspend purement et simplement le Parlement. La réaction du SDAPO est nulle. Comme l'expliquera par la suite Otto Bauer lui-même dans une auto-critique honnête mais tardive: "Nous aurions pu riposter le 15 mars en appelant à une grève générale. Jamais les conditions de succès n'avaient été meilleures. Les masses des travailleurs attendaient notre signal. (…) Mais nous avons reculé, en plein désarroi, devant le combat  (…). Nous avons retardé la lutte parce que nous voulions éviter au pays le désastre d'une sanglante guerre civile. La guerre a éclaté néanmoins onze mois plus tard, mais dans des conditions plus défavorables pour nous. Ce fut une faute - la plus néfaste de toutes nos fautes” (2).

Vienne la Rouge est écrasée

En 1934, à cause de cette ultime et principale reculade, de nombreux militants du Schutzbund n’ont pas répondu à l'appel aux armes pour une insurrection qu'ils savaient désormais vouée à l'échec. Quant à la classe ouvrière dans son ensemble, elle "n'y croyait plus ". Le parti social-démocrate et ses organisations paramilitaires ont donc affronté l'inévitable choc final dans les pires conditions qui soient; celles fixées par l'adversaire de classe. Le fameux argument justifiant la passivité et selon lequel  "au moment opportun, nous saurons riposter"  révélait toute son inconsistance et son caractère mystificatoire. Le "moment opportun" sans cesse esquivé n'arriverait plus. Ce qui n'était pas le cas des attaques armées contre le mouvement ouvrier, des licenciments, des interdictions de journaux de gauche et des perquisitions des sièges des organisations ouvrières au cours desquelles furent saisies quantités d'armes tenues inutilement en réserve précisément en attente "du moment opportun".

De plus, le 12 février, ce n'est pas la direction nationale social-démocrate qui a tiré la conclusion qu'il n'était plus possible de tergiverser et qu'il fallait réagir. Certaines directions locales de quelques villes et localités, sous la pression des membres,  ont décidé de répondre par les armes aux multiples agressions des forces "de l'ordre" contre les sièges des organisations ouvrières. Dès la nouvelle des premières perquisitions et arrestations dans la matinée du 12 février, les affrontements ont commencé à Linz et, face à l'inertie de la direction du parti, ils ont servi de détonateur pour une bataille généralisée à Vienne et dans quelques autres villes.

Le prix à payer pour une mobilisation spontannée à partir d'en bas et qui n’a été que tardivement avalisée par une direction centrale - qui n'osait prendre l'initiative mais ne voulait pas non plus se couper totalement de sa base -  fut l'inefficacité et l'absence de coordination. Lorsque le gros des troupes du Schutzbund a enfin été mobilisé, c'était pour se trouver face aux formations parfaitement organisées et bien établies des forces de répression qui, entre temps, avaient mis la main sur bon nombre de stocks d'armes. La plupart des points stratégiques dont l'occupation était prévue (ponts, bâtiments publics, centres de communication) étaient déjà fortement défendus et devenus imprenables.

Dans ces conditions, après quatre jours de combats et malgré une lutte héroïque, le Schutzbund était battu, l'heure de la retraite et de la répression avait sonné. Quelques jours après les événéments, Otto Bauer écrit en guise de bilan: "Cette défaite était-elle inéluctable ? (…) si les chemins de fer avaient été arrêtés, si la grève générale s'était étendue à tout le pays, si le Schutzbund avait attiré à sa suite toute la masse des ouvriers dans tout le pays, le gouvernement n'aurait alors guère réussi à se rendre maître de l'insurrection". Certes, mais pourquoi la masse des ouvriers n'a-t-elle pas suivi ? On peut  répondre à cette question avec Pierre Broué: "(…) seuls de jeunes ouvriers que les dirigeants ont isolés des masses se sont battus. La grande masse s'est abstenue, non qu'elle ne se sentait pas concernée, mais parce que toutes les décisions avaient été prises pour elles, à sa place, par des dirigeants qui avaient démontré qu'on ne pouvait attendre d'eux aucun succès." (3).

1. D'après un article d'Antonio Moscato, Bandierra Rossa, 19.2.1984. / (2) Otto Bauer, “L’insurrection des travailleurs autrichiens”, éd. L'Eglantine, Bruxelles 1934. / (3) Pierre Broué, "Histoire de l'Internationale communiste 1919-1943", éd. Fayard 1997.

Voir ci-dessus