Daniel Bensaïd sur Mai 68 (2) Vidéo
Par Daniel Bensaïd le Samedi, 03 Mai 2008 PDF Imprimer Envoyer
"Il y a eu une période de crise, une période de 3 jours où effectivement ceux d'en haut ont paniqué"

"Ce qui était réellement possible c’était de renverser le pouvoir gaulliste par la grève générale."

Quand de Gaulle a disparu en Baden-Baden, quand personne ne savait où il était, il y a eu un moment de vide et celui qui l’a compris, c’était un politicien bourgeois de l’époque. C’était François Mitterrand. Il faut pas laisser le vide et il a proposé un gouvernement populaire en expliquant : "Un gouvernement populaire sans négociations ni dosages". Mitterrand n’était pas secrétaire du parti socialiste. Il présidait un petit groupe, je dirais de centre gauche qui n’avait pas de base sociale, un groupuscule d’une certaine manière dans son genre mais il avait été institué en 65 par l’élection présidentielle comme incarnation de la gauche, ce qui lui donnait un rôle disproportionné, démesuré, sans troupes et il a servi d’alibi à la passivité du Parti communiste. Le gouvernement populaire, et il l’explique, sans dosages ni négociations, ça voulait dire qu’il mettrait un ou deux ministres communistes. Non seulement ça n’effraiera personne mais ce sera plutôt rassurant parce que ce sont des gens qui ont le sens de l’ordre. Il a lancé le programme qu’il a accompli 13 ans plus tard quand il est arrivé au gouvernement. Or tout n’était pas possible mais par exemple viennent de paraître cette semaine des extraits du Nouvel Observateur de la semaine dernière du livre que j’ai évoqué de Daniel Cohn-Bendit. Quelle est pour lui l’erreur de 68 ? "Quelle erreur de penser" dit-il "qu’une grève générale pourrait être suivie d’une prise de pouvoir". Il dit, "le véritable acquis de 68 c’est les négociations de grenelle". Celles-là même qui on été rejetées massivement par les travailleurs à l’assemblée de Renault. Vous verrez ça dans les films documentaires comment le secrétaire général de la CGT se fait huer par une assemblée générale d’ouvriers Renault. Ça c’était un événement effectivement. Alors Grenelle qui pour nous à l’époque, Cohn-Bendit inclus, était exactement l’initiative pour casser et arrêter la grève, devient aujourd’hui le modèle des acquis de 68. En revanche, c’était une erreur juvénile de penser qu’une grève générale pouvait être suivie d’une prise de pouvoir. D’une prise de pouvoir peut-être pas, mais ce qui était réellement possible c’était de renverser le pouvoir gaulliste par la grève générale.

Nous étions à l’époque un vrai groupuscule, j’en dirai deux mots. Il n’y avait pas des soviets partout. Les quelques cas d’auto organisation, de conseils, de coordination à Nantes, à Saclay, on en a d’autant plus parlé qu’ils étaient exceptionnels. Ce n’était pas la généralité. Dans la plupart des cas, les directions syndicales ont parfaitement gardé le contrôle de la situation. Il y a eu peu d’assemblées générales, il y a eu peu de délégués élus. En gros, les appareils ont fonctionné. Mais en revanche, à ce moment là où le pouvoir vacillait, renverser le pouvoir gaulliste par la grève générale même s’il en était sorti un gouvernement Mitterrand, Mendès France qui étaient les personnalités en vue à l’époque, ça changeait beaucoup de choses pour la suite, non seulement pour ce qui s’en serait suivi en France, mais y compris pour la dynamique des luttes des années 70 en Europe.

Or, c’est ça pour nous quand même qui est important c’est de dire : il y a eu trois jours et trois jours c’est précisément ce qui se présente dans l’histoire, des moments rares, exceptionnels où il faut savoir se décider, où il faut savoir oser. Bien sûr, on n’est jamais sûr de gagner, ça serait trop simple si l’histoire était écrite d’avance, si on pouvait souscrire des assurances et des garanties sur l’avenir mais il y a des moments où le rapport de force permet d’oser. Par ailleurs, mêmes les fameuses barricades dont on va parler maintenant de manière lyrique, du 10 mai 68, franchement je sais pas si avec ce qu’on a appris depuis on les aurait faites. D’ailleurs personne n’a décidé. Tout d’un coup on a entendu : il se construit des barricades. Personne n’a décidé la prise de la Bastille en 1789, personne n’a décidé de monter des barricades, d’un mouvement, à un moment donné ça surgit. La responsabilité c’est: qu’est-ce qu’on fait par rapport à ça ? Est-ce qu’on s’en va se coucher comme l’ont fait certains ou est ce qu’on dit quelque chose est en train de se passer, que personne ne contrôle mais qui va créer un événement qui va changer quelque chose dans les rapports de force et prendre ses responsabilités dans ses situations là ?

Alors, maintenant ce qui a changé depuis, je ne veux pas régler des comptes, à l’époque on était plutôt main dans la main dans ce qu’on faisait avec les anarchistes à Nanterre avec Cohn-Bendit mais il dit dans le texte aujourd’hui, toujours dans le Nouvel Observateur, "d’abord culturellement nous avons gagné". Nom de Dieu, quand on est en 2008 avec la société dans laquelle on vit vous dire : "culturellement nous avons gagné" mais qui a gagné ? Qui sont les gagnants et les perdants de cette histoire de 40 années ? Culturellement on a gagné, mais socialement, on a gagné socialement ? Avec 3 million de chômeurs aujourd’hui ? Avec 7 millions de travailleurs pauvres dans ce pays ? Avec les restaus du cœur qui font chaque année plus de repas et qui augmentent d’année en année ? Il y a quelque chose d’indécent à dire quelque chose comme ça. C’est vraiment un sentiment de satisfaction d’une toute petite couche qui sont les bénéficiaires et les gagnants de 68. Ce qui nous intéresse nous c’est ceux qui ont perdu justement pendant ces 40 années là. À l’époque les Beatles chantaient : "getting better" ça va mieux. Aujourd’hui ça va mal, et même il y a un ancien ministre de Giscard qui est en train de faire un best-seller en disant que ça va mal finir, le titre du bouquin de François Léotard, vous ne l’avez pas connu comme ministre, vous n’avez rien perdu, mais finalement aujourd’hui il est mieux que quand il était ministre parce que dire que ça va mal finir (c’est le bouquin qui se vend le mieux aujourd’hui dans les librairies), c’est quand même un signe des temps. Donc qu’est-ce qui a changé depuis ? En France, je l’ai dit, montée du chômage, des sans logés salariés, les restaus du cœur étaient hier soir à la télévision un petit sujet sur Hénin-Beaumont où des salariés d’une entreprise textile. Il y a peut-être des camarades du nord ici, avec un patron par ailleurs italien, on leur propose ou le licenciement ou d’aller travailler au Brésil pour 200€ par mois, et je vous jure, le Brésil je connais. Même au Brésil, 200€ c’est pas le bout du monde. On leur demande maintenant de s’exporter et pas seulement de délocaliser le travail et de délocaliser les travailleurs pour qu’ils travaillent aux conditions de l’exploitation des travailleurs brésiliens. Et c’est pas par hasard même si on doit prendre les sondages avec des pincettes que dans les sondages parus l’an dernier, pour la première fois plus de 50% de la population de ce pays dit ouvertement penser que les générations présentes et futures, la vôtre, celle d’après, vivront plus mal que les générations passées et c’est déjà le cas. Et 50% des sondés de la même manière, c’est encore peu significatif, disent qu’ils n’excluent pas de pouvoir se retrouver un jour ou l’autre dans une situation de SDF, de sans logé, ce qui exprime une peur profonde devant l’avenir dans cette société. Et évidemment, y compris pour les étudiants, on voit la différence. Ce n’était pas une inquiétude sur l’avenir le mouvement de 68, pas du tout ! C’était ne pas supporter une société figée, rigide, moraliste. Ne pas supporter effectivement qu’on nous promette finalement de devenir les rouages de la société de consommation, etc. c’était pas le contexte du CPE, d’une lutte sur le contrat première embauche. Quand on sait le nuage du chômage qui pèse au-dessus des têtes et qui fait que là le lien avec le monde du travail, avec les salariés, c’est pas un problème de solidarité entre les étudiants privilégiés ou prétendus tels, et les salariés, c’est le CPE et le contrat nouvel embauche (CNE). C’est la lutte commune contre la précarité, contre l’exclusion, contre les nouvelles pauvretés qui s’ajoutent aux anciennes.

Et si les choses ne vont pas mieux, malgré la victoire culturelle célébrée par Cohn-Bendit 40 ans après en France, elles ne vont pas mieux non plus dans le monde. On sait très bien ce que sont les fléaux des années à venir. Vous avez vu ces derniers jours à la télé : flambée des matières premières, crise et émeutes alimentaires dans des pays comme l’Egypte, comme le Sénégal, comme le Mali et bien d’autres, qui ne sont pas certains les plus mal lotis en plus. Crise alimentaire, crise de l’eau, un quart à peu près de l’humanité est ou va être privé d’eau potable, ce qui a des conséquences, et sur l’hygiène, et sur l’alimentation et sur la santé désastreuses. Risque avec le réchauffement de la planète de la remontée des eaux salines dans les grands deltas donc de destructions de certains greniers alimentaires, en Asie, dans le delta du Nil etc. un camarade des Etats-Unis Mike Davis a publié l’an dernier un livre qui s’appelle : Le pire des mondes possibles sur le phénomène des bidonvilles sur la planète et ce n’est pas du tout une fantaisie de science fiction. La prévision à échelle, non pas d’un siècle mais d’ici trente ans c’est qu’un milliard 800 million à 2 milliards d’individus, entre un quart et un tiers de la population mondiale vivront dans des bidonvilles. C’est déjà une part importante, si on regarde l’Amérique latine, Kinshasa, Nairobi ou Calcutta, etc. C’est une véritable bombe sociale : de détresse sociale, de malnutrition, d’épidémies. C’est une véritable bombe effectivement qui doit se résoudre.

Mais ça c’est pas un phénomène propre au Mexique. Privatiser la rue, privatiser l’espace avec tout ce qui en vient derrière : la peur, l’autodéfense des citoyens nantis. On a l’impression d’être menacé par un monde hostile. C’est un monde assiégé. Et alors qu’on nous a servi le discours et encore des mondes sans frontières. Non seulement les frontières existent - on en fait l’expérience tous les jours ici avec des expulsions de sans-papiers - mais elles sont parfois remplacées par des murs. Pas seulement entre Israéliens et Palestiniens et territoires palestiniens occupés mais également entre le Mexique et les Etats-Unis avec les mêmes entreprises qui construisent, avec les mêmes équipements électroniques de mouchardage et de détection électronique et les murs à l’intérieur même des pays comme ceux de ce film mexicain qui est exemplaire mais qui existe, c’est pas de la fiction. Autrement dit c’est un partage entre les pauvres. Disons qu’ils ont déclaré la guerre aux pauvres, c’est peut être excessif de le dire comme ça, pas seulement dans la guerre militaire en Irak mais également le démantèlement méthodique de ce qui avait pu être gagné en termes de protection, de droits sociaux, du code du travail, etc.

Transcription: Thouraya Ben Youssef

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