Aux capitalistes de payer leur crise! Trois mesures d’urgence anticapitaliste face à la crise financière
Par C. Durant, H. Wilno, S.Treillet, E. Mandel le Dimanche, 12 Octobre 2008 PDF Imprimer Envoyer

Le capitalisme a une manière bien à lui de fêter le 160e anniversaire du « Manifeste du parti communiste » de Marx et Engels. Même s’il est entré dans une phase de turbulences aiguës il y a un peu plus d’un an, la crise n’en est qu’à ses débuts. Financière, économique, sociale, politique, et bientôt géopolitique, elle peut aujourd’hui être considérée comme une crise globale du capitalisme néolibéral. Elle impose aux forces anticapitalistes d’élaborer un programme à la hauteur d’une situation historique charnière, au cours de laquelle les lignes peuvent se déplacer extrêmement vite. Pour engager le débat, ce texte avance une série de mesures et de perspectives autour de grandes orientations.

1. Cautériser la crise financière et briser le pouvoir de la finance

Dans l’immédiat, les salariés n’ont rien à gagner à un effondrement du système financier, car un tel effondrement signifierait la fin du crédit, et la fin du crédit, c’est l’impossibilité de financer les activités réelles de production de biens et de services, donc une accélération dramatique de la crise sociale. Il n’y a donc pas lieu de s’opposer, sur le principe, au sauvetage des banques. En revanche, c’est sur les conditions dans lesquelles celui-ci s’effectue que doit se concentrer la bataille. Les banques défaillantes doivent passer sous contrôle public total, sans indemnisation de leurs actionnaires. Il faut aussi exiger l’ouverture des livres de comptes de toutes les banques, de manière à ce qu’un contrôle public effectif sur le secteur soit possible.

Par ailleurs, l’ensemble des débats qui s’engagent sur la « reréglementation » ouvre une brèche dans laquelle il faut s’engouffrer. Il ne faut pas se tromper, la libéralisation de la finance, au fil des années, a été une arme de destruction massive des droits sociaux et des services publics. Inversement, revenir sur ces mesures constituerait un point d’appui majeur pour les salariés. De ce point de vue, le travail de longue date d’Attac contre les paradis fiscaux ou pour la taxation des transactions financières, entre autres, est plus que jamais d’actualité.

De manière plus détaillée, des propositions de réglementation visant à briser le pouvoir de la finance et à mettre un terme aux crises récurrentes émergent. Les discussions sont souvent un peu techniques, mais une mesure mérite sans doute d’être mise en avant : l’abrogation de l’article 56 du traité de Lisbonne, qui interdit toute restriction à la circulation du capital et lui offre une condition essentielle pour mettre en concurrence les travailleurs et les sociétés. Cette mesure, déjà soutenue par plus de 37.000 personnes ayant signé la pétition « Stop-finance » (www.stop-finance.org), a de plus l’avantage d’offrir un lieu de convergence européen. L’indépendance des banques centrales constitue une autre cible de choix, car rien ne justifie qu’une institution aussi essentielle que la monnaie soit arrachée à un contrôle politique.

2. Un bouclier social face à la crise

Ce n’est pas aux salariés de payer la crise. L’une des causes fondamentales de la financiarisation, qui a conduit à la débâcle actuelle, est le fait qu’une part accrue de la richesse est allée aux profits et, pour la plus grande part, qu’elle a été distribuée aux rentiers, au cours des 25 dernières années. Pour protéger les salariés contre les conséquences de la crise, les réponses doivent donc peser sur les rapports entre capital et travail. Cela implique d’abord de ne rien céder sur nos revendications d’urgence sociale, notamment sur les augmentations de salaires, sur le droit au logement ou encore sur la gratuité des transports en commun.

De manière plus précise, deux mesures peuvent être avancées. Premièrement, opérer un prélèvement exceptionnel sur les dividendes et les transférer à un fonds de mutualisation sous contrôle des salariés. Ce fonds, dont l’usage devrait être débattu démocratiquement, permettrait par exemple de financer l’interdiction des licenciements en garantissant le maintien des revenus des chômeurs. Deuxièmement, garantir le pouvoir d’achat des salariés en retirant les aides publiques aux entreprises qui s’y refuseraient. De telles mesures permettent de faire payer la crise à ceux qui en sont responsables, tout en jetant les bases d’une meilleure répartition des richesses.

Au-delà de ces mesures d’urgence, un véritable bouclier social implique de mener à bien la contre-offensive, notamment dans le domaine de la santé et des retraites. Pour les retraites, c’est évident : fondamentalement, il n’y a pas de problème de financement ; l’allongement de la durée de cotisation n’est donc qu’un stratagème qui vise à affaiblir le régime par répartition en diminuant le niveau des retraites effectivement versées, puisqu’il est de plus en plus difficile de toucher une pension à taux plein. En conséquence, ceux et celles qui en ont les moyens sont incités à souscrire à une retraite par capitalisation.

Or, la crise du système financier va révéler au grand jour le risque considérable auquel sont exposés les salariés dont les retraites dépendent des fonds de pension. Des millions de personnes, aux Etats-Unis, vont en faire les frais. Il faut agir aussi sur la santé, en revenant sur toutes les mesures qui conduisent à rendre l’accès aux soins de plus en plus coûteux (franchises médicales, déremboursements, hausse du ticket modérateur…). Garantir les retraites par répartition et la gratuité de l’accès aux soins sont non seulement des mesures essentielles de justice sociale, mais aussi un moyen de faire face à la crise : en réduisant l’incertitude des salariés quant à leur avenir, on limite aussi la casse immédiate que va provoquer le recul de la consommation.

Enfin, le bouclier social se construira aussi au niveau local, par l’autodéfense des salariés et des communautés locales: entreprise par entreprise, contre les licenciements, il faudra exiger l’ouverture des livres de comptes pour montrer qu’il est possible de préserver les emplois. Et, pourquoi pas, comme les salariés de Lip en 1974, ceux de l’usine Continental de Guadalajara au Mexique en 2005, ou de nombreuses usines en Argentine après la crise de 2001, faire en sorte que les salariés prennent eux-mêmes le contrôle de leurs entreprises.

3. Pour l'écologie et pour l'égalité, un contrôle démocratique de l'orientation des investissements

Au-delà des mesures de défense immédiate des salariés et de la contre-offensive vis-à-vis du pouvoir de la finance, la crise est une opportunité majeure de permettre aux anticapitalistes de développer leur projet de société. Tout l’enjeu est d’être en mesure de passer d’une propagande abstraite sur les méfaits du capitalisme et la nécessaire socialisation des moyens de production à des mots d’ordres concrets.

On peut, dans la situation actuelle, s’appuyer sur deux éléments. Premier point: à quoi sert la finance, si ce n’est, après moult détours et spéculations, à répartir l’investissement des capitaux ? Aujourd’hui, c’est cette faculté d’orienter le développement de l’activité économique selon le seul critère du profit maximal qui est en crise. Il faut donc un autre mécanisme de direction de l’activité économique.

Second point: la planète et les sociétés humaines sont aujourd’hui au bord du gouffre du fait d’une orientation du développement économique qui détruit à une vitesse effroyable les écosystèmes et produit des inégalités extrêmes. Il nous faut une autre orientation de l’activité économique. Puisque la finance capitaliste a doublement failli dans sa gestion de l’investissement, toutes les banques doivent intégrer un pôle public de financement de l’économie.

Mais ce pôle public ne doit pas être une simple béquille au service du capital. Il doit s’accompagner d’un processus démocratique pour décider et planifier les grandes orientations de l’activité économique en fonction des besoins sociaux, et engager la transition vers un développement respectueux de la biosphère. Mettre en débat le mot d’ordre d’« états généraux de l’investissement pour l’écologie et pour l’égalité » permet ainsi de faire le lien entre la crise de la finance et l’écosocialisme. Voici une manière bien vivante de souhaiter un bon anniversaire au Manifeste du parti communiste!

Cédric Durand


Discours trompeurs: L’impossible régulation

L’emballement de la crise financière interroge sur la profondeur des contradictions du capitalisme mondialisé et sur les moyens mis en œuvre par les gouvernements pour y faire face.

Depuis le lundi 29 septembre, les événements se précipitent : rejet par la Chambre des représentants, aux États-Unis, d’une première version du plan Paulson, aggravation brutale de la crise avec l’effondrement de Wall Street et les faillites en chaîne de plusieurs grandes banques, adoption d’une nouvelle version du plan Paulson, poursuite malgré cela de la chute des cours sur toutes les places boursières.

Au-delà des effets en chaîne, la panique actuelle montre que le fonctionnement du capitalisme se heurte à un problème de « gouvernance » profond. En 1929, le « chacun pour soi » des différents États capitalistes avait approfondi la crise. Cette fois, on pouvait considérer, en dépit de l’instabilité chronique due à la multiplication des innovations financières, que les gouvernements et les banques centrales, ayant beaucoup appris, sauraient mener les politiques adéquates pour sauvegarder le fonctionnement des marchés, quitte à jeter au panier tous leurs principes de non-intervention dans l’économie et d’équilibre budgétaire. Plusieurs interventions gouvernementales antérieures étayaient cette hypothèse. Or, les événements des derniers jours conduisent à s’interroger sur cette capacité.

Même si le plan Paulson a été repêché, son rejet initial – alors qu’il était soutenu par Bush et les deux candidats à la présidence – est significatif. Certains économistes avaient des réserves sur son efficacité. Parmi les élus, ce rejet a résulté, d’un côté, de la réaction des républicains ultra-libéraux, avec un mélange de moralisme et de dogmatisme de marché. Mais, de l’autre, aussi de l’indignation d’une grande partie de la population, à l’idée de renflouer avec leurs impôts ceux-là mêmes qui leur ont fait perdre, ou menacent de leur faire perdre, leur logement, leur retraite et leur emploi. C’est sous cette pression qu’une bonne partie des élus démocrates a voté contre le plan. Certains démocrates de gauche ont commencé à formuler l’exigence de contreparties sociales à un tel plan. On voit donc poindre une crise d’orientation aux États-Unis.

Cette crise met en lumière la contradiction entre la mondialisation du capital et la fragmentation des États. Si les filiales des banques étrangères ont été incluses, à certaines conditions, dans le plan Paulson, au motif que leurs difficultés auraient les mêmes conséquences sur l’activité économique et sur l’emploi que celles des banques nationales, cela a suscité des protestations de la population américaine et des élus. L’espace mondial reste fragmenté en États, chacun d’entre eux ayant un rôle de gestion, au profit de la bourgeoisie, des grands équilibres sociaux-politiques et des compromis de classe sur leurs territoires respectifs, alors même que l’enchevêtrement des mécanismes de la crise ne connaît pas de frontière.

Ces problèmes sont démultipliés en Europe, où il n’y a pas d’État face à la Banque centrale européenne. Comme en 1929, aucune grande puissance, même les États-Unis, n’est en mesure d’imposer, par son leadership, une solution d’ensemble à la crise.

Il est indéniable que les discours les plus dogmatiques sur l’autorégulation des marchés vont devoir faire profil bas pour un temps, et que les États vont se donner les moyens d’utiliser différents outils d’intervention sur les marchés, même si leur mise en œuvre se heurte à des difficultés. Pour autant, le noyau dur du néolibéralisme (la libre circulation des capitaux, une répartition des revenus qui fait stagner les salaires loin derrière les profits qui accaparent l’entièreté des gains de productivité) n’est pas entamé, aucune fraction des classes dirigeantes n’apparaissant porteuse d’un projet de régulation différent, en dépit de leurs contradictions. C’est bien de la lutte des classes que dépendra un coup d’arrêt aux politiques libérales.

Henri Wilno et Stéphanie Treillet


Ernest Mandel: L'explication marxiste des crises capitalistes

L'événement détonnateur qui précipite les crises de suproduction est à distinguer de leurs formes d'apparition. Celui-ci peut être un scandale financier, une brusque panique bancaire, la banqueroute d'une grande firme, comme il peut être simplement le retournement de la conjoncture (mévente généralisée) dans un secteur clé du marché mondial. Ce détonateur peut être une brusque pénurie de matière première (ou énergétique) essentielle (...). Mais le détonateur n'est pas la cause de la crise. Il ne la précipite que dans la mesure où il déclenche le mouvement cumulatif décrit plus haut. Pour qu'il puisse le déclencher, il faut que coïncident toute une série de préconditions qui ne découlent nullement du jeu autonome du détonateur.

Contrairement aux crises pré-capitalistes qui sont presque toutes des crises de pénurie physique, des crises de sous-production de valeurs d'usage, les crises capitalistes sont des crises de surproduction de valeur d'échange. Ce n'est pas parce qu'il y a trop peu de produits que la vie économique est déréglée. C'est parce qu'il y a impossibilité de vente de marchandises à des prix garantissant le profit moyen que la vie économique se désorganise.

Quelles sont les causes des crises économiques capitalistes?

1) La suraccumulation des capitaux (...) accompagnée d'une surproduction des marchandises.

2) La "sous-consommation des masses". Marx a souligné à plusieurs reprises que "la cause dernière de toutes les crises réelles reste toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, opposées à la tendance de la production capitaliste de développer les forces productives comme si la capacité de consommation absolue de la société en était la limite". Mais pas dans le sens vulgaire selon lequel la crise pourrait être évitée si on augmentait davantage les salaires. Car les capitalistes sont avant tout intéressés, non pas à vendre des marchandises, mais à les vendre avec suffisamment de profit. Or, toute augmentation des salaires au-delà d'un certains seuil doit nécessairement réduire d'abord le taux et ensuite même la masse des profits.

3) "L'anarchie" de la production et la "disproportionalité" entre les différentes branches de la production, inhérentes à la propriété privée et à l'économie marchande généralisée.

4) La chute du taux de profit. Mais non dans le sens mécaniste du terme.

Pour comprendre l'enchaînement réel entre la chute du taux de profit, la crise de surproduction et l'éclatement de la crise, il faut distinguer les phénomènes d'apparition de la crise, les détonateurs de celle-ci, leur cause plus profonde et leur fonction dans le cadre de la logique immanente du mode de production capitaliste.

La crise économique capitaliste est toujours une crise de surproduction de marchandises. La suproduction signifie toujours que le capitalisme a produit plus de marchandises qu'il n'y avait de pouvoir d'achat disponible pour les acheter aux prix de production, c'est à dire à des prix qui rapportent aux propriétaires de ces marchandises le profit moyen escompté. Quels que soient les méandres profonds de l'analyse, le premier phénomène à saisir est bien celui de cette rupture brutale de l'équilibre instable qui existe en "temps normal" entre l'offre et la demande de marchandises: Bruquement, l'offre dépasse la demande solvable au point de provoquer massivement un recul des commandes, et une réduction importante de la production courante.

Ce sont cette mévente, ce déstockage et cette réduction de la production courante qui entraînent le mouvement cumulatif de la crise: réduction de l'emploi, des revenus, des investissements, de la production etc. et ce dans les deux départements fondamentaux de la production, celui des biens de production et celui des biens de consommation. (...)

En définitive, la crise est une manifestation de la chute du taux de profit en même temps qu'elle est révélatrice de la surproduction de marchandises.

Ernest Mandel, "La crise, 1974-1978", éd. Flammarion, Paris 1978.

 

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