Les mobilisations pour la Palestine: bilan et polémiques
Par Chris Den Hond, Ataulfo Riera, Daniel Tanuro et Hamel Puissant le Vendredi, 23 Janvier 2009 PDF Imprimer Envoyer

La guerre d'agression contre Gaza par l'Etat sioniste a provoqué la plus importante vague de mobilisations de toute l'histoire de la solidarité avec le peuple palestinien. Partout en Europe (et dans le monde), des centaines de milliers de manifestants ont défilé pour exiger l'arrêt de l'offensive et exprimer une solidarité sans faille avec la Palestine: 60.000 personnes à Bruxelles le 11 janvier dernier, plus de 150.000 à Paris ou à Barcelone, 250.000 à Madrid, plusieurs dizaines de milliers en Italie, Allemagne, Grande-Bretagne... (Photo: Ben Heine )

Les guerres agissent toujours comme un révélateur, elles provoquent de nouvelles lignes de partage, de positionnement. Les guerres coloniales et impérialistes (car c'est de cela qu'il s'agit avec le conflit Israël-Palestine) le font d'autant plus dans les métropoles impérialistes qui y jouent un rôle direct ou indirect.

Plusieurs éléments expliquent cela: la révolte et la rage face aux horreurs d'une «guerre» (un pur massacre en réalité) pour le moins inégale, le traitement du conflit partial dans les médias commerciaux, la complicité criminelle de l'Union européenne avec l'Etat d'Israël, puis son absence de volonté - ainsi que celle de tous les gouvernements européens – à sanctionner ou à prendre des mesures élémentaires de rétorsion vis à vis de l'agresseur.

Partout en Europe, la clé du succès des manifestations provient aussi de leur caractère unitaire et véritablement populaire, par la mobilisation sans précédent des communautés arabo-musulmanes, par l'unité large et sur base de mots-d'ordre communs entre les organisations issues de ces communautés, dans toute leur diversité, les forces progressistes et les organisations traditionnelles de la solidarité avec la Palestine.

Mais la mobilisation démocratique de la communauté arabo-musulmane ne semble pas plaire à tout le monde. Les médias, d'abord, qui n'ont cessé de mettre en garde contre les «risques» des manifestations pro-Palestine et d'épingler des incidents pourtant extrêmement limités au regard du nombre de participant/es. Les partis au gouvernement, pour qui ces rassemblements rappellent quotidiennement leurs propres forfaitures et renoncements. Mais le plus consternant est que certains à gauche ont ouvertement dénoncé ces manifestations et appelé à la démobilisation des progressistes, provoquant ainsi une vaste polémique.

Dérives des manifestations pour la Palestine ou dérives d'une carte blanche?

Le 14 janvier dernier, le Soir publiait une carte blanche signée par Claude Demelenne (rédacteur en chef du «Journal du Mardi»); Manuel Abramovicz (animateur du site "RésistanceS" ) et l'artiste Sam Touzani sur la manifestation nationale pour Gaza. Le titre résume bien le propos et l'objectif: «Le pouvoir aux barbus? Non merci!». Le message central est le suivant: les manifestations pour la Palestine sont entièrement dominées par des organisations et des courants islamistes ultra-réactionnaires. En conséquence de quoi, la gauche est sommée de les dénoncer et de cesser toute "alliance» avec ces groupes en participant activement à ces mobilisations.

Dès son titre lui-même, le texte fourmille des clichés et des stéréotypes les plus islamophobes qui soient: les "femmes voilées" au "look iranien" forcément soumises et forcément séparées des hommes; les "barbus", forcément réactionnaires et haineux. Un discours et des stéréotypes qu'on s'étonne de retrouver dans la plume de ces auteurs. Ces derniers expriment également leur "surprise" sur le caractère "communautaire" de la manifestation. C'est là une surprise et une accusation bien sélectives... Car le sous entendu est évident: la communauté arabo-musulmane de Belgique ne se mobilise seulement et en masse que lorsque d'autres Arabes sont concernés. Il faudrait plutôt inverser la surprise et se demander pourquoi il y avait proportionnellement peu de "Blancs" à cette manifestation. Et se demander en quoi il est si surprenant que des personnes issues de l'immigration arabo-musulmane se sentent plus sensibilisées et touchées par le conflit Israël-Palestine puisqu'elles regardent des chaînes de télévision en arabe et partagent en partie la même langue et culture que les victimes. Si une manifestation contre les crimes de guerre au Congo rassemble 50.000 personnes dont les 2/3 sont des Africains, exprimera-t-on avec "surprise" qu'il s'agit d'une manifestation suspecte de "comunautarisme" ou plutôt que les "Blancs" devraient avoir honte de ne pas être descendus aussi nombreux dans les rues?

Quant à la présence de portraits de dirigeants du Hezbollah ou de drapeaux et slogans célébrant ces organisations, es-ce à ce point étonnant que des jeunes issus de l'immigration et victimes du racisme s'identifient aux combattants les plus décidés, les plus héroïques? On pouvait tout également relever la présence de nombreux portraits et références au président vénézuélien Hugo Chavez; les manifestants étaient-ils donc tous des militants «bolivariens»?

Amalgames

Il faut bien entendu condamner et lutter contre toute forme d'antisémitisme. Mais on mêle et amalgame dans cette carte blanche plusieurs choses bien distinctes. Le fait de brûler le drapeau d'un Etat colonialiste et terroriste (tout comme le fut le drapeau des Etats-Unis, copieusement brûlé lui aussi à cette manifestation) n'a décidément rien à voir avec du «négationnisme» ou du racisme anti-Juif. A moins de considérer, comme le fait la propagande sioniste, qu'Israël est «l'Etat de tous les Juifs» et que toute critique ou attaque envers lui revient à s'attaquer à toute la communauté juive.

Autre question, distincte; les parallèles entre l'Etat d'Israël et le nazisme. Certes, considérer Israël comme un Etat nazi reviendrait à banaliser dangereusement le nazisme. Ce serait faire le jeu d’une extrême-droit qui veut brouiller les pistes et semer la division parmi celles et ceux dont elle rêve de faire ses victimes. Ce serait se condamner à ne rien comprendre des spécificités du sionisme, donc des moyens de le combattre. Cependant, on ne peut fermer les yeux sur ce qui donne de l'eau au moulin à ce genre de rapprochement; les atrocités commises par l'Etat sioniste, sa volonté de détruire, non pas toute la population palestinienne, mais la société, la culture, la dignité de tout un peuple. On ne peut feindre non plus d'ignorer la présence et la forte influence d'un parti d'extrême droite pur et dur dans le gouvernement israélien, ni oublier la filiation directe du Likoud avec les organisations terroristes d'extrême droite des années '40-'50.

Que l'étoile de David soit mise à égalité avec la croix gammée est insultant pour la mémoire des victimes de la Shoah nazie. Mais on ne peut parler de «négationnisme» puisque ce rapprochement démontre au contraire que le nazisme est considéré et intégré comme étant une horreur. Et la question ne se règle pas à coups de dénonciations ou de plaintes (*), surtout face à des pancartes artisanales, bricolées par des personnes indignées. La plainte contre X introduite par «RésistanceS» sur base des photos publiées sur son site est tout simplement ridicule. Elle est aussi choquante, car elle revient à attribuer une culpabilité collective de «négationnisme» à l'encontre des manifestant/es. Avec la majorité des gens qui, par rage au regard des crimes atroces, opèrent ce genre de rapprochement maladroit, le dialogue et l'explication est parfaitement possible. La carte blanche n'appelle pas à cela, elle stigmatise et condamne sans appel des dizaines de milliers de personnes.

Appel à la passivité

Personne ne conteste le caractère réactionnaire de certaines organisations islamistes. Mais les auteurs leur donnent une place qu'elles n'ont pas et semblent même vouloir les gonfler en jetant dans leurs bras les participants des manifestations pro-Palestine en opérant une telle stigmatisation collective à leur égard. En réalité, en évoquant ainsi la présence de musulmans et leurs expressions coutumières («Allah Akbar»), sans distinguer les courants pluriels qui traversent cette communauté, on sent en réalité poindre dans cette carte blanche l'expression d'un laïcisme intégriste qui rejette à priori toute forme d'expression religieuse, qu'elle quelle soit. Autrement dit, seule la gauche laïque et bien pensante devrait avoir le monopole de la solidarité avec la Palestine, dehors les «enfoulardées» et les «barbus».

Mais, surtout, en brossant une image complètement faussée de la réalité du mouvement (les "barbus" ont gagné, une manif "confisquée", "prise de pouvoir par les religieux", etc), cette carte blanche lançait en réalité un appel, disons... voilé: militants de gauche, amis de la démocratie et de la paix, juifs antisionistes, démocrates arabes, n'allez plus manifester avec «ces gens-là». Vous faites leur jeu. Restez chez vous.

A supposer même que «les barbus» tenaient «le haut du pavé», quid? Fallait-il alors rester chez soi, à discourir proprement, entre gens conscients aux indignations non sélectives? Au moment même où le terrorisme d'Etat sioniste voulait aller jusqu'au bout et liquider ce qu'il appelle "une entité hostile"? Comment les auteurs de la carte blanche comptaient-ils arrêter le bras des assassins?

Cet appel voilé à la passivité n'est pas seulement choquant - les auteurs auraient pu, auraient dû, avoir la décence d'attendre que le massacre cesse à Gaza - il est surtout idiot. En effet, déserter le terrain est le meilleur moyen de laisser le champ libre aux périls qu'on prétend dénoncer.

Qu'un seul gouvernement en Europe aie eu le quart du dixième du courage politique des présidents Hugo Chavez ou Evo Morales (qui ont expulsé les ambassadeurs israéliens de leur pays), et beaucoup de choses auraient changé. Or, cela dépend de nous. Il fallait donc bien être dans la rue, en première ligne, sur de bons mots d'ordre.

(*) "RésistanceS" a demandé publiquement au Centre pour l'Egalité des Chances de déposer une "plainte contre X" pour «négationnisme» en se basant sur la présence de ces pancartes établissant une égalité entre l'étoile de David et la croix gammée nazie, les drapeaux israéliens brûlés, etc. Heureusement, le Centre a jugé une telle plainte irrecevable. Mais le mal est fait.

 


Les manifestations pour la Palestine en images

(photos: Ben Heine, Guy Van Sinoy, Francis Houart)

(Manifestation à Barcelone le 10 janvier: Photo: Diosdado Toledano)

 

 

 

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