La crise mondiale et l’impossibilité de réguler le système capitaliste
Par Jan Willems le Mardi, 07 Avril 2009 PDF Imprimer Envoyer

Mois après mois, la crise financière commence à s’étendre à l’économie réelle, touchant les industries les unes après les autres. De pertes d’emplois confinées au secteur financier et de mises au chômage technique pendant l’été dernier, toutes les économies capitalistes à travers le monde sont aujourd’hui frappées par des plans de licenciement de plus en en plus massifs. Le gouvernement fédéral américain a annoncé la perte de deux millions d’emplois aux Etats-Unis pour la seule année 2008, un niveau inégalé depuis la grande dépression des années 30. Les prédictions du Fond Monétaire International en matière de croissance sont revues à la baisse depuis le mois d’octobre où elles prévoyaient encore une croissance positive en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Les mêmes économistes du FMI tablent aujourd’hui sur une récession mondiale qui serait sans équivalent depuis la deuxième guerre mondiale.

Dans ce contexte de désastre social, les gouvernements de la bourgeoisie à travers le monde n’hésitent plus à fustiger les spéculateurs capitalistes et les parachutes dorés que s’octroient les dirigeants des grandes entreprises, même lorsqu’elles ont réalisé des résultats désastreux. Même des politiciens aussi pro-patronaux que Sarkozy n’hésitent plus à parler de la nécessité de « moraliser » ou de « refonder » le capitalisme sauvage en se gardant bien de définir ce qu’ils entendent par là.

Ainsi Gordon Brown, le premier ministre britannique qui, comme ses prédécesseurs depuis la fin des années 70, a continué à appliquer les mêmes politiques économiques néolibérales de démantèlement des services publics, a, cette fois, proposé de nationaliser l’ensemble du système bancaire. Cette mesure d’urgence, préconisée depuis des décennies par les mouvements communistes et anticapitalistes, les économistes bourgeois la jugeaient complètement fantaisiste il y a encore quelques mois.

Le président Obama et le Congrès américain s’offusquent des bonus « scandaleux » que se sont distribués les dirigeants d’AIG, la plus grande compagnie d’assurance du monde. Il est vrai que AIG a été ruinée par la spéculation sur les subprimes et ne doit sa survie qu’à l’injection de 160 milliards de dollars par l’Etat fédéral (près de 40% du PIB belge !) faite sur le dos des contribuables américains. Il serait suicidaire pour des politiciens, même des défenseurs traditionnels du capitalisme néolibéral comme Obama et Summers, de défendre la prime de 450 millions de dollars accordée aux seuls dirigeants de la branche financière d’AIG. Accorder des bonus de dizaines de millions de dollars par personne à ceux-là mêmes qui avaient géré les opérations spéculatives d’AIG sur les produits dérivés, alors que 300 000 emplois étaient supprimés dans le secteur financier américain, pouvait difficilement se justifier auprès de l’opinion publique.

Ci-et-là, des lois cosmétiques sont promulguées pour soi-disant réguler, voire interdire, les bonus des dirigeants des grandes entreprises (la dernière proposition de loi de ce type lancée fin mars par Sarkozy sur les bonus des grands patrons ne touchera que… huit entreprises). Les gouvernements américains et européens, dont l’administration belge pour Dexia et Fortis, prétendent aujourd’hui contrôler de tels bonus alors qu’ils les ont autorisés pendant des années.

Ainsi Michael Eisner, le PDG de Disney, qui se plaignait que les salariés d’Eurodisney percevaient un salaire trop élevé (1100 euros net par mois), recevait au début de cette décennie un bonus annuel de 800 (huit-cent) millions de dollars ! Daniel Bernard, l’ancien dirigeant de Carrefour en 2005, avait obtenu un parachute doré de 38 millions d’euros soit quatre mille ans de travail d’une caissière. Plus « modestement », l’année passée Roch Joliveux, le patron du groupe belge UCB s’octroyait son bonus annuel de 6 millions d’euros au moment où il licenciait 550 de ses salariés. Les gouvernements bourgeois affirment aujourd’hui que ces bonus doivent être mis sous contrôle. Mais les dirigeants d’entreprise disposent d’un arsenal juridique qui a pour but de protéger le droit des contrats privés et la propriété privée au-delà de toute autre considération sociale. Rien ne garantit juridiquement que les bonus des dirigeants d’AIG, de Dexia ou Fortis ne finiront pas en fin compte sur leurs comptes en banque personnels. Seules les mobilisations des travailleurs peuvent réellement forcer les Etats à intervenir pour contrôler ces primes patronales prédatrices et les montants des dividendes reversés aux actionnaires.

Si les dirigeants politiques de la bourgeoisie s’accordent sur la nécessité de « refonder le capitalisme », de repenser « la gouvernance globale » ou de « moraliser le capitalisme », c’est parce qu’ils savent que cette crise va frapper très durement les milieux populaires et même une fraction importante de la petite bourgeoisie (cadres dans le secteur financier, indépendants, certaines professions libérales). La plupart d’entre eux sont conscients que l’accélération de la croissance de la fortune des grands patrons et des actionnaires qui dure depuis trente ans sera de moins en moins acceptable par l’opinion publique au fur et à mesure qu’une partie croissante de la population va s’enfoncer dans la misère avec la crise. En 1980, un patron américain gagnait en moyenne un revenu 50 fois plus élevé qu’un salarié américain. En 2000, ce même revenu moyen des patrons américains était devenu 600 fois plus élevé que celui des salariés américains.

Les politiciens des partis qui soutiennent le capitalisme ne veulent évidemment pas apparaître pour les serviteurs de la bourgeoisie capitaliste qu’ils sont. Ils se doivent donc de présenter l’Etat comme un arbitre neutre entre les classes sociales. C’est ainsi qu’en temps de crise, ils dénoncent les « excès » du capitalisme et parlent de le « réformer ». C’était déjà le cas lors de la crise des années 30 avec la présidence de Roosevelt, avec l’économiste Keynes ou avec le fascisme et le nazisme.

La crise, destructrice de richesses, est la seule façon que le capitalisme pour se réguler

Pourtant s’il est bien une chose que l’histoire du capitalisme a bien démontré ces deux derniers siècles, c’est qu’on ne peut pas le réguler. Comme l’expliquaient déjà Marx et Engels il y a plus de 150 ans dans le Manifeste du Parti Communiste, la seule manière que le capitalisme connaisse pour se réguler face à ses crises régulières de surproduction, c’est la destruction de moyens de production et de richesses ou la création de nouveaux débouchés.

Cette destruction s’effectue par le biais des fermetures des moyens de production capitalistes (chômage technique, fermetures d’entreprise) qui jettent des millions de travailleurs à la rue. Mais lorsque la crise est trop grave, les Etats capitalistes optent alors pour les conquêtes militaires (ainsi la colonisation directe de l’Afrique et de l’Asie à la fin du 19ème siècle, ou plus récemment l’occupation et le pillage de l’Irak) qui lui offrent des débouchés pour leurs marchandises. Ainsi Jules Ferry, qui dirige le gouvernement français à la fin du 19ème siècle, justifie les invasions coloniales pour créer ces débouchés et sortir de la crise capitaliste : « l’Europe peut être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain nombre d’années décroître son chiffre d’affaires. La consommation européenne est saturée; il faut faire surgir des autres parties du globe de nouvelles couches de consommateurs sous peine de mettre la société européenne en faillite et de préparer pour l’aurore du 20ème siècle une liquidation sociale par voie de cataclysme dont on ne saurait calculer les conséquences ». Les contradictions entre les bourgeoisies et leurs projets de conquêtes militaires peuvent déboucher sur des guerres globales d’une barbarie inouïe qui affectent l’ensemble de la planète et tuent des dizaines de millions d’individus, comme l’ont montré les deux guerres mondiales.

Comme lors des crises précédentes du capitalisme, ce sera la population laborieuse qui paiera les coûts humains de ce système absurde et destructeur basé sur la course effrénée du profit à court terme. Le patronat va essayer de restaurer son taux de profit en licenciant massivement, ce qui aura pour effet d’accroître l’armée de réserve de travailleurs disponibles pour le capitalisme, créant ainsi une pression à la baisse des salaires. Les grands programmes de dépenses publiques exceptionnelles qui tentent de créer des débouchés supplémentaires pour la production capitaliste et le sauvetage des entreprises en difficulté par les Etats vont creuser les déficits publics. Si on les laisse faire, les politiciens au service de la bourgeoisie, qui ne veulent pas accroître les impôts des capitalistes, seront donc forcés de réduire les transferts de l’Etat vers la population. Ce sera l’aggravation des politiques d’austérité entamées il y a trente ans. Les gouvernements sabreront encore plus dans les services publics essentiels, aggravant encore la situation de système de santé et d’éducation à deux vitesses et réduiront les allocations sociales. Cela risque également de mettre au placard de toute une série de mesures visant à préserver l’environnement de la planète. Les gouvernements capitalistes n’hésiteront pas sacrifier les rares mesures internationales qui visaient à arrêter la croissance du réchauffement climatique si le profit des firmes capitalistes l’exige.

La crise frappant l’économie mondiale est bien une crise de surproduction qui reste la seule forme d’autorégulation destructrice du capitalisme. Ces crises, qui rythment le capitalisme depuis plus de 150 ans (1848, 1873, 1929, 1973), sont intrinsèques et indissociables du fonctionnement du capitalisme. Elles sont le résultat d’un système anarchique de production qui recherche le profit à court terme, n’hésitant pas à exploiter de manière inhumaine, à spéculer, à polluer, à produire des biens inutiles à la société ou à faire la guerre si cela permet d’accroître la richesse des capitalistes propriétaires de la plupart des moyens de production. Cette absence de planification de l’économie mondiale engendre des contradictions qui se résolvent par ces crises de surproduction avec leurs coûts humains catastrophiques.

Les tentatives pour réguler le capitalisme après la crise de 1929: L'intervention de l'Etat à la rescousse des capitalistes

Si les politiciens bourgeois parlent aujourd’hui de réguler le système capitaliste, ils ont la mémoire courte. D’abord les gouvernements capitalistes ont déjà largement essayé de le réguler après la crise de 1929.

Déjà à l’époque, la crise fut d’abord financière et se propagea à l’économie réelle en quelques mois provoquant des millions de pertes d’emploi à travers le monde. Au cours des années trente, les interventions des Etats furent nombreuses pour tenter de sortir de la crise mais ce fut finalement la course aux armements et la guerre qui sortirent les économies américaine, européennes et japonaise de la crise au prix de dizaines de millions de morts.

Après la deuxième guerre mondiale, l’intervention de l’Etat, pour tenter de réguler le capitalisme, s’accrut avec la création de ce que les économistes bourgeois appelèrent l’Etat providence et avec la mise en place du système financier international de Bretton Woods (voir infra). Certains Etats capitalistes ont alors nationalisé des secteurs entiers de l’économie comme les banques, les transports, les communications, l’énergie, l’eau et même plusieurs industries. Ils ont tenté de mettre en place un système hybride d’économie capitaliste semi-planifiée avec la mise en place de bureaux du plan pour tenter vainement de réduire les fluctuations chaotiques du capitalisme.

L’Etat capitaliste est donc largement intervenu pour tenter de réguler le système capitaliste. Certains capitalistes réactionnaires s’opposaient à ces interventions de l’Etat qui limitaient les privilèges de la propriété privée des moyens de production. Mais les éléments les plus responsables des classes dirigeantes bourgeoises comprenaient bien que face à la crise, à la contestation ouvrière (les grèves de 1936, la résistance contre le nazisme) et à l’existence d’un système alternatif au capitalisme depuis la révolution russe de 1917, il n’était pas question de laisser la crise pourrir le système sans intervenir.

L’économiste bourgeois Keynes est souvent jugé comme le théoricien de cette intervention de l’Etat pour sauver le capitalisme de la crise. Lui-même, grand spéculateur financier, considérait qu’il était impensable de laisser le système capitaliste corriger lui-même la crise, processus trop long qui risquait de créer une telle instabilité sociale dangereuse pour la survie du système. Face à ses collègues économistes hostiles à l’intervention de l’Etat et qui affirmaient que la croissance reviendrait à long terme, il rappelait que « dans le long terme, nous sommes tous morts». Dans la traduction allemande de la « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », Keynes reconnaissait volontiers que le régime nazi pouvait plus facilement appliquer ses recettes d’intervention de l’Etat. Le président Roosevelt, une autre grande fortune qui renforça les politiques d’intervention d’Etat sous le nom trompeur de « New Deal » (nouvelle donne), se plaisait à souligner : « c’est mon administration qui a sauvé le système du profit privé ».

En 1945, les destructions de la guerre avaient généré de nouveaux débouchés mais la situation politique était radicalement différente. L’URSS sortait triomphante de la guerre et semblait plus forte économiquement que jamais grâce à la planification. On ne connaissait pas encore l’étendue des destructions humaines (25 millions de victimes) et économiques nazies en URSS, cachées en partie par la bureaucratie stalinienne. Le capitalisme avait généré la crise, le fascisme, le nazisme et la guerre. La grande bourgeoisie et les grands propriétaires terriens apparaissaient auprès d’une grande partie de la classe ouvrière comme des collaborateurs aux régimes pronazis. Les communistes avaient été les principaux acteurs de la résistance antinazie et les partis communistes disposaient d’un grand prestige dans la classe ouvrière. Le PCF était alors le plus grand parti de France avec près de 30% des suffrages - soit 5 millions de vote - aux élections de 1946 et un demi-million de membres. En Italie, le PCI rivalisait pour la première place avec la Démocratie Chrétienne et semblait en passe de gagner les élections de 1948. Même le PCB réunissait plus de 12% des suffrages aux premières élections organisées en Belgique au sortir de la guerre. De plus, après cette guerre sanglante, les peuples colonisés d’Asie et d’Afrique se révoltaient ouvertement contre l’impérialisme avec le renforcement de la résistance armée en Chine, au Vietnam, en Algérie ou encore à Madagascar.

Dans ce contexte dangereux pour la bourgeoisie, les gouvernements capitalistes intervinrent de plus belle pour stabiliser la situation sociale dans les pays industrialisés. Fait unique à cette échelle dans l’histoire du capitalisme, le gouvernement américain lança de grands programmes de reconstruction pour venir en aide à ses concurrents capitalistes européens et japonais. Les plans Marshall et Dodge visaient à reconstruire les économies européennes et japonaise pour faire face à l’URSS, pour éviter la subversion communiste dans les pays capitalistes et pour offrir des débouchés à la production industrielle américaine dont les entreprises devaient passer d’une économie de guerre totale largement planifiée par l’Etat à une économie sans garantie de débouchés en 1946. Le gouvernement américain avança plus de 15 milliards de dollars et offrit même des transferts de technologie américaine gratuitement aux firmes européennes et japonaises. Le but affiché des autorités américaines chargées d’administrer ces plans de reconstruction était d’améliorer le niveau de vie de la classe ouvrière européenne et japonaise afin de l’écarter de l’idéologie communiste et de promouvoir la société de consommation capitaliste basée sur le soi-disant « American way of life ».

Pour les mêmes raisons, les gouvernements des pays industrialisés mirent également en place des systèmes de sécurité sociale, rendirent plus accessibles l’enseignement et l’accès à des services publics à la population laborieuse. Même les partis de droite comme celui du général de Gaulle, la Démocratie Chrétienne italienne et allemande, le parti conservateur anglais imposèrent des politiques d’intervention de l’Etat qui visaient à stabiliser l’économie capitaliste et à diminuer les tensions sociales. L’intervention de l’Etat était devenue normale et certaines économies capitalistes se dotèrent même d’un bureau du plan, témoignant de l’influence du système de planification de l’URSS que même de Gaulle trouvait intéressant.

Cet interventionnisme de l’Etat se traduisit également dans les rapports entre les Etats capitalistes. Les gouvernements mirent en place des barrières aux mouvements de capitaux et un système international de taux de change fixe par rapport au dollar. Un pays ne pouvait donc plus dévaluer sa monnaie unilatéralement. Ce système mis en place à Bretton Woods en 1944 consacrait la première place des Etats-Unis au sein des puissances capitalistes impérialistes avec l’acceptation du dollar comme monnaie mondiale de référence. Ce système reflétait également l’interventionnisme accru des Etats pour éviter les spéculations destructrices des années 30 contre les monnaies. Les capitaux ne pouvaient pas quitter leur pays sans le contrôle de la banque nationale du pays, donc de l’Etat. Ce contrôle permettait à l’Etat d’accroître considérablement la taxation des profits des entreprises et des revenus du capital.

Les reconstructions des économies européennes et japonaise, combinées aux gains de productivité en Europe et au Japon générés par l’adoption de la production à grande échelle à l’américaine furent à la base d’une période de croissance unique du capitalisme au milieu des années 50 et jusqu’au début des années 70. Le taux de chômage tomba sous la barre des 3% dans la plupart des économies européennes à la fin des années 60.

Après la relance des années 60, les mobilisation sociales et le retour de la crise

Dans les pays industrialisés, les années soixante furent marquées par de fortes mobilisations du monde du travail marquées par des grèves radicales de grande ampleur (en Belgique, les grèves de l’automobile US, mai 68 en France, ou à la fin des années 60 en Italie). Dans les pays du Tiers-monde, l’impérialisme était de plus en plus ouvertement contesté avec la révolution cubaine et la lutte pour l’indépendance du Vietnam. Le rapport de force était du côté des travailleurs et des peuples opprimés par l’impérialisme. Même dans le plus grand pays impérialiste, le pouvoir de l’Etat semblait vaciller avec la radicalisation du mouvement noir, les manifestations étudiantes et les émeutes dans les quartiers populaires. En 1967, le gouvernement américain de Johnson dut envoyer des parachutistes et des tanks de la 82ème aéroportée dans les rues de Detroit plusieurs grandes villes américaines pour imposer des couvre-feux. Kissinger, le bras droit du Président Nixon qui gagna les élections de 1968, a écrit que la situation aux Etats-Unis était « quasi révolutionnaire ». Il exagérait à peine. Comme il le rappelle dans Diplomacy : « A la fin de 1968, Johnson ne pouvait plus faire d’apparition publique en dehors des bases militaires ou dans les autres lieux qui pouvaient être interdits aux manifestants violents ».

Ces fortes mobilisations ont poussé les dirigeants bourgeois à multiplier les interventions de l’Etat afin de mettre en place des programmes sociaux qui pourraient calmer le jeu et sauver ainsi le système capitaliste. Johnson mit en place un programme social destiné aux quartiers pauvres et noirs, le « Great Society ». Au cours des grèves de mai 1968, les accords de Grenelle entre le gouvernement de Pompidou et les syndicats généreront jusqu’à 25% d’augmentation du SMIG (le salaire minimum en France). Les grèves ailleurs dans le monde comme celles des travailleurs japonais ou italiens auront des effets similaires. Entre les années 60 et les années 70, la part de l’Etat italien dans le PIB passe de 30 à 50% suite à l’extension des programmes sociaux, aux nationalisations et aux augmentations de salaire des travailleurs d’Etat. Les dirigeants capitalistes et leurs politiciens surent donner du lest pour sauver le système capitaliste. Les dirigeants syndicaux et les partis de la gauche réformistes prétendaient que ces gains sociaux pourraient se poursuivre et qu’il n’était pas nécessaire de faire une révolution pour renverser le capitalisme.

Les augmentations de salaire et les impôts nécessaires aux financements des programmes sociaux rognaient les profits. L’impôt des sociétés en France au début des années 70 prenait jusqu’à 50% des profits d’une entreprise. La réforme fiscale de 1962 en Belgique frappait plus durement les grandes fortunes en additionnant les différentes sources de revenu (salaire, capital et immobilier) et en les frappant d’un impôt progressif. Même le président Johnson fut contraint d’accroître les taxes des entreprises pour financer à la fois la guerre impérialiste aux Vietnam et les programmes sociaux.

Parallèlement, les capacités de production s’accumulèrent et lorsque la reconstruction des économies européennes et japonaise fut achevée et que les nouvelles technologies venues des Etats-Unis furent complètement diffusées, les débouchés commencèrent à se rétrécir. Le capitalisme allait vers une nouvelle crise de surproduction au début des années 70. Comme Ernest Mandel l’explique dans son livre sur la crise de 1973, ce n’est pas la hausse du prix du pétrole décidée par les multinationales pétrolières et les gouvernements de l’OPEP qui provoqua la crise mais bien cette chute du taux de profit des entreprises capitalistes et cette surproduction.

Les capitalistes dérégulent leur propre système pour relever leur taux de profit: le renforcement du capitalisme financier et de la spéculation de 1970 à 2009

Les capitalistes ne pouvaient pas laisser continuer cette chute de leur taux de profit sans réagir. L’encadrement de l’économie capitaliste par les Etats avait été mis en place dans les années 30-40 pour sauver le système. Cette intervention de l’Etat, dans un contexte de forte mobilisation du monde du travail et de lutte des pays du tiers-monde, commençait à rogner leur profit.

Ils utilisèrent une série de mécanismes pour contre-attaquer. Les capitalistes trouvèrent une faille dans le système monétaire international pour échapper au contrôle des Etats. Depuis la mise en place du système de Bretton Woods, les opérations de change étaient réservées aux banques centrales qui pouvaient ainsi contrôler les mouvements de capitaux internationaux. Or, depuis la fin des années 50, quelques banques privées à Londres avaient développé des comptes en banque en dollars en dehors du contrôle du gouvernement américain pour accueillir des capitaux de l’URSS et de ses alliés qui ne voulaient pas les placer aux Etats-Unis. Les multinationales capitalistes et les grandes fortunes américaines utilisèrent ces banques pour sortir leurs capitaux en dollars hors du contrôle du gouvernement des Etats-Unis. Les banques de la City, le centre financier de Londres, se mirent à offrir des comptes en banque dans plusieurs devises européennes pour attirer les capitaux des autres pays européens. Londres devint la plaque tournante des capitaux internationaux et d’un marché noir des opérations de change que l’on appela le marché des « eurodevises ». Les Etats capitalistes avaient laissé se développer le premier grand centre financier « off shore » complètement dérégulé où les capitaux qui voulaient échapper au fisc et spéculer sans contrôle sur les marchés internationaux des devises ou des matières premières.

Bien sûr, les gouvernements capitalistes étaient au courant de ce développement d’un marché noir des changes. Ils savaient que cela allait mettre en péril le système monétaire international de Bretton Woods mais ils laissèrent faire. De nombreux économistes de la bourgeoisie, tels que Milton Friedman, plaidaient déjà pour une dérégulation des capitaux et l’abandon du système de taux de change fixe car ils savaient que cela permettrait aux capitalistes d’échapper plus facilement à l’impôt et d’accroître les profits. Londres devint à nouveau la première place financière du monde et progressivement d’autres centres financiers dérégulés virent le jour dans îles anglo-normandes, en Europe, dans les Caraïbes et le Pacifique.

Les capitalistes décidèrent d’investir moins en Europe et aux Etats-Unis car les capacités de production y étaient excédentaires et les profits pas assez élevés. Les capitalistes alors investirent de plus en plus dans des activités de spéculation. La sphère financière internationale, que les capitalistes avaient contribué à déréguler avec le soutien tacite des Etats, commença à croître de manière disproportionnée avec le reste de l’économie réelle. Le poids de la finance s’est développé beaucoup plus rapidement que celui de l’économie réelle ( ? manque des mots). On assista alors à la démultiplication de vagues spéculatives et de crises financières de plus en plus graves qui frappèrent tous les continents au cours des années 1980, 1990 et 2000. Cette volatilité accrue des mouvements de capitaux s’accompagna d’une nouvelle production de richesse. La croissance mondiale fut deux fois plus lente au cours des années 75-95 qu’au cours des années 55-75, ce qui favorisera le maintien d’un niveau de chômage élevé dans le monde.

Les médias parleront pendant ces vingt années de « crise » en oubliant de constater que de tels niveaux de chômage étaient habituels dans l’histoire du capitalisme et que le presque plein emploi des années 60 était au contraire exceptionnel. Les capitalistes sortirent de la crise, pas en relançant la croissance et l’emploi, mais en augmentant leur taux de profit. Les capitalistes ne cherchent pas à créer et à vendre le maximum de marchandises mais à maximiser leurs profits. Au cours des années 75-95, les capitalistes vendent moins vite mais font plus de profit sur chaque unité vendue. Ils y parviennent de plusieurs manières. D’abord, ils arrivent à faire baisser la part des salaires et celle des matières premières dans la valeur ajoutée par l’accroissement de l’exploitation des travailleurs des pays riches et des pays pauvres. Ensuite, à partir des années 80, les gouvernements poursuivent des politiques fiscales qui se traduisent par la baisse quasi-continue des impôts sur le capital dans la plupart des Etats de la planète.

Les capitalistes se sentent de plus en plus sûrs d’eux dans leurs attaques contre le monde du travail au cours des années 80-90. Ils ne se sentent plus menacés par un système alternatif après l’effondrement de l’URSS. Ils font face à un mouvement ouvrier fragilisé par le chômage et par des directions syndicales réformistes qui abandonnent la lutte de classe. Dans ce contexte où le rapport de force devient de plus en plus favorable à la bourgeoisie, celle-ci démantèle progressivement les différents outils d’intervention dont disposaient les Etats dans leurs économies pour tenter de réguler le capitalisme et ainsi accroissent leurs profits. Les gouvernements s’exécutent en dérégulant et privatisant de manière massive. Cela permettrait le capitalisme d’accroître encore plus ses profits dans des vagues spéculatives de plus en plus fortes entre le milieu des années 80 et 2008… préparant ainsi la nouvelle crise avec de nouveaux désastres humains.

Dès le milieu du 19ème siècle, Marx en Engels avaient déjà compris le caractère périodique inéluctable des crises dans le système capitaliste. Leur analyse fondamentale reste toujours le meilleur outil pour comprendre le capitalisme aujourd’hui comme en témoigne ce passage du Manifeste du Parti Communiste :

« Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d'échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées.

Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis.

Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein.

Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même ».

Ce mouvement de dérégulation et l’origine de la crise mondiale, de ses effets mondiaux européens et belges seront analysés dans un prochain article.

Voir ci-dessus