Dossier: Grippe porcine, agrobusiness capitaliste cruel et toxique
Par Daniel Tanuro, Mike Davis, GRAIN le Samedi, 02 Mai 2009 PDF Imprimer Envoyer

Depuis septembre dernier, l’opinion stupéfaite a découvert un capitalisme complètement gangrené par les actifs toxiques. Au fil des mois, la crise n’a fait que s’étendre. Son point de départ – le système des subprimes – ne semblait pas de nature à faire basculer l’économie mondiale, de sorte que de nombreux observateurs se voulaient rassurants. Erreur ! Aujourd’hui, deux spécialistes de renom ne craignent pas d’affirmer que « le cours des choses est sans doute pire que pendant la Grande Dépression » (1).

La grippe nord-américaine pourrait réserver des surprises analogues. Les autorités nous disent que leur système de surveillance est parfaitement au point et que, si une improbable pandémie devait malgré tout se déclencher, nous serions fin prêts pour l’affronter. On peut douter de ces affirmations : six jours après les premières mesures d’urgence au Mexique, le Centre US de contrôle des maladies (CDC) semblait encore ignorer l’apparition à ses portes d’une nouvelle souche du virus de la grippe (2)…

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) prétend que la lutte contre les pandémies peut être gagnée par une coordination des bureaucraties médicales au sommet, indépendamment des conditions d’hygiène dans les pays, de la qualité des services de santé de terrain et d’une réflexion sur l’impact de l’agrobusiness. Depuis l’apparition de la grippe aviaire, son modèle d’intervention est le même : identifier la nouvelle souche virale, la cantonner dans la région où elle est apparue et fournir à la population des médicaments ou un vaccin.

La cas mexicain révèle l’échec de cette orientation. Le foyer précis de la grippe nord-américaine n’est pas localisé. Mais on montre avec insistance l’Etat de Veracruz, où l’entreprise Granjas Carroll « élève » chaque année 950.000 porcs dans des conditions contraires non seulement au bien-être animal mais aussi à la salubrité publique (les carcasses pourrissent à l’air libre). Granjas Carroll est contrôlée par Smithfield Foods, premier producteur mondial de viande de porc, une multinationale américaine condamnée jadis aux Etats-Unis pour pollution de l’environnement (3).

La qualité des services locaux de santé ? Le Monde rapporte que la région de Veracruz a connu récemment une épidémie de pneumonie, que les habitants ont attribuée aux nuées de mouches attirées par les charognes. Plusieurs personnes sont mortes sans que les autorités réagissent. On notera par ailleurs que le Mexique dispose de spécialistes compétents, mais pas de la technologie la plus sophistiquée, de sorte que des échantillons ont dû être envoyés au Canada pour analyse. Près d’une semaine a ainsi été perdue… au cours de laquelle le virus H1N1 n’a pas demandé l’autorisation de voyager.

Quant à la responsabilité de l’agrobusiness capitaliste, l’OMS la nie, mais il faudra bien se résoudre à admettre qu’elle est écrasante. Aux Etats-Unis, en 1965, 53 millions de porcs étaient élevés dans plus d’un million de fermes. Ils sont 65 millions aujourd’hui, concentrés dans 65.000 installations. Michael Pollan a décrit de façon poignante ces usines à viande qui ressemblent davantage à des camps de la mort qu’à des fermes(4). Des animaux nourris contre-nature, entassés dans des halles surchauffées et putrides, ont forcément un système immunitaire affaibli et constituent un milieu de choix pour l’apparition et la propagation des maladies.

La crise économique nécessite des mesures anticapitalistes radicales, pas seulement des mesures de régulation. De même, la menace sanitaire ne peut être écartée qu’en mettant en cause radicalement cet agrobusiness capitaliste toxique et cruel, assoiffé de profit et indigne de notre humanité.

Par Daniel Tanuro

1) B. Eichengreen et K.H. O’Rourke. Lire Jean Batou)

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article13556

2) Cité par Mike Davis, Capitalism and the Flu, http://socialistworker.org

3) Le Monde, 29/4/2009

4) Michael Pollan, « The omnivore’s dilemma » (existe en poche)


"Le capitalisme et la grippe"

Par Mike Davis

Cette année, les groupes de touristes partis à Cancun pour les vacances de printemps ont ramené dans leurs bagages des souvenirs aussi invisibles qu’inquiétants.

La grippe porcine mexicaine, une chimère génétique probablement née dans la fange fécale d’une porcherie industrielle, menace aujourd’hui le monde d’une fièvre globale. Les premières contagions en Amérique du nord révèlent des taux d’infection évoluant à une vitesse d’ores et déjà supérieure à celle de la dernière souche pandémique officiellement répertoriée, la grippe de Hong Kong en 1968.

Volant la vedette à notre ancien ennemi numéro 1 – le virus H5N1 ou grippe aviaire, aux mutations autrement plus rapides – ce virus porcin constitue une menace d’une magnitude inconnue. S’il semble beaucoup moins meurtrier que ne le fut le SRAS en 2003, en sa qualité de grippe, il s’annonce beaucoup plus durable et beaucoup moins enclin à retourner sagement dans son antre.

Etant donné que le virus saisonnier de la grippe tue, sous sa forme classique, prés d’1 million de personnes chaque année, il est clair qu’une aggravation de la virulence, même modeste, et surtout si associée à une forte incidence, pourrait entraîner un carnage équivalent à celui d’une guerre majeure.

L’une des premières victimes du virus fut cependant la croyance, longtemps prêchée par les cardinaux de l’OMS, que les pandémies pouvaient être facilement endiguées grâce à une réponse rapide des bureaucraties médicales, et ceci indépendamment de la qualité des systèmes de santé locaux.

Depuis les premiers décès constatés à Hong Kong en 1997, l’OMS a promu main dans la main avec la plupart des autorités médicales nationales une stratégie fondée sur l’identification et l’isolement des poussées pandémique dans leurs périmètres d’émergence et assortie d’un déversement sur la population de médicaments anti-viraux et de vaccins (si disponibles).

Il s’est cependant trouvé toute une armée de sceptiques pour contester à juste raison cette approche de type contre-insurrectionnel en matière virologique, en faisant notamment valoir que les microbes peuvent à présent voyager à travers le monde (très littéralement dans le cas de la grippe aviaire) beaucoup plus rapidement que l’OMS ou les autorités locales ne sont capables réagir face à une première éruption de la maladie. Les critiques ont aussi pointé l’insuffisance d’une surveillance de premier niveau, souvent inexistante, des interfaces entre maladies animales et maladies humaines.

Mais la mythologie d’une intervention hardie, préemptive (et peu coûteuse) contre la grippe aviaire est très prisée par les pays riches qui préfèrent, comme les USA et la Grande-Bretagne, investir dans leurs propres lignes Maginot biologiques plutôt qu’accroître massivement l’aide antiépidémique dans les pays du sud. Il faut citer également les mastodontes de l’industrie pharmaceutique qui ont systématiquement combattu les initiatives du Tiers-monde visant à produire, de façon publique et générique, des antiviraux aussi cruciaux que le Tamiflu des laboratoires Roche.

Cela étant, la grippe porcine pourrait faire bientôt la preuve que la « préparation à la pandémie » de l’OMS et des Centres de Prévention et de Contrôle des Maladies (CDC) relève – en l’absence de tout nouvel investissement massif dans les systèmes de surveillance, les infrastructures scientifiques, la réglementation sanitaire, le système de santé, et l’accès global aux médicaments vitaux – d’une gestion pyramidale des risques du même genre que celle des produits financiers dérivés d’AIG ou des fameuses « sécurités » de Bernard Madoff.

Le problème n’est pas tant que le système d’alerte pandémique a échoué, mais plutôt qu’il est inexistant – y compris en Amérique du Nord et en Europe.

On ne sera peut-être pas surpris qu’il ait manqué au Mexique à la fois la capacité et la volonté politique de surveiller les maladies du bétail et leurs impacts sur la santé publique, mais le fait est que la situation est à peine meilleure au nord de la frontière, où la surveillance se perd dans le patchwork juridictionnel de multiples Etats et où les éleveurs industriels traitent les réglementations sanitaires avec le même mépris que leurs travailleurs et leurs animaux.

De même, une décennie de cris d’alarmes poussés par les scientifiques a échoué à opérer le transfert des techniques virologiques de pointe aux pays qui étaient pourtant les plus susceptibles d’être touchés par de nouvelles pandémies. Alors que le Mexique compte des experts mondiaux en pathologie, le pays a du envoyer ses échantillons à un laboratoire situé à Winnipeg au Canada (à peine 3% de la population de la ville de Mexico) afin d’identifier le génome de la souche virale. Conséquence : près d’une semaine de perdue.

Mais, en termes de vitesse de réaction, personne ne fut moins alerte que les fameuses autorités de contrôle sanitaire d’Atlanta. Le CDC n’a entendu parler de l’épidémie que six jours après que le gouvernement mexicain ait pris les premières mesures d’urgence. Le journal ajoutait : « quinze jours après que l’identification de l’épidémie, les autorités sanitaires américaines ignorent toujours très largement ce qui se passe au Mexique.»

Dans cette affaire, il n’y a aucune excuse. Le phénomène n’a en effet rien avec le quelconque battement d’ailes imprévisible d’un « cygne noir ». Le paradoxe fondamental avec cette panique de la grippe porcine est en effet que, bien que totalement inattendue, elle a été depuis longtemps parfaitement prédite.

Il y a six ans, la revue Science publiait un long article de l’excellente Bernice Wuethrich montrant qu’ « après des années de stabilité, le virus nord-américain de la grippe porcine était brusquement entré dans un cycle d’évolution rapide».

Depuis sa première identification au début de la Grande Dépression, la grippe porcine H1N1 n’avait que peu dérivé de son génome d’origine. Mais, à partir de 1998, rien ne va plus.

Cette année là, une souche hautement pathogène se met à décimer des truies dans une ferme porcine industrielle en Caroline du Nord. De nouvelles mutations, plus virulentes encore commencèrent à apparaître presque chaque année, dont une étrange variante du H1N1 contenant des gènes du H3N2 - c’est-à-dire l’autre grippe de type A, à transmission humaine.

Les chercheurs interviewés par Wuethrich s’inquiétaient de ce que l’un de ces hybrides puisse se transformer en grippe humaine (on estime que les pandémies de 1957 et de 1968 furent causées par la combinaison de virus aviaires et humains dans des organismes de porcs), et exigeaient la mise en place urgente d’un système de surveillance de la grippe porcine. Cet avertissement demeura bien entendu lettre morte dans un Washington bien décidé à déverser des milliards sur des fantasmes de bioterrorisme, quitte à négliger des dangers autrement plus évidents.

Mais quelle fut la cause de cette accélération de l’évolution de la grippe porcine ? La raison en fut probablement la même que pour la reproduction de la grippe aviaire.

Les virologues pensent depuis longtemps que le système d’agriculture intensive du sud de la Chine – un écosystème extrêmement productif, combinant riz, porcs, oiseaux domestiques et sauvages – est le principal instrument des mutations de la grippe, offrant à la fois des pics saisonniers et des mutations génomiques épisodiques[1].

Mais l’industrialisation capitaliste de l’élevage du bétail a désormais brisé le monopole naturel de la Chine sur l’évolution de la grippe. Comme de nombreux commentateurs l’ont montré, l’élevage s’est transformé au cours des dernières décennies en quelque chose qui a davantage à voir avec l’industrie pétrochimique qu’avec les joies de la ferme décrites dans les manuels scolaires.

En 1965 par exemple, il y avait aux Etats-Unis 53 millions de porcs, répartis dans plus d’1 million de fermes. Aujourd’hui, 65 millions de porcs sont concentrés dans 65 000 exploitations, dont la moitié dans des exploitations géantes comptant plus de 5000 animaux.

On a assisté à unchangement de nature des exploitations, qui a transformé les anciens enclos de l’élevage traditionnel en de vastes enfers saturés d’excréments, concentrant des dizaines, voire des centaines de milliers d’animaux aux systèmes immunitaires affaiblis, réduits à suffoquer dans la chaleur et le lisier tout en échangeant à grande vitesse leurs agents pathogènes avec leurs compagnons d’infortune et leur pathétique progéniture.

Quiconque est déjà passé en voiture par Tar Heel en Caroline du Nord ou par Milford dans l’Utah – où les filiales de la compagnie Smithfield Foods produisent chaque année plus d’un million de porcs et des centaines de lagons débordant de merde toxique – peut saisir intuitivement à quel point l’agrobusiness fait désormais profondément ingérence dans les lois de la nature.

L’année dernière, une très respectable commission du Pew Research Center a rendu un rapport sur « la production animale dans les fermes industrielles », qui soulignait le danger aigu que «le cycle continu de transmission des virus (…) dans des cheptels ou des troupeaux de grande taille n’augmente les opportunités de création de nouveaux virus par mutation ou recombinaison, résultant en une transmission d’homme à homme plus efficace.»

La commission mettait également en garde sur le fait que l’usage inconsidéré des antibiotiques dans les fabriques porcines (une alternative bon marché aux systèmes de tout à l’égout ou à des environnements de production plus humains) était en train d’accroître les infections de staphylocoques résistants en même temps que l’épandage des eaux usées entraînait des concentrations cauchemardesques de bactéries E. Coli et d’algues Pfiesteria[2].

Toute tentative pour améliorer ce nouvel écosystème pathogène aura cependant à se confronter au gigantesque pouvoir des conglomérats de l’élevage - tels que Smithfield Foods (porc et bœuf) ou Tyson (poulets). Les membres de la commission présidée par l’ancien gouverneur du Kansas John Carlin ont rapporté des tentatives d’obstruction systématique de leurs investigations de la part de ces firmes – dont des menaces ouvertes de retrait des financements aux chercheurs qui accepteraient de coopérer.

Il faut ajouter qu’il s’agit là d’une industrie hautement mondialisée, qui jouit en conséquence un poids politique important à l’échelle mondiale. De même que Charoen Pokphand, le géant du poulet basé à Hong Kong, a réussi à arrêter l’enquête sur son rôle dans la propagation de la grippe aviaire en Asie du sud est, il est probable que les recherches épidémiologiques sur l’éruption de la grippe porcine se heurteront au mur financier de l’industrie porcine.

Cela ne veut cependant pas dire que l’on ne retrouvera jamais l’arme du crime : la presse mexicaine bruisse déjà d’une rumeur d’épicentre de grippe aux portes d’un sous-traitant de Smithfield dans l’Etat de Vera-Cruz.

Mais ce qui compte davantage (et tout spécialement compte-tenu de la menace persistante du H5N1), c’est la configuration d’ensemble : la stratégie pandémique déficiente de l’OMS, le déclin aggravé du système global de santé publique, la mainmise des géants de l’industrie pharmaceutique sur les médicaments vitaux et la catastrophe planétaire de l’élevage industrialisé, véritable délire écologique.

Article (traduit par Grégoire Chamayou) tiré du site http://contretemps.eu/

Mike Davis a publié en 2006 The Monster at Our Door à propos de la grippe aviaire. Cet article a paru le 27 avril 2009 dans Socialist Worker, hebdomadaire de l’ISO aux Etats-Unis. Une version aussi est apparue dans le quotidien anglais The Guardian.

[1] De façon plus rare, le virus peut passer directement des oiseaux aux porcs ou aux humains, comme le H5N1 en 1997.

[2] Un protozoaire apocalyptique qui a tué plus d’un milliard de poissons dans les estuaires de Caroline du Nord et rendu malade des dizaines de pécheurs.


La grippe porcine, dernier fléau de l’industrie de la viande

Par GRAIN

Le Mexique assiste à une répétition infernale de l’histoire de la grippe aviaire asiatique, mais à une échelle encore plus tragique. Une fois de plus, la réponse officielle arrive trop tard et entachée de mensonges. Une fois de plus, l’industrie mondiale de la viande est au centre de l’histoire, s’obstinant à nier toute responsabilité, alors que le poids de l’évidence concernant son rôle ne cesse de s’accroître. Cinq ans après le début de la crise de grippe aviaire H5N1 et après cinq ans aussi d’une stratégie mondiale contre les pandémies de grippe coordonnée par l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS ou WHO) et l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), le monde chancelle sous les coups d’un nouveau désastre, la grippe porcine. La stratégie mondiale a échoué et doit être remplacée par un nouveau système de santé public qui puisse inspirer confiance à la population.

Ce que nous savons de la situation au Mexique, c’est que, officiellement, plus de 150 personnes sont mortes d’une nouvelle souche de grippe porcine qui est en fait un cocktail génétique de plusieurs souches de virus de grippe : grippe porcine, grippe aviaire et grippe humaine. Celle-ci a évolué en une forme qui se transmet facilement d’humain à humain et qui peut tuer des gens en parfaite santé. Nous ne savons pas exactement où se sont produites cette recombinaison et cette évolution, mais il semble évident qu’il faut chercher du côté des élevages industriels mexicains et américains. [1]

Cela fait des années que les experts avertissent que le développement des grandes fermes d’élevage industriel en Amérique du Nord ont créé un foyer idéal pour que puissent émerger et se répandre de nouvelles souches de grippe extrêmement virulentes. « Parce que les élevages fortement concentrés ont tendance à rassembler d’importants groupes d’animaux sur une surface réduite, ils facilitent la transmission et le mélange des virus », expliquaient des scientifiques de l’agence nationale des instituts de santé publique américaine (NIH). [2] Trois ans plus tôt, Science Magazine avait sonné l’alarme en montrant que la taille croissante des élevages industriels et l’usage répandu des vaccins qui y est fait accéléraient le rythme d’évolution de la grippe porcine. [3] C’est la même chose avec la grippe aviaire : l’espace surpeuplé et les conditions insalubres qui règnent dans ces élevages permettent au virus de se recombiner et de prendre de nouvelles formes très aisément. Quand on en est à ce stade, la centralisation inhérente à l’industrie garantit que la maladie est disséminée partout, par l’intermédiaire des matières fécales, de la nourriture animale, de l’eau ou même des bottes des ouvriers des élevages. [4] Et pourtant, si l’on en croit les centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), " il n’existe pas de système national officiel de surveillance pour déterminer quels sont les virus les plus répandus dans la population porcine américaine.” [5] La situation est la même au Mexique.

Les communautés à l’épicentre

Ce que nous savons encore à propos de l’épidémie de grippe porcine mexicaine est que la communauté villageoise de La Gloria dans l’Etat de Veracruz a désespérément essayé d’obtenir une réaction des autorités face à l’étrange maladie respiratoire qui les a sévèrement affectés ces derniers mois. Les résidents sont absolument convaincus que leur maladie est liée à la pollution provoquée par la grande ferme porcine récemment installée dans leur communauté par Granja Carroll, une filiale de la société américaine Smithfield Foods, le plus grand producteur de porc mondial.

Après les innombrables essais de la communauté pour obtenir l’aide des autorités – essais qui ont mené certains leaders locaux en prison et provoqué des menaces de mort contre ceux qui osaient critiquer l’élevage de Smithfield – les autorités sanitaires locales ont finalement décidé de faire une enquête vers la fin de 2008. Les tests ont révélé que plus de 60% de cette communauté de 3 000 personnes souffraient d’une maladie respiratoire, mais le nom de la maladie n’a pas été officiellement confirmé. Smithfield nie toute connection avec ses activités.

C’est seulement le 27 avril 2009, quelques jours après l’annonce officielle par le gouvernement fédéral mexicain de l’épidémie de grippe porcine, que l’information est sortie dans la presse, révélant que le premier cas de grippe porcine diagnostiqué dans le pays avait été le 2 avril 2009 celui d’un petit garçon de 4 ans appartenant à la communauté de La Gloria. Le ministre de la Santé du Mexique déclare que l’échantillon prélevé sur l’enfant est le seul parmi les échantillons prélevés sur la communauté qui ait été retenu par les autorités mexicaines et envoyé pour être testé en laboratoire. Ce test a ensuite confirmé qu’il s’agissait bien de grippe porcine. [6] Tout cela malgré le fait qu’une société américaine privée d’évaluation des risques, Veratect, avait, au début du mois d’avril 2009, avisé les responsables régionaux de l’OMS de l’occurrence de la maladie respiratoire grave qui sévissait à La Gloria. [7]

Le 4 avril 2009, le quotidien mexicain La Jornada a publié un article sur la lutte de la communauté de La Gloria, avec la photo d’un jeune garçon qui tient une pancarte avec le dessin d’un cochon barré d’une croix et la légende « Attention, danger : Carrolls Farm » écrite en espagnol. [8]

Pour ce qui est des pandémies de grippe en général, nous savons que la proximité d’élevages intensifs de porcs et d’élevages de volailles augmente les risques de recombinaison virale et l’émergence de nouvelles souches virulentes de grippe. En Indonésie par exemple, on sait que les porcs vivant près d’un élevage de volailles ont des taux importants d’infection au H5N1, la variante mortelle de la grippe aviaire. [9] Des scientifiques du NIH (National Institutes of Health –Etats-Unis) avertissent que « l’augmentation du nombre d’installations porcines voisines d’installations aviaires pourrait faciliter l’évolution de la prochaine pandémie. » [10]

On n’en a guère entendu parler, mais la région avoisinante de La Gloria compte de nombreuses élevages de volailles intensifs. Récemment, en septembre 2008, une épidémie de grippe aviaire a éclaté parmi les volailles de la région. A l’époque, les autorités vétérinaires ont assuré le public qu’il s’agissait seulement d’une souche peu pathogène qui n’affecte que les oiseaux de basse-cour. Mais grâce à la divulgation faite par Marco Antonio Núñez, le président de la Commission pour l’environnement de l’Etat de Veracruz, nous savons désormais qu’il y a eu une autre épidémie de grippe aviaire à environ 50 kilomètres de La Gloria, dans un élevage industriel appartenant à Granjas Bachoco, la plus grande entreprise de volailles du Mexique. Cette épidémie n’a pas été révélée parce qu’on craignait les conséquences que cela pourrait provoquer pour les exportations mexicaines. [11] Il faut noter ici que l’un des ingrédients courants de l’alimentation animale industrielle est ce qu’on appelle les « déchets de volaille », c’est-à-dire un mélange de tout ce qu’on peut trouver sur le sol des élevages intensifs : matières fécales, plumes, litière, etc.

Peut-on concevoir situation plus idéale pour l’émergence d’un virus grippal pandémique qu’une région rurale pauvre, pleine d’élevages industriels appartenant à des sociétés transnationales qui n’ont rien à faire du bien-être de la population locale ? Les résidents de La Gloria essaient depuis des années de lutter contre la ferme Smithfield. Ils ont, des mois durant, tenté d’amener les autorités à agir face à l’étrange maladie qui les frappait. On les a ignorés. Le radar du système mondial de surveillance des maladies émergentes de l’OMC n’a pas enregistré le moindre signal. Pas plus que les épidémies de grippe aviaire de Veracruz n’ont déclenché de réaction du système mondial d’alerte précoce pour les maladies de l’OIE. Ce n’est que grâce à sources privées et de façon désordonnée que la vérité a pu éclater. [12] Et c’est ce qu’on appelle la surveillance mondiale!

La mauvaise foi des grandes sociétés

Ce n’est pas la première fois, et ce n’est sans doute pas la dernière, que les agro-industriels dissimulent des épisodes de maladies infectieuses, mettant ainsi des vies en péril. C’est la nature même de leurs activités. En Roumanie il y a quelques années, Smithfield a interdit aux autorités locales d’entrer dans ses élevages porcins, après les plaintes des résidents à propos de l’odeur pestilentielle provenant des centaines de charognes de porcs laissées à pourrir pendant plusieurs jours. « Nos médecins n’ont pas eu accès aux fermes de la [société] américaine pour pouvoir effectuer leurs inspections de routine », a déclaré Csaba Daroczi, directeur-adjoint des services vétérinaires et d’hygiène de Timisoara. « Chaque fois qu’ils ont essayé, ils ont été repoussés par les gardiens. Smithfield propose que nous signions un accord qui nous obligerait à les prévenir trois jours à l’avance avant toute inspection. » [13] L’information a fini par émerger que Smithfield avait étouffé l’information sur un épisode majeur de grippe porcine classique ayant sévi dans ses fermes en Roumanie. [14]

En Indonésie, où les gens meurent encore de la grippe aviaire et d’où de nombreux experts pensent que viendra le prochain virus pandémique, les autorités ne peuvent toujours pas entrer sans permission dans les grands élevages industriels. [15] Au Mexique, les autorités ont repoussé les demandes d’enquête sur La Granja Carroll et accusé les résidents de La Gloria de propager l’infection parce qu’ils « utilisent des remèdes de grand-mère, plutôt que d’aller dans les centres de soins pour soigner leur grippe.” [16]

Les élevages industriels sont de véritables bombes à retardement pour les épidémies mondiales. Et pourtant, il n’existe toujours pas de programmes qui permettent d’y faire face, ni même de programmes indépendants de surveillance des maladies. Personne parmi les gens haut placés ne semble s’en soucier et ce n’est sans doute pas un hasard que ces fermes soient souvent situées parmi les communautés les plus pauvres, qui paient très cher pour faire entendre la vérité. Pis encore, nous dépendons tellement de ce système aux limites de l’explosion pour une bonne part de notre alimentation que la tâche principale des agences gouvernementales de sécurité alimentaire semble être désormais de calmer les peurs et de s’assurer que les gens continuent à manger. Smithfield est déjà au bord de la faillite et était la semaine dernière en train de négocier sa reprise avec la plus grosse entreprise d’agroalimentaire de Chine, COFCO. [17]

Entre temps, l’industrie pharmaceutique fait fortune avec la crise. Le gouvernement des Etats-Unis a déjà fait une exception d’urgence dans son système d’autorisation pour permettre de traiter les malades de la grippe avec des antiviraux comme Tamiflu et Relaxin plus largement que cela n’était prévu. Excellente nouvelle pour Roche, Gilead et Glaxo Smithkline qui détiennent le monopole sur ces médicaments. Mais chose encore plus importante, une nuée de petits producteurs de vaccins comme Biocryst et Novavax voient la valeur de leurs actions crever le plafond. [18] Novavax essaie de convaincre à la fois le CDC et le gouvernement mexicain qu’il est capable de fournir un vaccin contre la grippe porcine dans un délai de 12 semaines, si les règlements encadrant les tests restent souples.

C’est un changement profond qu’il nous faut

Il est évident que le système mondial de résolution des problèmes de santé provoqués par l’industrie alimentaire transnationale marche sur la tête : Le système de surveillance est fichu, les services vétérinaires et ceux de santé publique qui sont en première ligne cafouillent et l’autorité est passée aux mains du secteur privé qui a tout intérêt à maintenir le statu quo. En attendant, on recommande aux gens de rester chez eux et de croiser les doigts en attendant le Tamiflu ou un nouveau vaccin éventuel auquel ils n’auront peut-être même pas accès. La situation n’est pas tolérable. Il faut bouleverser les choses. Et agir dès aujourd’hui.

Pour ce qui est de l’épidémie de grippe porcine au Mexique, le changement peut être immédiat : il pourrait consister en une enquête transparente, exhaustive et indépendante sur les élevages de volailles dans l’état de Veracruz, dans le pays tout entier et dans toute l’Amérique du Nord. Le peuple mexicain doit connaître la source du problème afin de pouvoir prendre les mesures adéquates pour couper l’épidémie à la racine et s’assurer que le problème ne se reproduise plus.

Au niveau international, l’expansion des élevages industriels doit cesser et faire machine arrière. Ces fermes sont des foyers de pandémies et continueront à l’être tant qu’elles existeront. Il ne sert probablement à rien de réclamer un changement complet de la stratégie mondiale menée par l’OMS. En effet, l’expérience de la grippe aviaire montre que ni l’OMS ni l’OIE, ni la plupart des gouvernements ne sont disposés à être fermes avec l’agriculture industrielle. Une fois de plus, ce sont les citoyens qui vont devoir réagir et se protéger eux-mêmes. Partout dans le monde, des milliers de communautés luttent contre les élevages industriels. Ce sont ces communautés qui sont en première ligne de la prévention contre la pandémie. Ce dont nous avons besoin à présent, c’est de transformer ces luttes locales contre les élevages industriels en un vaste mouvement mondial pour abolir ce système d’élevage.

Mais le désastre de la grippe porcine au Mexique révèle également un problème de santé publique plus vaste : Les menaces pour la sécurité des consommateurs qui font partie intégrante de notre système alimentaire industriel sont exacerbées par une tendance générale à privatiser complètement les soins de santé, ce qui a réduit à néant la capacité des systèmes publics à apporter des réponses adéquates en cas de crise, et par des politiques encourageant les migrations vers des mégalopoles où les politiques de santé publique et d’assainissement sont déplorables. (L’épidémie de grippe porcine a frappé Mexico District Federal, une métropole de plus de 20 millions d’habitants, précisément au moment où le gouvernement a coupé l’approvisionnement en eau d’une bonne partie de la population, en particulier les quartiers les plus pauvres.) Le fait que la surveillance des épidémies soit confiée à des cabinets-conseils privés, que les gouvernements et les agences des Nations Unies puissent garder le silence et ne pas divulguer l’information, que nous soyons obligés de dépendre d’une poignées d’entreprises pharmaceutiques pour soulager nos souffrances, avec des produits certes brevetés mais seulement à moitié testés, devraient nous indiquer que rien ne va plus. Ce n’est pas seulement de nourriture que nous avons besoin, mais de systèmes de santé publiqcsui aient un véritable agenda public et soient responsables devant lea population.

GRAIN se définit comme une organisation non gouvernementale internationale (ONG) dont le but est de promouvoir la gestion et l’utilisation durables de la biodiversité agricole fondées sur le contrôle exercé par les populations sur les ressources génétiques et les connaissances locales.

[1] L’industrie du porc mexicaine, comme son équivalent américain, ne veut pas qu’on appelle la maladie “grippe porcine”, sous prétexte que celle-ci n’est pas transmise par les porcs, mais directement de personne à personne. (Leur préoccupation majeure est bien sûr le marché du porc qui est en train de s’écrouler à cause de l’image négative qui lui est associée) Certains responsables mexicains, comme le gouverneur de Veracruz, disent aux gens que le virus est venu de Chine, quoiqu’il n’y ait aucune évidence qui soutienne cette thèse.

[2] Mary J. Gilchrist, Christina Greko, David B. Wallinga, George W. Beran, David G. Riley and Peter S. Thorne, « The Potential Role of CAFOs in Infectious Disease Epidemics and Antibiotic Resistance, » Journal of Environmental Health Perspectives, 14 November 2006.

[3] Bernice Wuethrich, « Chasing the Fickle Swine Flu », Science, Vol. 299, 2003.

[4] Pro-poor Livestock Policy Initiative, « Industrial Livestock Production and Global Health Risks, » FAO, 2007:

http://www.fao.org/ag/againfo/ prog...

[5] CDC, April 21, 2009 / 58 (Dispatch) ;1-3:

http://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmw...

[6] Andrés T. Morales, « Cerco sanitario en Perote, tras muerte en marzo de bebé por gripe porcina, » La Jornada, 28 April 2009:

http://www.jornada.unam.mx/2009/04/... ; Tracy Wilkinson and Cecilia Sánchez, « Mexico tries to focus on source of infection, » Los Angeles Times, April 28, 2009.

[7] Dudley Althaus, « World’s queries have no answers, » Houston Chronicle, 27 April 2009.

[8] Andrés Timoteo, “Alerta epidemiológica en Perote por brote de males respiratorios,” La Jornada, 4 April 2009.

[9] David Cyranoski, « Bird flu spreads among Java’s pigs, » Nature 435, 26 May 2005.

[10] Mary J. Gilchrist, Christina Greko, David B. Wallinga, George W. Beran, David G. Riley and Peter S. Thorne, « The Potential Role of CAFOs in Infectious Disease Epidemics and Antibiotic Resistance, » Journal of Environmental Health Perspectives, 14 November 2006.

[11] Piden cerco sanitario ante epidemia, SPI/ElGolfo.Info, 24 April 2009:

http://www.elgolfo.info/web/lo-mas-...

[12] Tom Philpott first broadcast the possible connection between the swine flu outbreak and the Smithfield operation in Veracruz from his US-based blog on 25 April 2009 :

http://www.grist.org/article/2009-0...

[13] Mirel Bran : “Swine Plague : Romania Criticizes American Group’s Attitude”, Le Monde, 15 August 2007, translated by Leslie Thatcher (Truthout).

[14] GRAIN, « Viral times - The politics of emerging global animal diseases », Seedling, January 2008.

[15] See “Box 2. Bird flu in Indonesia and Vietnam” (by GRAIN) in Edward Hammond, “Indonesia fights to change WHO rules on flu vaccines,” Seedling, April 2009 :

http://www.grain.org/seedling/?id=593

[16] »Afectados por extraña enfermedad, 60% de pobladores de La Gloria," La Jornada 27 April 2009:

http://www.lajornadasanluis.com.mx/...

[17] “Is Smithfield on the market ?”, Farming UK, 26 April 2009.

[18] « Smaller drug firms gaining from swine flu, » Reuters, 27 April 2009 :

http://www.reuters.com/article/pres...

* Publié par GRAIN :

http://www.grain.org/articles/?id=50

Voir ci-dessus