Dossier droite extrême et extrême droite (III): Italie et Suisse
Par Jean Batou, Cinzia Aruzza, Felice Mometti le Mercredi, 03 Novembre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Nous publions la suite de notre dossier consacré à la droite extrême et à l'extrême droite en Europe, avec des analyses concernant les cas italien et suisse. En Italie, le « berlusconisme » a tenté de consolider un nouveau bloc social au pouvoir, populiste, autoritaire et incluant l'extrême droite, dans le cadre d'une transition politique inachevée. En Suisse, l'UDC, un parti qui plonge ses racines dans une longue tradition politique xénophobe dans ce pays, a remporté une victoire décisive avec le référendum sur l'interdiction des minarets et est devenu un parti incontournable pour la bourgeoisie (LCR-Web).

Le berlusconisme et la transition autoritaire

Par Cinzia Arruzza et Felice Mometti

On a formulé de nombreuses hypothèses pour caractériser le berlusconisme, en recourant parfois à des définitions et à des analogies les plus extravagantes. Nous serions en présence d'un nouveau fascisme, d'un autoritarisme mou, d'un fascisme postmoderne, d'un régime d'opérette… Certains en arrivent même à utiliser la catégorie de « ridicule » comme clé d'interprétation de la période berlusconienne.

Berlusconi est-il un cas unique en Europe? Parmi les tentatives de définition, l'une des plus trompeuses est celle qui affirme qu'il s'agit d'une « anomalie italienne » ; une argumentation développée en particulier par les « démocrates de gauche » (1) et qui a rencontré un certain écho dans la gauche italienne. Selon cette interprétation, Berlusconi serait un produit typiquement italien, situé en dehors de l'espace démocratique européen. En concentrant dans ses mains un grand pouvoir médiatique, il représente un dangereux projet autoritaire sans égal dans les autres pays. Sans pour autant nier les caractéristiques spécifiques de la situation italienne — surtout le fait que le berlusconisme est né en dehors du régime classique des partis, sur les décombres du parti-pivot de la bourgeoisie italienne, la Démocratie chrétienne —, il faut se demander si cette vision correspond à la réalité.

Dans les années 1980, la « New Left Review » a publié un débat sur la nature du thatchérisme. L'axe de la discussion tournait autour du concept de « populisme autoritaire » proposé par Stuart Hall et critiqué par Bob Jessop et d'autres (2). Selon Hall, le populisme autoritaire de Thatcher représentait une réponse à la combinaison d'une crise de la social-démocratie keynésienne de l'après-guerre, d'une crise économique et d'une crise de légitimité de l'État britannique. Faisant référence au concept de « révolution passive » de Gramsci, il soulignait, dans sa dimension autoritaire, les appels à un État fort et à la discipline sociale, l'hostilité à l'égard des formes de médiation sociale (syndicats, organisations démocratiques, etc.) et l'articulation de thèmes liés à l'idée de l'ordre social. Dans sa dimension populiste, il pointait la tentative de créer une unité entre le peuple et le bloc au pouvoir, les appels au peuple et la volonté de — ou de fonder — la nature du peuple britannique.

En reprenant les analyses de Hall sur le populisme autoritaire, Stathis Kouvélakis se demande dans son livre « La France en révolte », si le sarkozisme peut être défini comme un thatchérisme à la française : la même volonté d'agir sur les fractures au sein des classes populaires et moyennes traumatisées par la paupérisation et la perte des conquêtes sociales ; la même capacité de politiser l'angoisse sociale en utilisant les thèmes de l'ordre et de la sécurité ; la désignation « d'ennemis intérieurs » responsables de la crise et du déclin national : les « assistés », les paresseux, les professeurs soixante-huitards, la « racaille » (3). À l'image du thatchérisme, Sarkozy représenterait une tentative de la bourgeoisie française de répondre à la crise de l'État.

À la lumière des résultats des élections européennes et des élections allemandes, qui ont montré une progression généralisée de la droite et une crise de la social-démocratie, au lieu de se réfugier dans des analogies historiques — et hors de propos — avec le fascisme ou d'associer le phénomène à une « autobiographie nationale » italienne dont il faudrait avoir honte, il serait plus utile de se demander s'il ne faut pas placer Berlusconi dans ce contexte européen d'une expérimentation de nouvelles tentatives de la droite de construire des blocs de pouvoir capables de gérer la combinaison de la crise des institutions représentatives et de la crise économique. Analyser les ressemblances avec le thatchérisme et avec le sarkozisme est beaucoup plus fructueux que se demander si nous sommes face à un nouveau péril fasciste, ou si le berlusconisme serait l'expression consommée d'un noyau réactionnaire spécifiquement italien.

Fascisme ou populisme autoritaire ?

Ensemble avec « l'anomalie italienne », le spectre du fascisme est l'un des principaux invités au bal des définitions. Cependant, la comparaison est complètement trompeuse. Nous nous limiterons à mettre en lumière deux éléments. En premier lieu, le fascisme a été un phénomène « réactif ». Il a représenté la réponse de la bourgeoisie à la montée du mouvement ouvrier et au danger de propagation de la révolution, dans un contexte de grande polarisation entre les classes et de tentatives révolutionnaires défaites. De plus, cette réponse s'est appuyé sur une mobilisation de masse. Il a parié sur la petite-bourgeoisie pour construire une force susceptible d'affronter et d'écraser le mouvement ouvrier et pour détruire systématiquement toutes les formes d'organisation autonome de la société civile en les substituant par d'autres formes contrôlées par le pouvoir d'État.

On ne peut pas vraiment affirmer que la situation actuelle est tout à fait comparable à celle de la montée du fascisme. Il n'y a pas de polarisation entre les classes. Au contraire, au niveau de la conscience et de l'autonomie de la classe ouvrière, elle est au plus bas depuis l'après-guerre. Il n'y a pas non plus de montée du mouvement ouvrier à laquelle la bourgeoisie doit répondre. Il n'y a aucune véritable intention de mobiliser et d'organiser les masses, ni de la part de l'État, ni de la part des organisations de la droite gouvernementale. Tant les politiques concrètes que le discours public et l'offensive idéologique en cours pointent au contraire de manière systématique dans la direction opposée : la dissolution des liens sociaux, sans êtres remplacés par d'autres liens (à l'exception de la valorisation du rôle de la famille). On assiste au contraire à la fragmentation sociale et à l'apologie de l'individualisme ; les politiques actuelles de la droite ont comme conséquence une société atomisée et non la société « organique » du fascisme.

Il faut se demander, par contre, si la piste ouverte par Hall avec l'analyse du populisme autoritaire peut être appliquée au cas italien. Il s'agit d'une hypothèse intéressante mais à explorer avec prudence. Premièrement, parce que la notion de populisme tend souvent à se vider de tout contenu, à englober un concept dépourvu de profondeur, bien commode pour définir par défaut des contextes peu clairs ou mal analysés pour ceux qui n'ont pas trouvé une meilleur définition. Cela est illustré par l'énorme quantité de définitions et d'applications distinctes du concept de populisme. On peut cependant l'utiliser dans le cas italien, mais à condition de clarifier de quoi on est en train de parler.

On pourrait considérer le cas italien comme un type de populisme basé sur deux visions du peuple qui se révèlent comme les deux faces complémentaires d'une même conception. La première est l'image du peuple comme une masse salvatrice, la seconde est l'image du peuple comme masse inculte. Les deux registres ne sont pas forcément contradictoires (4). Le populisme « atteint sa forme parfaite quand ce sont les institutions de l'État qui imposent ce lien par la force (tant matérielle qu'idéologique) (…). Les institutions deviennent alors des instruments, non pour augmenter la liberté de choisir des individus, mais bien pour limiter son identité, pour dresser des barrières tribales au lieu de les éliminer, pour réduire les inclusions et augmenter les exclusions (5). Et, lorsque les institutions étatiques ne sont pas sur la même longueur d'onde, l'une d'elles (par exemple, le gouvernement) est utilisée comme force de choc pour agir au forceps sur tout le processus.

Deuxièmement, la caractérisation de « populisme autoritaire » dans le cas italien doit être associée aux projets de « réforme institutionnelle » du présidentialisme, de soumission de la magistrature au gouvernement, de « fédéralisme égoïste » des régions du Nord promu par la Liga Norte. Ces projets présentent plusieurs dimensions contradictoires, ce qui continue à susciter des tensions au sein de la majorité gouvernementale.

L'une des critiques adressé par Jessop à Hall souligne le danger de comprendre le thatchérisme en le limitant seulement à la sphère politique et idéologique, autrement dit il s'agirait d'une homogénéisation d'un phénomène complexe et articulé. L'analyse du berlusconisme ne peut effectivement se circonscrire aux seules politiques institutionnelles et à l'offensive idéologique. Il faut en outre examiner une série de facteurs : les difficultés du capitalisme italien auxquelles tente de donner une réponse la transition berlusconienne ; les relations entre la droite et la bourgeoisie italienne et ses différentes fractions ; la difficulté du berlusconisme à construire un bloc politique stable ; les intérêts matériels auxquels répondent sa politique et les secteurs sociaux qui lui sont lié ; les contradictions dans son propre camp (par exemple, entre les positions ultra-libérales et les positions protectionnistes, ou entre les positions nationalistes et les positions fédéralistes).

Enfin, sur le propre plan idéologique, il ne faut pas voir l'idéologie berlusconienne comme un ensemble cohérent exempt de contradictions. Au contraire, elles sont plutôt évidentes, et c'est précisément cette combinaison d'éléments divers — comme, par exemple, l'hédonisme et la défense des valeurs traditionnelles — qu'il faut comprendre.

Il faut considérer, en particulier, plusieurs figures qui catalysent les angoisses multiples de l'ensemble de la société. C'est notamment le cas, en premier lieu, de la figure de l'immigré, mais aussi de la femme, ou plus exactement du corps de la femme qui, comme celui de l'immigré, se transforme de plus en plus en un objet sur lequel on exerce et on projette les fantasmes du contrôle et du pouvoir de la part de ceux qui sont précisément dépourvus de toute forme de pouvoir. Il s'agit là d'un travail de recherche, forcément collectif, auquel doivent être associés tous les acteurs de la transformation radicale de la société.

Un régime de transition sans fin

Dans certaines analyses de la droite et du berlusconisme, nous avons l'impression qu'il manque le centre autour duquel s'organise les relations politiques et de classe en Italie. Ce centre de gravité est pourtant constitué, aujourd'hui, par la longue transition ouverte depuis les années 1992-1994 — après l'effondrement du « socialisme réel » et la première guerre contre l'Irak —, une transition toujours en cours avec ses phases, ses accélérations, ses difficultés et ses traits autoritaires.

Son objectif initial était de parvenir à stabiliser le système politique bipolaire, en éliminant les ailes radicales et la fragmentation des partis. L'issue de cette transition est toujours, aujourd'hui, incertaine. Entre février 1992 et mars 1994, les deux dates symboliques marquées par le début de la « tangentopoli » (6) et la première victoire électorale de Berlusconi, on assiste à une rupture dans le système politique, économique, institutionnel et dans les relations entre les classes. Avec l'opération « Mani pulite » (« Mains propres ») et l'action politique de certains secteurs de la magistrature, le système de représentation basé sur les partis qui avaient occupés la scène politique pendant 50 ans, s'est retrouvé sans légitimité.

Ce qui restait du système d'indexation automatique des salaires par rapport à l'inflation a été aboli. Avec l'accord signé en 1993 entre les syndicats confédéraux, le gouvernement et la Cofindustria patronale, les règles de la négociation ont changé et le modèle reposant sur la concertation a été détruit. Les confédérations syndicales ont assumé par la suite un rôle d'acteurs politiques dans le scénario de la transition italienne. Ils l'ont fait en introduisant des règles anti-démocratiques dans l'élection des représentants des travailleurs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Le modèle de concertation triangulaire syndicats-gouvernement-Cofindustria est devenu un instrument de légitimation réciproque des acteurs en jeu, tandis que les travailleurs sont restés relégués au rôle de simples spectateurs et n'étaient plus considérés comme les sujets potentiels d'une transformation sociale.

Le gouvernement Amato-Ciampi a dévalué la Lire de 30% et approuvé un budget d'austérité de 90 milliards de Lires, la mesure législative la plus impopulaire depuis l'après-guerre, qui impliquait une énorme redistribution des richesses au profit des secteurs les plus riches. Le référendum sur la Loi électorale, soutenue par le mouvement de Mario Segni avec l'appui de secteurs importants du centre-gauche et de l'ex-PCI (Parti communiste italien), a permis d'initier la modification du système institutionnel : on passe alors d'un système « proportionnel-parlementaire » à un système « majoritaire-bipolaire », avec des tendances présidentialistes.

C'est dans ce contexte que s'est produite la fameuse entrée en scène de Berlusconi, en janvier 1994. Principal patron de la télévision, il a massivement mis en branle ses ressources privées, une utilisation très professionnelle des médias et a su exploiter, bien mieux que toute la classe politique de droite et de gauche, l'absence d'une représentation politique de centre-droite. Ainsi s'est ouverte la difficile – et périlleuse – transition du système politique italien.

Cette transition italienne s'est-elle déjà conclue ? À en juger par les résultats électoraux, malgré leur caractère simplement indicatifs, il semble bien que non. Toutes les coalitions de centre-droite et de centre-gauche ont perdu les élections après leur passage au pouvoir. Il s'agit de deux projets qui ne sont jamais parvenus à s'opposer réellement, car tous deux sont caractérisés — à différents niveaux — par l'idée qu'il n'y a pas d'alternative au libéralisme économique et à la concentration des pouvoirs dans les gouvernements, tant nationaux que locaux.

Le dogme des libéralisations et des privatisations a déterminé les politiques de centre-droite comme de centre-gauche au cours de ces quinze dernières années. Les privatisations records mises en route par le gouvernement de Prodi au milieu des années 1990, la réforme des pensions par le gouvernement Dini, les lois Bassanini sur l'enseignement et la fonction publique, la flexibilité et la précarité du travail introduites par la loi Treu, les lois sur l'immigration, toutes ces mesures ont accéléré le processus de déstructuration des relations sociales et de classe initié dans les années 1980. Le pouvoir agit au travers d'instruments qui sont une émanation directe des exécutifs — les pouvoirs spéciaux sous forme de décrets gouvernementaux d'urgence ont été utilisés de manière massive par les deux coalitions lorsqu'elles étaient au gouvernement. La raison en est simple ; si on ne parvient pas à conclure la transition italienne avec une grande réforme institutionnelle et présidentialiste (ou presque), il ne reste plus alors que le contrôle, la discipline et la répression des classes dangereuses.

La politique, entendue comme l'administration institutionnelle d'acteurs sociaux uniquement considérés en tant que consommateurs ou comme simples citoyens dépourvus de déterminations de classes vise nécessairement à étouffer le conflit social entre les classes, autrement dit à rendre impossible de penser le dépassement de la société actuelle. Le cas le plus évident a été la répression féroce — et la réhabilitation des responsables de cette répression — déployée lors des mobilisations contre le G8 à Gênes, en juillet 2001. Cette répression, soutenue de manière implicite ou explicite tant par le centre-droite que par le centre-gauche, est le fait d'un pouvoir qui ne peut tolérer qu'un mouvement social d'en bas, à la marge des partis et des syndicats traditionnels de la gauche, remette en question l'ordre établi et proclame la possibilité d'un monde différent.

Malgré tous ces aspects, Berlusconi et le berlusconisme représentent un phénomène inédit dans le contexte italien. La personnalisation extrême de l'action politique, avec la quasi coïncidence entre le chef suprême, le gouvernement et le parti Forza Italia, a constitué à la fois la force et la faiblesse du projet berlusconien. Sa force, du fait de le réduction des espaces de médiation à l'intérieur de la coalition gouvernementale ; et sa faiblesse par l'absence d'un bloc social consolidé susceptible de développer une hégémonie stable dans les appareils d'État, comme dans la magistrature, l'administration publique ou l'armée.

Sa victoire aux élections de 1994 fut rendue possible grâce à un accord entre des acteurs antagonistes, la Liga Norde et, au sud, le MSI (7), un fait sans précédent dans l'histoire politique italienne. Cette victoire électorale n'a donc pas été la conséquence d'un mouvement social ou le résultat d'une mobilisation menée par un parti structuré, mais bien le fruit d'une coalition politique fondamentalement articulée autour d'un leadership incontesté, seul capable de défendre un tel projet. Le centre-gauche a tenté à plusieurs reprises de construire ce type de coalition, autour de Prodi, de Rutelli ou de Veltroni, mais sans jamais y parvenir.

Bases sociales et relations de pouvoir

Dans un article d'Il Manifesto, Giorgio Galli affirmait que Berlusconi ne pouvait pas s'appuyer sur un « bloc historique » comparable à celui de la Démocratie chrétienne ou du Parti communiste, mais bien seulement sur un agrégat électoral cimenté par un rejet commun vis-à-vis des impôts et des immigrés (8). Il s'agit d'une vérité partielle, basée sur l'analogie avec un système politique et de partis qui n'existe plus ; une analogie utile pour dire ce qui n'est plus, mais non pour caractériser ce qui est en train de naître. La théorie d'un berlusconisme reposant sur trois piliers qui formeraient un bloc social ; les petits patrons, les professions libérales, les commerçants et les artisans d'une part ; les femmes au foyer, les chômeurs et les personnes confrontées à la mondialisation et, enfin, les catholiques pratiquants, n'est pas plus convaincante (9). Cela revient à confondre les caractéristiques d'un bloc social — constitué de principes et de valeurs de référence, d'une capacité à mobiliser certaines couches sociales, de formes associatives structurées et d'une auto-identification — avec la liste des électeurs potentiels de Berlusconi.

Un élément de compréhension plus intéressant du berlusconisme est offert par la trajectoire suivie par Forza Italia depuis sa naissance. Cette formation a souvent été qualifiée de « parti-entreprise » ou de « parti de plastique ». Caterina Palucci indique trois caractéristiques du mouvement Forza Italia qui en font une sorte de « catch-all party » (parti attrape-tout), un parti light qui se substituerait au modèle classique du parti de masse : 1) son aspect patrimonial (un parti qui appartient à son fondateur) ; 2) le caractère spécifique d'une entreprise (grande centralisation, cooptation au lieu d'élection des dirigeants, liberté de manœuvre de la direction et orientation électoraliste peu favorable à la construction d'un groupe dirigeant collectif) ; et 3) le charisme de son leader (10).

Ces trois caractéristiques, au début de la difficile transition italienne, ont contribué à l'ascension de Berlusconi. Mais elles expliquent également la difficulté d'institutionnaliser Forza Italia et de conclure ainsi la transition italienne avec la construction d'un nouveau cadre politico-institutionnel stable.

Les premiers statuts de Forza Italia prévoyaient un fonctionnement interne entièrement basé sur les élus et sur les dirigeants cooptés par en haut. Au printemps 1995, les 13.000 clubs locaux du parti qui existaient en 1994 avaient déjà disparus et on en recensait plus officiellement que 3.500. Jusqu'en 1997, les adhérents de Forza Italia n'avaient aucun pouvoir de décision et de bien maigres occasions de participation. Le parti continuait à être configuré comme un instrument électoral entièrement contrôlé d'en haut. La déroute de 1996 a conduit à une réorganisation interne et à l'adoption de nouveaux statuts. L'objectif était d'animer et d'élargir la participation des affiliés, tout en conservant en même temps le système de la cooptation d'une partie des dirigeants nommés par la direction centrale. Non sans contradictions, il s'agissait d'avancer vers une institutionnalisation du parti. En 1997, Forza Italia comptait 140.000 membres (11) et, en 2008, autour de 250.000 membres déclarés (12). Le processus d'institutionnalisation du parti a continué à osciller entre le pouvoir prédominant du président du parti (Berlusconi), la centralisation des décisions et la nomination des dirigeants, et l'exigence de construire une base consolidée, autrement dit entre un modèle de direction d'entreprise et un modèle plus proche des anciens partis de masse.

C'est à la lumière de ces éléments qu'il faut interpréter la fusion entre Forza Italia et l'Alleanza Nazionale, un parti ayant des caractéristiques beaucoup plus traditionnelles, qui jouissait d'une ramification et d'une implantation territoriale réelles (600.000 membres en 2006 selon les données officielles) (13). La création du nouveau parti, le « Peuple des libertés » est donc une tentative d'aller en direction d'une institutionnalisation et de la création d'un cadre plus stable, susceptible de durer au-delà du leadership de Berlusconi et d'achever ainsi la longue transition italienne. Mais la capacité de conclure positivement cette opération n'est pas évidente, vu les différences structurelles entre les deux partis qui ont donné naissance au Peuple des libertés. Si le premier bénéficie d'une présence considérable dans les appareils de l'État et dans les milieux du pouvoir économique au niveau territorial, le second dispose d'une base militante plus consistante, habituée à des règles de fonctionnement plus proches de celles des partis traditionnels de masse.

En outre, les dernières vicissitudes rencontrées par le personnage de Berlusconi révèlent le souhait d'une partie de la bourgeoisie italienne de passer à un « après-Berlusconi », mais aussi la difficulté pour elle de trouver une alternative valable, capable de réunir les différentes composantes de la droite et jouissant d'un soutien populaire comparable à celui de Berlusconi. Les affrontements avec le gouverneur de la Banque d'Italie, Draghi, tout d'abord sur les mesures de protection sociale face à la crise et ensuite sur le bouclier fiscal (le décret qui permet le retour des capitaux transférés à l'étranger et dans les paradis fiscaux en échange d'un impôt ridiculement bas), sont le signe que, pour des secteurs de la grande bourgeoisie italienne, le gouvernement Berlusconi n'est pas à la hauteur de la crise économique.

Tandis que le centre-gauche maintient des liens étroits avec les grandes banques italiennes, comme Unicredit et la Banca Intesa, et compte avec le soutien des entreprises les plus actives sur les marchés internationaux, Berlusconi agit par contre en s'appuyant sur les petites et moyennes entreprises et sur quelques grands groupes industriels et financiers nationaux, y compris des entreprises liées au crime organisé. Sa politique repose sur le jugement que, pour construire un bloc de pouvoir, il faut soutenir tous les « pouvoir forts » existants. Du point de vue économique et financier, sans projet à long terme, il privilégie l'adaptation à ce qui existe. Ceci explique la relation entre la Cofindustria et le gouvernement, qui alterne des phases d'impatience et de réalisme. L'impatience dérive des conflits continuels entre le gouvernement et les autres institutions étatiques, en particulier avec la magistrature et le Président de la République. Ces conflits créent une situation d'instabilité, mais le « réalisme » des entreprises se maintient en vigueur du fait de l'absence d'une solution de rechange immédiate pour la classe dominante. L'opposition de centre-gauche est encore considérée comme trop faible et divisée pour qu'elle puisse représenter une alternative crédible. Cependant, l'avenir du berlusconisme reste incertain, du fait de l'absence d'un soutien clair et total de la part des secteurs décisifs de la grande bourgeoisie italienne.

Marx à « Arcore » (14)

« Il reste encore à expliquer comment une nation de trente-six millions de personnes a pu être surprise par trois chevaliers d'industrie et être emmenée en captivité sans résistance » écrivait Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » à propos de la France après la révolution de 1848. L'Italie actuelle compte plusieurs millions d'habitants en plus mais à peine un seul « cavalier » (cf. le surnom de Berlusconi, « Il cavalieri », NDT), mais la question de Marx reste encore pertinente. Il décrivait Louis Bonaparte comme un personnage médiocre et grotesque auquel les circonstances historiques ont permis d’en faire un héros ; un vieux libertin qui concevait l'histoire des peuples comme une comédie dans laquelle les grands gestes et les grands discours sont utiles afin de masquer les « canailles les plus mesquines ».

Ce portrait pourrait s'appliquer à Berlusconi. La forme de gouvernement de Louis Bonaparte, le « bonapartisme », surgit d'une crise politico-sociale dans laquelle le pouvoir exécutif, incarné dans une personnalité charismatique, destitue le parlement et instaure un régime autoritaire et personnel. Mais l'histoire ne se répète jamais d'une manière identique et l'affirmation de Marx selon laquelle « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois (…), la première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce », a une valeur pratique ; elle correspond à l'analyse de la réalité capable d'ouvrir de nouvelles possibilités de changement (…). Représenter en forme de farce le passé (et également le présent pourrions-nous ajouter) est utile pour que les révolutionnaires, qui créent ce qui n'existe pas encore, ne reproduisent pas l'ancien en reprenant telles quelles les consignes et les pratiques de la tradition » (15).

Es-ce que Berlusconi est la farce qui succède à la tragédie ? Oui, dans le cas où une opposition politique et sociale profite de l'occasion pour remettre en question le fonctionnement du système capitaliste et ses stratifications idéologiques. Non, si l'on considère qu'il n'est que le produit d'un pouvoir rapace et grotesque auquel il suffirait d'opposer la partie « saine » de la société civile.

Quinze années plus tard, le berlusconisme continue à éprouver des difficultés à construire un bloc uni. Son objectif est une modernisation du pays qui puisse conduire au renforcement des pouvoirs de l'exécutif et du Chef du gouvernement, à l'affaiblissement substantiel du pouvoir législatif et à la réduction du nombre de députés. Autrement dit, une sorte de rationalisation parlementariste de type gaulliste. De Gaulle est sans cesse plus populaire entre les rangs d'une droite qui veut un gouvernement doté d'une grande flexibilité dans ses liens avec son électorat (dans le cas de De Gaulle, ce fut le cas avec le recours au référendum), avec une relation directe entre le leader et le peuple. La droite a toujours su reconnaître la centralité absolue d'un leader charismatique, cultivant tout à la fois, comme Max Weber l'avait prévu en imaginant l'avenir des partis de masse, une caste dirigeante expérimentée et consciente, capable de concrétiser sa force sur l'ensemble du territoire (16).

La droite, de même que le centre-gauche, ne représente pas un bloc social, mais elle n'est pas non plus un simple agrégat électoral. Il s'agit d'un acteur politique qui tente de se restructurer dans la longue transition italienne, en combinant un populisme autoritaire avec les politiques néolibérales contemporaines, qu'il ne faut pas confondre avec l'idolâtrie du marché. Mais Berlusconi n'est pas De Gaulle. Et ce que disait Marx à propos de la farce et de la tragédie conserve toute son actualité.

Cinzia Arruzza et Felice Mometti sont militant-e-s de l'organisation politique anticapitaliste « Sinistra Critica » (Gauche critique) en Italie. Article publié dans la revue « Viento Sur », nº111, juillet 2010. Traduction de l'espagnol : Ataulfo Riera, pour le site www.lcr-lagauche.be

1/ Le Parti des Démocrates de Gauche (DS), héritier du Parti communiste italien (PCI) a été fondé en 1991. Il a participé, en 2006, à la consitution du Parti Démocratique (PD).

2/ Hall, S., Jacques, M. (dir.) (1983) « The Politics of Thatcherism ». Londres; Lawrence & Wishart Ltd. Jessop, B. et al.,(1984) « Authoritarian Populism, Two Nations, and Thatcherism ». New Left Review, 147. Hall, S. (1985) « Authoritarian Populism. A Reply to Jessop et al ». New Left Review, 151.

3/ Stathis Kouvélakis, S. (2007) « La France en révolte ». París: Syllepse, page. 304.

4/ Merker, N. (2009) « Filosofia del populismo ». Bari: Laterza, pág.6.

5/ Ibid. page. 173.

6/ Au début des années 1990, la magistrature italienne a lancé une vaste investigation judiciaire sur la corruption généralisée dans le monde politique. Cette investigation et les condamnations qui l'ont suivie ont signifié la fin de la Première République et de son système institutionnel des partis de l'après-guerre. Le nom de « tangentopoli » fait référence à l'argent payé « par la bande » — par la « tangente » — aux politiciens afin d'obtenir leurs faveurs.

7/ Le parti néofasciste Movimento Sociale Italiano (MSI) a adopté le nom de Alleanza Nazionale (AN) en 1995.

8/ Il Manifesto, 13/06/2009.

9/ Lazar, M. (2009) « L’Italie sur le fil du rasoir ». París : Librairie académique Perrin.

10/ Caterina Paolucci, C. (2006) « The Nature of Forza Italia and the Italian Transition ». Journal of Balkan and Near Eastern Studies, 8, pages 163-178.

11/ Poli, E. (2001) « Forza Italia. Strutture, leadership e radicamento territoriale ». Bolonia : Il Mulino, page 130.

12/ Ruzza, C. y Fella, S. (2009) « Re-inventing the Italian Right: Territorial Politics, Populism and “Post-Fascism” ». New York : Routledge. page 125.

13/ Ibid., page 150.

14/ C'est à Arcore que se trouve la résidence personnelle de Berlusconi, une villa achetée dans des conditions scandaleusement avantageuses.

15/ Tomba, M. (2008): « Il materialista storico al lavoro. La storiografia politica del Diciotto Brumaio » in C. Arruzza (dir.) Pensare con Marx, ripensare Marx. Roma : Alegre.

16/ Quagliariello, G. « Adesso tocca a noi », www.gaetanoquagliariello.it

 


 

Suisse: La marche au pouvoir de l’UDC

Par Jean Batou

Avec « La Conquête du pouvoir. Essai sur la montée de l’UDC » (Zoé, 2007), Pietro Boschetti tente d’inscrire les succès actuels du parti de Blocher dans l’histoire longue de la Suisse, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, l’UDC doit son essor actuel autant aux caractéristiques des Trente glorieuses (1945-1975) que des Trente calamiteuses (de 1975 à nos jours) en Suisse. C’est le principal intérêt de ce livre de 169 pages, qui permet de mieux saisir les particularités du cas helvétique dans la progression plus générale des forces populistes ultraconservatrices en Europe.

Depuis la première moitié des années 90, l’UDC-SVP (Union démocratique du centre en français et Parti populaire suisse en allemand) a commencé sa fulgurante ascension électorale. En moyenne nationale, cette progression a été particulièrement rapide: 11,9% des voix en 1991, 14,9% en 1995 (+25%), 22,5% en 1999 (+51%), 26,7% en 2003 (+18%) et 29,0% en 2007 (+9%). De toute évidence, la seconde moitié de la décennie a marqué une nette accélération, tandis que le chômage doublait et les primes maladie explosaient (sous la houlette d’une conseillère fédérale socialiste). Pourtant, l’expansion de l’UDC est un phénomène beaucoup plus complexe que ces données agrégées ne pourraient le laisser supposer.

Les ingrédients du succès

Elle découle d’au moins trois processus combinés. D’abord parti des campagnes, le parti de Blocher a su gagner la métropole zurichoise en s’adressant à la fois aux xénophobes de l’Action Nationale et aux ultralibéraux du Parti des automobilistes, et ceci dès la fin des années 80 (1). En même temps, bien que née en terre protestante, elle n’a cessé de progresser vers les cantons catholiques, en faisant systématiquement de la surenchère sur les valeurs conservatrices patriarcales du Parti démocrate-chrétien (PDC) (2). Enfin, elle a conquis un électorat populaire dans tout le pays à partir d’un discours politique fondé sur un «chauvinisme social» parcimonieux qui prétend réserver les «œuvres sociales» aux résident-e-s de souche, laborieux et respectueux de l’ordre établi, et stigmatise l’«étatisme gaspilleur» qui distribue ses largesses aux étrangers et étrangères (en particulier non européens) et aux «profiteurs» sans scrupule. Ce faisant, l’UDC a su exploiter à son avantage le vieux fonds de commerce xénophobe qui avait marqué si profondément le mouvement ouvrier et syndical helvétique depuis des décennies.

Ce mélange explosif est le secret du développement de l’UDC dans tout le pays (560 député-e-s élus dans les parlements cantonaux, avec des scores supérieurs à 30% dans 5 cantons: Schaffhouse, Thurgovie, Zurich, Glaris et Argovie). Dans un tel contexte, dès l’automne 2005, l’extension de la libre circulation aux nouveaux pays de l’Union européenne, avec des mesures d’accompagnement au rabais, a donné un nouvel élan à la machine UDC sur un mode franchement raciste. En Suisse romande, elle a su tirer profit de l’euro-optimisme béat des élites (du PS aux Libéraux), relayé par les principaux médias. Aux dernières élections nationales, elle a ainsi gagné 0,7 point à Neuchâtel, 2,1 dans le canton de Vaud, 2,8 à Genève, et même 5,4 en Valais et au Jura. Dans l’ensemble, il faut le dire, une telle ascension est sans précédent dans l’histoire du pays.

Haute conjoncture et culte du «chacun-pour-soi»

Dans les années 1950-1970, la Suisse connaît des taux de croissance sensiblement supérieurs à 4%, tandis que les salaires réels progressent de plus de 3% par an, sans compter la promotion de nombreux travailleurs nationaux qui profitent, au moins dans un premier temps, de l’arrivée de centaines de milliers d’immigrant-e-s moins qualifiés pour occuper de meilleures positions. Après un retrait de six ans du Conseil Fédéral, le Parti socialiste y revient en 1959, mais cette fois-ci avec deux fauteuils: la «formule magique» est née, qui traduit sur le plan politique l’intégration accrue de la social-démocratie au consensus helvétique. Quelques mois auparavant, à Winterthour, le PSS (Parti socialiste suisse) avait adopté le programme le plus modéré de son histoire, présentant «l’économie sociale de marché» comme un horizon indépassable…

A cette époque, les conventions collectives se développent dans l’esprit de la paix du travail. Elles renoncent le plus souvent à exiger des salaires minimaux, préférant miser sur un marché du travail très tendu. Dans ce contexte, le nombre croissant de travailleurs et de travailleuses étrangers – de 175.000 en 1945 à 700.000 en 1965 – est vite perçu comme une menace: rejetés comme des concurrents à bon marché, voire comme des agitateurs communistes, ils ne sont pas admis sans restrictions dans les organisations syndicales... En 1970, 55% des membres de l’Union Syndicale Suisse votent ainsi en faveur de l’initiative Schwarzenbach – pourtant rejetée par 54% du corps électoral – qui exige l’expulsion de 260.000 étrangers et étrangères.

Durant cette période, la hausse du pouvoir d’achat est particulièrement spectaculaire: en 1950, le ménage moyen consacre 32,2% de ses revenus à son alimentation, contre 22,7% en 1970. Cependant, les gains collectifs sont beaucoup plus modestes, dans un contexte où les grèves disparaissent pratiquement. Les assurances sociales sont aussi à la traîne de celles des autres Etats européens. En 1960, leur financement est assuré directement, à raison de 33%, par les assuré-e-s eux-mêmes, contre 26% en Allemagne et 16% en France; à l’inverse, les patrons en financent 24%, contre 43% en Allemagne et 63% en France. L’AVS, dont le principe avait été accepté par le peuple en 1925, a vu enfin le jour en 1948 (l’AI en 1960) et connaît sept révisions à la hausse jusqu’en 1975. Cependant, cette assurance solidaire joue déjà les seconds rôles, devant la poussée des caisses de pensions fondées sur la capitalisation (2e pilier), dont le caractère complémentaire est soutenu par le PSS, et aux progrès de l’épargne individuelle (3e pilier).

Retour de la dépression économique

En 1974-76, le retour brutal de la dépression économique va miner les certitudes des décennies précédentes. Il faut dire que le choc est sévère: baisse de 8% du PIB, suppression de 330.000 emplois et expulsion de 250.000 immigré-e-s. Au début des années 70, la Suisse contrôle 40% du marché mondial de l’horlogerie, contre seulement 17% en 1981. Dans un premier temps, quelques fissures se font jour à la surface de la paix sociale: manifestations syndicales pour l’emploi, grèves localisées, appels minoritaires à une politique plus combative (Manifeste 77 dans la Fédération des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie, FTMH). Mais ces inflexions ne constituent en aucune mesure l’amorce d’une stratégie de rechange, alors que cette première onde de choc est rapidement suivie d’une seconde, en 1981-83, qui va sonner le glas du plein emploi.

Pendant ce temps, dès 1974, les milieux bourgeois ont clairement changé leur fusil d’épaule avec le plafonnement du personnel fédéral, les paquets d’économies successifs et la campagne du Parti radical au nom de «moins d’Etat, plus de liberté» (1979). De 1975 à 1982, la Confédération a réduit ainsi de 5 milliards ses dépenses dans le domaine social. Dès 1980, un Conseiller national radical argovien, Bruno Hunziker, lance la bataille des privatisations: quelques années plus tard, les CFF et les PTT ont été transformées en S.A. Tétanisé, le PSS ne sait plus à quel saint se vouer: électoralement, il dévisse (de 24,4% en 1979 à 18,5% en 1991). Bien décidé à rester au Conseil fédéral, il entame dès lors son recentrage vers le social-libéralisme et les «nouvelles couches moyennes».

«Alleingang» et mondialisation heureuse

Dans le courant des années 80, l’UDC saisit bien la portée du désarroi populaire qui résulte de la crise sociale et des inquiétudes liées à la mondialisation. Elle comprend très vite quel parti tirer d’une défense intransigeante de l’identité nationale. En 1986, elle obtient le refus de l’adhésion de la Suisse à l’ONU. En 1989, avec l’affaire des fiches et les résultats spectaculaires de la première initiative du Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), le «modèle helvétique» semble voler en éclats. Pourtant, tandis que les grands patrons annoncent un durcissement des politiques néolibérales (Programme du Vorort «Pour une Suisse compétitive et moderne» et Premier livre blanc, de Fritz Leutwiler (3) en 1991), le Parti de Blocher obtient le rejet de l’Espace Economique Européen (EEE en 1992), contre l’avis du Conseil fédéral et des autres partis, annonçant la voie des bilatérales, à laquelle la majorité des milieux économiques dominants n’osait encore rêver.

Entre-temps, c’est sur fond d’une troisième récession (1992-97), qu’éclate le scandale des fonds juifs en déshérence. L’UDC réagit à nouveau sur le mode de la forteresse assiégée, défendant sans démordre l’attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1995 paraît le Second livre blanc, de David de Pury (4), qui plaide pour une politique économique et sociale subordonnée à la compétitivité maximale des entreprises. En 1997, le plafond des 200.000 chômeurs a été crevé… tandis que les notions de précarité (emplois temporaires, travail sur appel, temps partiels, contrats de durée déterminée, etc.), mais aussi de working poor (paupérisme), sont sur toutes les lèvres. Avec la réduction des prestations sociales, la chasse aux «abus» gagne en crédibilité. L’UDC en fera désormais son cheval de bataille.

Des plus pauvres aux plus riches

Depuis le début des années 80, les syndicats ont perdu 20% de leurs membres. Aujourd’hui, 37% des salarié-e-s sont couverts par des conventions collectives de travail, au contenu souvent minimal, contre 50% en 1990. Selon Pietro Boschetti, c’est dans ce contexte que le PSS tente de regagner le terrain électoral perdu dans les classes populaires en ciblant les «nouvelles couches moyennes». Ce virage est marqué par des choix politiques lourds de sens: en 1991, le PSS donne sa bénédiction à la TVA, qui pénalise au premier chef les revenus les plus modestes; en 1995, il renonce au référendum contre l’élévation de l’âge de la retraite des femmes de 62 à 64 ans.

Pour un temps, cette tactique semble payer, puisque le PSS rebondit d’un petit 18,5% en 1991, à 23,3% en 2003… Mais ce succès est de courte durée: en 2007, le parti est à nouveau retombé à 19,5%, en partie au profit des Verts, très «compétitifs» dans les classes moyennes. En même temps, l’UDC a gagné un grand nombre de suffrages dans les milieux populaires: en 2003, elle totalisait ainsi 35% des voix des ouvriers non qualifiés et 31% de celles des ouvriers qualifiés (contre respectivement 23% et 25% pour le PSS). Mieux, elle obtenait 37% des suffrages des personnes aux revenus inférieurs à 3.000 francs, soit trois fois plus que le PSS. Et c’est seulement à partir d’un revenu de 7000 francs par mois que les électeurs et électrices étaient plus nombreux à voter socialiste…

En même temps, l’UDC s’imposait de plus en plus comme parti incontournable des cercles dominants de la bourgeoisie, aux côtés de leurs partenaires traditionnels (radicaux, démocrates-chrétiens et libéraux dans quelques cantons). C’est aujourd’hui la seule force politique capable de légitimer auprès de larges couches de la population un programme de démontage social, fondé sur un transfert massif de richesses en faveur des plus riches. Déjà en 2003, à l’occasion de l’élection de Christoph Blocher au Conseil fédéral, une brochette de grands patrons avaient volé publiquement à son secours. Sur ce point, le «tout sauf Blocher» d’une partie de la gauche est totalement à côté de la plaque. En effet, de quoi Blocher est-il le nom, si ce n’est du désarroi absolu du monde du travail, précisément en panne de gauche, et des puissants intérêts du capital de la banque et de l’industrie, à l’assaut du marché mondial?

Jean Batou

Article paru dans le périodique suisse « solidaritéS » n°118 (28/11/2007)

 


 

Du PAB à l’UDC: continuité d’un parti ultra-conservateur

L’Union Démocratique du Centre (UDC), c’est le nom français que s’est donné le Parti du Peuple Suisse (Sweizerische Volkspartei) de Christoph Blocher. Son origine: le Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB), dont les premiers groupes naissent dans les cantons de Zurich, d’Argovie et de Berne, à la fin de la Première guerre mondiale, avec un ancrage essentiellement rural. Ultra-conservateur, nationaliste et fermement antisocialiste, il sert alors de béquille paysanne à la bourgeoisie radicale et catholique-conservatrice, dans une période de montée des luttes sociales. Coopté au Conseil fédéral dès 1929, il se donne une structure nationale dès 1935-36, bien que son implantation se limite alors à quelques cantons protestants suisses-alémaniques, et qu’il reste largement sous la coupe de sa section bernoise.

Parti paysans pour l’essentiel, se revendiquant du Mittelstand (classes moyennes), le PAB recrute aussi parmi les secteurs les plus autoritaires et réactionnaires de la droite bourgeoise urbaine. C’est aussi le parti de l’armée, de la neutralité et des banques. Pendant la Seconde guerre mondiale, son conseiller Fédéral, Eduard von Steiger, élu en 1940, sera ainsi le responsable de la politique ultra-restrictive à l’égard des réfugiés, en particulier des juifs. Le chef de sa fraction parlementaire au Conseil national (1942-1955), le colonel-divisionnaire Eugen Bircher, qui avait fondé une organisation patriotique des «gardes civiques» contre la grève générale de 1918 et salué l’arrivée d’Hitler au pouvoir comme un «acte salutaire pour la culture de l’Europe centrale», organise les fameuses missions sanitaires suisses sur le front de l’Est, sous le patronage de la Croix-Rouge, qui travailleront sous l’autorité de la Wehrmacht et ne porteront secours qu’à des militaires allemands.

En 1971, lorsqu’il fusionne avec les Démocrates de Glaris et des Grisons, le PAB prend le nom de Parti du Peuple Suisse (SVP/UDC). L’année suivante, il enregistre une adhésion prometteuse, celle de Christoph Blocher, fils et petit-fils de pasteur, qui présidera sa section zurichoise depuis 1977, avant de devenir, dès 1983, actionnaire majoritaire d’EMS-Chimie, une importante entreprise du secteur.

Extrait de « L’UDC de Christoph Blocher: un front bourgeois néoconservateur », Jean Batou, SolidaritéS n°37 (03/12/2003)

 


Notes:

 

1) Hans Hartmann, « L’UDC zurichoise à la conquête de la Suisse. Glissement de terrain dans la banlieue», solidaritéS, ancienne série n° 99, 8 nov. 1999. En ligne sur www.solidarites.ch.

2) Jo Lang, «L’UDC récolte aujourd’hui ce que le PDC a semé jadis», solidaritéS, ancienne série n° 99, 8 nov. 1999. En ligne sur www.solidarites.ch

3) Ancien directeur, puis président de la Banque Nationale ; membre ensuite des conseils d’administration de Brown Boveri & Cie (aujourd’hui ABB), Ciba-Geigy (aujourd’hui Novartis) et de Nestlé.

4) Economiste, avocat et diplomate, David De Pury participa aux négociations pour l’adhésion de la Suisse à l’EEE en 1992 et à l’OMC en 1994. Il fut également coprésident du groupe ABB (Asea Brown Boveri) et fondateur du journal quotidien Le Temps. Membre de plusieurs conseils d’administration dont celui de Nestlé.

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