Dossier : La gauche et les polémiques sur la Libye
Par Piero Maestri, Santiago Alba Rico, John Brown le Dimanche, 23 Octobre 2011 PDF Imprimer Envoyer

La mort de Kadhafi met un terme définitif à sa dictature. Mais son régime est loin d’être totalement démantelé, comme en témoigne la présence de nombreux transfuges, anciens ou de la « dernière heure » dans les rangs des nouvelles autorités du pays. Avec le rôle joué par l’intervention de l’OTAN, la question de la nature et de l’évolution du processus populaire en Libye continue par ailleurs de faire couler beaucoup d’encre à gauche, comme en témoignent les différentes contributions que nous publions dans ce nouveau dossier (LCR-Web).

Qui va réellement libérer la Libye ?

Par Piero Maestri

C’est chose faite. Le régime de Kadhafi a été destitué et l’OTAN a réussi à conditionner l’une des révolutions arabes. Nous entrons maintenant dans une nouvelle phase et le problème du rapport de force reste entier afin de déterminer si nous allons vers un changement réel ou vers la simple application des politiques occidentales.

La chute de Tripoli marque la fin du régime de Kadhafi. Peut-être qu’il y aura encore des coups de forces, des violences et des morts dans les prochains jours, mais d’un point de vue politique, la famille (au sens propre et politique) qui est au pouvoir de manière autoritaire depuis 42 ans est finie et n’aura plus son mot à dire dans les affaires libyennes.

La crise de ce régime avait débuté en février dernier, avec les premières manifestations populaires à Benghazi et dans d’autres villes. Et pas seulement dans l’est du pays. Cette crise laissait envisager une rapide évolution politique, semblable à celles observées en Tunisie et en Egypte. Mais c’était sans compter avec la capacité militaire du régime libyen et de son appareil sécuritaire, qui fonctionne efficacement depuis des dizaines d’années. C’est ce qui a permis une réaction militaire très lourde du régime, dont les forces armées étaient arrivées jusqu’aux abords de Benghazi, menaçant d’écraser la révolte armée de la même manière qu’elles avaient frappé les révoltes populaires. La donne n’a changé qu’avec l’intervention militaire des Nations Unies d’abord, et de l’OTAN ensuite. C’est cette intervention qui a rendue possible la défaite militaire du régime.

La chute de Kadhafi est indiscutablement une bonne chose. Elle permet d’éliminer de la scène un dictateur sanguinaire, qui était en outre devenu un des élèves modèles du FMI et de la Banque mondiale durant la dernière décennie. C’était aussi un partenaire important pour les gouvernements européens pour leurs économies en difficulté, et un agent indispensable afin de stopper l’émigration d’Afrique vers l’Europe, tâche réalisée avec des méthodes brutales et des camps de concentration. Ce dont il devrait être obligé de rendre des comptes, en même temps que ses mandataires européens.

Mais il est nécessaire que les forces internationalistes aient une réflexion politique sur les conditions de la chute de ce régime et posent les bonnes questions. Surtout lorsque ces forces ont salué les révolutions régionales dès le début du printemps arabe et considèrent que le processus est encore en cours et doit être soutenu et répercuté.

Une intervention impérialiste qui tire les leçons de l’Afghanistan et de l’Irak

Quel que soit le jugement qu’on porte sur les forces d’opposition libyennes, il n’y a pas de doute sur le fait que la principale contribution à la chute du régime est venue de l’intervention militaire de l’OTAN. Une intervention qui a retenue beaucoup de leçons des précédentes expériences, en Irak ou en Afghanistan :  des bombardements aériens (qui ont été déterminants, même s’ils n’ont pas eu la même échelle qu’en Afghanistan ou en Yougoslavie), avec leur habituel lot de « dommages collatéraux » oubliés ou occultés ; pas de troupes aux sol (à part quelques conseillers des forces spéciales qui ont joué le rôle de conseillers des forces d’oppositions et de support aux missions aériennes) ; une pression importante sur les troupes loyalistes (durement frappées, mais en même temps plus épargnées que lors de l’intervention iraquienne, nous en verrons plus loin les raisons) ; et enfin une pression également sur les rebelles, à qui on a apporté un maximum de support militaire tout en mettant tout en œuvre pour les contrôler via les hommes de confiance des puissances occidentales.

Le comportement de l’OTAN envers les forces loyalistes peut ainsi s’expliquer par la volonté de ne pas rééditer «l’erreur » iraquienne - où l’armée de Saddam Hussein avait été dissoute – afin de garantir « une transition dans l’ordre » et éviter une trop longue période « d’instabilité » en préservant le plus d’agents des forces de sécurité libyenne possible (mis à part, bien sûr, ceux qui ont été trop proches de la famille Kadhafi).

Préserver l’appareil de sécurité de Kadhafi pour mieux contrôler la transition

L’objectif premier de l’intervention de l’OTAN en Libye était de garantir le contrôle de l’Occident sur la dynamique en cours dans ce pays. En même temps, il s’agissait d’éviter que se prolonge une situation de « vide de pouvoir » avec la crise du régime, surtout après le ralentissement de la progression des forces de l’opposition. De cette manière, ils évitaient ainsi toute rupture « radicale » et donc incontrôlable.

La « recommandation » faite par les puissances impérialiste de maintenir en place des agents des forces de sécurités, tout en récupérant des responsables de l’ancien régime (le dernier en date n’est autre que le numéro 2 des services secrets du régime, qu’on peut difficilement considérer comme blanc comme neige par rapport aux crimes de la dictature) ne constitue nullement une volte face. Il s’agit simplement de continuer à traiter avec les mêmes hommes qui ont collaboré avec les services secrets occidentaux sous le régime de Kadhafi, et donc à garder un certain équilibre par rapport à la composition hétérogène de l’opposition, considérée comme n’étant pas encore tout à fait fiable pour l’Occident.

Ces recommandations vont de pair avec un objectif ultérieur de l’Europe et des Etats Unis, également fort évoqué dans les médias. Un exemple en est donné dans l’interview du nord-américain Anthony Zinni, dans le « Corriere della Sera » du 24 août, où il déclare : « La tâche politique de l’OTAN va être plus ardue que la tâche militaire. Il va s’agir d’aider la société libyenne à passer de son état tribal à un fonctionnement démocratique, à s’organiser en partis, en institutions, avec un gouvernement et une opposition, et à unifier le plus possible pour mettre en œuvre un programme de réformes judiciaires, économiques et civiles. Ce sera une phase critique de laquelle dépendront notre succès et l’instauration d’une Libye libre. »

Voilà une belle démonstration du racisme existant envers ces arabes « tribaux » et « infantiles » et qui va de pair avec les déclarations du Ministre de la défense israélien, toujours dans le « Corriere della Sera », du 18 mai : « Les révoltes arabes auront comme résultat immédiat le chaos. Et peut-être à long terme, quelque chose de bon… Dans beaucoup de ces pays, c’est l’armée qui assure le pilier de la démocratie, parce que la société arabe n’est pas prête à la démocratie : on ne peut pas s’attendre à ce que sorte du lot un (Vaclav) Havel ou un (Lech) Walesa. C’est excitant de voir les gens relever la tête et dans moins d’une génération, on pourra voir des améliorations. Mais pour l’instant, tout ce qu’on voit arriver ce sont les Frères musulmans ou des Etats chaotiques comme le Liban ».

Politiquement parlant, cette volonté occidentale de « guider » la transition en Libye passera aussi par la conférence internationale des « amis » de la Libye, dirigée par Sarkozy début septembre. C’est cette conférence qui va décider de comment seront utilisés les fonds du régime, actuellement « gelés » à l’étranger… alors que la règle voudrait qu’ils soient restitués sans condition au peuple libyen. Ils y décideront aussi de la façon de diriger les changements politiques et d’assurer la « continuité économique » demandée par le FMI et la Banque Mondiale (tout comme ce fut réclamé aussi pour les cas de la Tunisie et pour l’Egypte).

Le gouvernement italien est également aux avant-postes, même s’il était entré en dernier dans la liste des « libérateurs » et que Berlusconi avait d’abord été tenté de soutenir Kadhafi jusqu'au bout. L’espoir de maintenir tous les contrats libyens, en particulier ceux d’Impregilo (principal groupe italien de Bâtiments et Travaux Publics, NdT) et Finmeccanica (n°2 en Italie pour les secteurs de la défense, des hélicoptères, de l'aéronautique et de l'espace, de l'automatique, du transport et de l'énergie, NdT) ainsi que l’approvisionnement pétrolier. C’est ce à quoi s’engage le Président de l’ENI (fournisseur d’énergie italien, NdT), Paolo Scaroni, qui affirme avoir des contacts quotidiens avec le Conseil National de Transition libyen depuis le mois d’avril. Il dit avoir l’espoir de voir rester en place les mêmes dirigeants du secteur pétrolier libyen, qu’il connaît bien !

Pour faire court, les droits et les besoins du peuple libyen sont loin des préoccupations prioritaires des libérateurs occidentaux. Cela nous semblait déjà évident lorsque l’OTAN a fait le choix d’entrer en guerre. Une guerre que nous avons toujours dénoncé comme n’étant pas une intervention en faveur de la révolution libyenne, mais bien un moyen de l’arrêter et de la réorienter vers les intérêts occidentaux, en évitant surtout une quelconque connexion avec les processus révolutionnaires en Tunisie ou en Egypte.

Dans un premier temps, la chute de Kadhafi n’était pas nécessaire pour les pays européens, dont les gouvernements préféraient se diriger vers une solution négociée. Mais ensuite cette chute est devenue inévitable à cause du discrédit du régime et des choix posés par Kadhafi, qui rendaient la situation en Libye trop instable, et ce de manière trop prolongée. D’une certaine façon, ils ont donné raison à Mounir Shafiq, leader du Fatah, qui a déclaré sur Aljazeera.net, le 04 juillet : « La position des Etats-Unis et de l’OTAN en Libye sont une vaste conspiration contre les révolutions populaires en Libye, avec comme objectif de maintenir en place les forces de Kadhafi jusqu’à ce qu’ils soient, eux, en mesure de contrôler le Conseil National de Transition et, peut-être, quelques leaders de l’autre camp. Alors seulement ils renverseront Kadhafi. Ils sont à l’œuvre contre le peuple, la révolution et le futur de la Libye. »

Les forces révolutionnaires qui sont entrées dans Tripoli, en particulier celles venant des montagnes du Djebel Nafusa (zone essentiellement berbère, ndlr), ont démontrés que cette révolte n’était pas uniquement un produit de la Cyrénaïque. La prise de la ville a été rendue possible par l’accélération de la crise du régime, mais aussi par l’entraînement que les rebelles avaient reçu. Quoi qu’il en soit, cet événement n’est pas la fin de l’affaire, mais bien l’ouverture d’une phase nouvelle, chaotique et complexe.

Les contradictions au sein des forces rebelles

Notre point de vue sur le caractère populaire des révoltes de février/mars (ainsi que sur leur caractère juste, légitime et politiquement positif face à la dictature libyenne) reste inchangé, mais nous devons approfondir l’analyse des forces en présence et des directions des forces d’opposition.

Pour l’instant, le Conseil National de Transition qui est né à Benghazi au mois de mars reste la référence et la direction du processus en cours. Mais ce n’est pas sans contradictions. Non seulement parce qu’aucun processus révolutionnaire ne se fait sans contradictions, mais aussi à cause de la composition de ce CNT, de ses caractéristiques et du poids qu’a eu l’intervention étrangère dans la défaite du régime.

Le CNT se compose de personnages d’origines diverses et de divers niveaux de crédibilité, qui s’ajoutent aux divergences politiques et idéologiques (qui n’émergent que difficilement – ce qui est assez naturel dans les phases de début pour ce type d’organisme).

On y trouve notamment des personnes qui sont depuis toujours dans l’opposition, comme le Vice-Président Abdul Hafiz Ghoga, avocat spécialiste des droits de l’homme, ou des personnes qui ont eu des contacts avec le régime sans être pour autant directement impliqués dans les pires aspects de celui-ci et qui avaient tenté de mener et soutenir des réformes dans certains secteurs (comme par exemple le premier ministre Mahmoud Jibril, néolibéral convaincu, à qui Saïf El Islam Kadhafi avait confié la commission « pour les réformes » et qui devait travailler sur les privatisations et les libéralisations). S’y trouvent aussi des ex-ministres de Kadhafi, plus ou moins impliqués dans les tragédies de la dictature, comme Mustafa Abdel Jalil, ex-ministre de la justice, qui a changé de camp lors de la révolte du 17 février, ou le chef militaire (et ex-ministre de l’intérieur) Abdel Fattah Younis, assassiné dans des circonstances obscures au mois d’août.

Les gouvernements européens et étatsuniens vont tenter d’assurer la présence de leurs hommes  au sein du gouvernement de transition et dans les secteurs-clefs de l’administration tout en se faisant concurrence entre eux (sans parler des manoeuvres des monarchies pétrolières du Golfe). L’Italie aussi essaie de placer ses pions, mais pour l’instant cela ne semble pas très réussi puisqu’elle avaient parié sur l’ex n°2 du régime, Jalloud, comme étant l’homme de la transition et que celui-ci a finalement fuit le pays. De toute façon, ce dernier n’avait aucune influence sur le peuple libyen et certainement pas sur les secteurs qui ont donné naissance aux révoltes.

Evidemment, on ne peut pas réduire le paysage politique libyen au CNT, ni aux quelques notables qui tentent de se placer dans les postes de pouvoirs aux niveaux local et national. Un exemple de cela est la « Conférence pour le dialogue national » qui s’est tenue à Benghazi le 28 juillet, en présence des islamistes modérés et des représentants néolibéraux (tous des hommes), et qui a été fortement contestée par les secteurs jeunes. Parmi les différentes forces en vigueur au niveau local, il ne sera pas facile d’escamoter les secteurs (surtout dans la jeunesse) qui ont été au premier rang des révoltes contre le régime en février et mars, et qui n’ont certainement pas l’intention de redevenir les spectateurs de décisions prises par d’autres.

L’opposition libyenne accusait une faiblesse initiale, à cause de ses conditions d’existence sous un régime qui réprimait toute forme de dissidence, et encore plus toute forme organisée d’opposition, mais aussi à cause de son hétérogénéité et de son manque de coordination. Cette faiblesse a été déterminante dans l’évolution du mouvement en une rébellion armée, qui a transformé une révolte populaire en un affrontement militaire (bien que la principale cause réside surtout dans la répression immédiate du régime, qui a répondu de manière sanglante aux protestations pacifiques initiales).  Ce qu’ils pensaient être une stratégie gagnante s’est finalement révélé une tragédie qui a nécessité l’intervention de l’OTAN.

Certains choix du CNT ont aussi rendu ses positions moins faciles à soutenir et ses affaires politiques et militaires plus opaques à comprendre ; la légitimation des bombardements sur Tripoli ; la signature de contrats pétroliers et d’échanges commerciaux avec des pays occidentaux ou des Etats du Golfe aussi peu démocratiques que le Qatar et l’Arabie Saoudite ; ou encore la prolongation des accords honteux et criminels conclus par Kadhafi avec certains pays européens (Italie en tête) sur la répression et l’emprisonnement des migrants.

Les tâches internationalistes et les confusions à gauche

Contrairement à d’autres, nous n’avons jamais considéré ce processus comme un « complot » occidental ou comme une révolution « dirigée » et privé de toute caractéristique progressiste. Mais nous avons également condamnés l’intervention de l’OTAN, que ce soit pour des raisons de politique globale (notre opposition aux guerres impérialistes et aux conséquences de leurs stratégies), que pour des raisons de politique régionale (nous considérons que cette intervention était une tentative hypocrite de garantir le contrôle sur les dynamiques populaires régionales). Pour ceux qui tiennent compte, comme nous, de ces deux aspects, il reste nécessaire de trouver un espace pour développer et soutenir les forces démocratiques et réellement révolutionnaires en Libye, comme dans toutes les régions arabes.

Sur ce dernier point, nous sommes en retard et en difficulté, alors que nous sommes déjà en contact avec les forces de la gauche radicale et révolutionnaire en Tunisie, au Maroc, en Algérie, etc. Sur ce terrain, nous ne pouvons pas imiter les leaders européens et étatsuniens qui veulent « apprendre » aux libyens comment on construit le démocratie (libérale) en pensant que nous devons « apprendre » aux libyens comment on organise une gauche radicale, comment on fait la révolution et comment on maintient sa pureté. Notre devoir est de reconnaître et de rencontrer les représentants et les groupes de la gauche laïque, démocratique et populaire, et d’établir avec eux un dialogue intensif pour initier une relation de soutien et d’échange réciproque.

Aucun enseignement à donner donc, mais la conscience que cette nouvelle phase en Libye offre la possibilité du pluralisme, et donc la possibilité de voir naître des organisations politiques et sociales indépendantes (il semble qu’une fédération des syndicats indépendants ait déjà vu le jour à Benghazi). Nous devons aussi rester attentifs au fait que les questions de fonds restent ouvertes. Ces problèmes qui ont poussé des milliers de jeunes à se révolter, pas seulement pour la fin de la dictature, mais aussi avec la volonté d’aller vers un futur plus digne et de participer entièrement à l’organisation politique du pays.

Ce qui se passe en Libye doit aussi nous amener à réfléchir à notre incapacité d’action face à la complexité que représente le nœud entre révolution et contre-révolution dans ses diverses formes (incarnée pour nous par l’intervention de l’OTAN en Libye). Une mobilisation des mouvements contre la guerre et des mouvements internationalistes a manqué en Italie, comme dans toute l’Europe, à cause notamment de la division entre les différents points de vue.

La réaction du centre-gauche et de son chef de l’Etat n’a pas été surprenante. Ils ont toujours soutenu les missions militaires et les interventions italiennes dans les guerres criminelles depuis 20 ans. Pas de surprise, donc, a ce qu’ils aient pris parti, avec enthousiasme, pour les bombardiers de l’Alliance Atlantique. Par contre, il faut reconnaître que le mouvement internationaliste et le mouvement contre la guerre n’ont pas partagé de manière unanime les points de vue sur les raisons de fonds qui ont poussé l’OTAN à intervenir. On a vu ceux qui ont considéré l’intervention comme positive, ou du moins nécessaire dans un premier temps, parce que demandée par les rebelles de Benghazi. Ils ont considéré que cette intervention a évité le massacre et, d’une certaine façon, sauvé la révolution face à l’incapacité de la gauche révolutionnaire à apporter un soutien direct.

D’autres, comme nous, se sont opposés clairement à cette intervention tout en se déclarant contre le régime de Kadhafi et en espérant sa chute. Enfin, d’autres encore se sont opposés à l’intervention de l’OTAN et ont demandé, dans un deuxième temps, que des négociations aient lieu entre les différentes parties, mais en gardant Kadhafi comme interlocuteur légitime.

Ces diverses opinions ont fait que la réponse a été trop faible, confuse et incapable de se profiler en une opposition claire et obstinée sur le fait qu’aucune guerre impérialiste ne représentera jamais le salut pour les peuples acteurs de processus populaires, ni ne leur apportera jamais la démocratie et la liberté. Pour toutes ces raisons, la véritable question, aujourd’hui, est : « Qui va libérer la Libye de ses libérateurs occidentaux ? ». Et selon nous, c’est le peuple libyen lui-même, et notamment les jeunes qui ont été au cœur de l’opposition au régime, qui vont répondre à cette question. Notre espoir est que la possibilité d’une Libye nouvelle et liée aux aspirations du printemps arabe ne leur sera pas volée.

Piero Maestri est porte-parole de l’organisation anticapitaliste italienne Sinistra Critica.

Article publié sur le site : http://www.ilmegafonoquotidiano.it. Traduction française par Sylvia Nerina pour le site www.lcr-lagauche.be . Intertitres de la rédaction.


La Libye, le chaos et nous

Par Santiago Alba Rico

La dernière semaine d’août, après l’entrée des rebelles à Tripoli, un cri de soulagement et de joie a éclaté dans le monde arabe. Au Yémen et en Syrie les manifestations populaires contre les dictatures d’Ali Saleh et Bachar Al Assad se sont multipliées et intensifiées à la lumière de cette victoire que tous les peuples de la région vivaient comme la leur. En Tunisie, les 22 et 23 août, des réfugiés libyens et des citoyens tunisiens ont célébré la chute de Kadhafi dans les rues de la capitale, mais aussi à Sfax, Gabès et Djerba.

Même les partis de gauche se sont joints à la célébration. Ainsi, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, d’Hamma Hammami, un des opposants les plus persécutés par le régime de Ben Ali, a diffusé le 24 août une déclaration félicitant « le peuple frère de Libye pour sa victoire sur le régime despotique et corrompu de Kadhafi, en espérant que désormais le peuple libyen pourra décider de son propre destin, récupérer ses libertés et ses droits et construire un système politique fondé sur la souveraineté qui lui permet te de reconstruire son pays, de mobiliser ses richesses au profit de tous les citoyens et d’établir des profondes relations fraternelles avec les peuples voisins. » Au cours des six derniers mois, dans toutes les capitales arabes où les gens protestaient contre les dictateurs locaux, souvent au péril de leur vie, on a organisé des manifestations de solidarité avec le peuple libyen ; que cela nous plaise ou non, alors qu’il s’agit de l’une des régions les plus anti-impérialistes du monde, il n’y a eu aucune protestation contre l’intervention de l’OTAN.

Ces derniers mois, j’ai parfois eu l’impression que tandis que la droite colonise et bombarde le monde arabe, la gauche (une partie de la gauche européenne et latino-américaine) lui explique quand, comment et de qui il doit se libérer. Je ne vais pas entrer dans la polémique très vive qui a fracturé le camp anti-impérialiste ; je veux juste remarquer que le seul endroit où cette polémique n’a pas eu lieu a été curieusement celui où les événements sont survenus. Alors que la gauche occidentale échangeait des gnons à propos de d’intervention de l’OTAN, les peuples arabes, accompagnés par une gauche régionale que ni l’Europe ou l’Amérique latine n’ont écoutée, se sont consacrés à lutter contre les dictatures avec des moyens et dans des conditions qu’aucune analyse marxiste n’aurait prévu ni même souhaité. Le fait est que les puissances occidentales ne s’étaient pas non plus attendues à ce qui s’est passé ni ne l’avaient souhaité et le résultat de leur improvisation bâclée, aussi hypocrite que diligente, est encore une inconnue.

Une des erreurs dans l’analyse schématique d’un secteur de la gauche occidentale (aussi occidentale en cela que le sont les bombes de l’Alliance atlantique) a consisté à attirer l’attention sur les intérêts euro-usaméricains en Libye, comme si ces intérêts n’avaient pas été assurés sous Kadhafi et comme si, de toute manière, une intervention était la conséquence nécessaire d’une énumération d’intérêts. On n’intervient pas où et quand on veut, mais où et quand on peut. Les intérêts motivent sans doute une intervention militaire, mais ne la rendent pas forcément possible. Dans le cas de la Libye, à mon avis, ce sont deux facteurs qui l’ont rendue possible.

La première est qu’il s’agissait, comme l’ont immédiatement reconnu les peuples et les gauches arabes, d’une cause juste. La révolte populaire qui a commencé à Benghazi et a avorté dans le quartier de Fachloum à Tripoli le 17 Février, était le prolongement, avec une égale légitimité et spontanéité, des révolutions en Tunisie et en Égypte. Jean-Paul Sartre a écrit en 1972 que « le pouvoir utilise la vérité quand il n’y a pas de meilleur mensonge. » Dans ce cas, aucun mensonge n’était mieux que la vérité elle-même : le « tyran monstrueux » était un monstrueux tyran et les « rebelles libyens » étaient réellement des rebelles libyens. L’Occident utilisant la vérité pour sa propagande, la gauche schématique - très loin ou avec peu de connaissance de la région -, est tombée dans le piège et s’est mise à répéter candidement face à celle-ci, un tas de mensonges et de demi-vérités, offrant à ceux qui bombardaient une cause juste et assumant l’ignominie de défendre une injustice.

Le deuxième facteur a trait à l’isolement du régime Kadhafi. Mis à part le Nicaragua et le Venezuela, très éloignés de la scène, les seuls amis qu’avait Kadhafi dans le monde étaient quelques dictateurs africains et quelques impérialistes occidentaux. Une fois qu’il eut été abandonnée par ces derniers, aucun État ayant un poids géostratégique - ni la Ligue arabe, ni la Chine ni la Russie – n’allait opposer de résistance à l’intervention de l’OTAN.

Contrairement à ce qui se passe pour la Syrie, un nœud d’équilibres très sensibles dans lequel Bachar Al Assad vend la « stabilité » tous azimuts tout en tuant impunément des milliers de révolutionnaires, Kadhafi et son régime ne représentaient rien dans la région. Au contraire, tous les intérêts, y compris politiques, le rendaient vulnérable : plus que le pétrole, il faut compter parmi les facteurs déclencheurs de l’ intervention de l’OTAN les pressions de l’Arabie Saoudite sur les USA, très réticents à une intervention, et l’ occasion pour la France de retrouver du prestige dans son « arrière-cour » naturelle, l’Afrique du Nord, après la claque prise en Tunisie et en Egypte, où le soutien à Ben Ali et Moubarak (avec le scandale des vacances payées de ses ministres) avait mis Sarkozy complètement hors jeu.

L’autre erreur commises par certains secteurs de la gauche a à voir précisément avec leur schématisme ou plutôt, leur monisme. Les peuples et les gauches arabes, risquant leur vie sur le terrain, ont compris d’emblée l’impossibilité d’échapper à l’inconfort d’analyse s’ils voulaient renverser leurs dictateurs. Ils ont su qu’il fallait affirmer de nombreux faits en même temps, dont certains contradictoires entre eux. Dans le cas de la Libye, ces cinq ou six faits sont les suivants : Kadhafi est un dictateur, la révolte libyenne est populaire, légitime et spontanée ; elle est immédiatement infiltrée par des opportunistes, des libéraux pro-occidentaux et des islamistes ; l’intervention de l’OTAN n’a jamais eu d’objectif humanitaire, l’intervention de l’OTAN a sauvé des vies ; l’intervention de l’OTAN a provoqué la mort de civils ; l’intervention de l’OTAN menace de transformer la Libye en un protectorat occidental. Que faisons-nous de tout ça ? Nous pouvons laisser de côté la realpolitik pour aller au réalisme et tenter d’analyser les nouveaux rapports de forces dans le contexte d’un monde arabe en plein processus de transformation. Ou bien nous pouvons affirmer Un Seul Fait – monisme - et soumettre tous les autres à la cravache négationniste. Ainsi, si nous parlons seulement de l’intervention de l’OTAN, avec ses crimes et ses menaces, nous sommes immédiatement contraints par une logique symétrique qui nous éloigne toujours plus de la réalité, de nier le caractère dictatorial de Kadhafi et d’affirmer, au contraire, son potentiel émancipateur et anti-impérialiste ; à nier le droit et la spontanéité de la révolte libyenne et affirmer, par ailleurs, sa dépendance mercenaire d’une conspiration occidentale.

L’inconvénient de cet exercice de monisme est qu’il laisse de côté précisément les données qui comptent le plus pour les peuples et les gauches arabes et devraient être le plus importantes pour les anti-impérialistes du monde : l’injustice d’un tyran et la revendication de justice du peuple libyen.

Le monisme simplifie les choses là où elles sont très-très-compliquées. L’OTAN elle-même est consciente de cette complexité, comme en témoigne le fait que, comme l’a rappelé Gilbert Achcar, elle a bombardé très peu la Libye, en vue de prolonger la guerre et d’essayer de gérer une défaite du régime sans vraiment rompre avec lui ; c’est-à-dire le contraire de ce que demandait le peuple libyen. Le conflit entre l’OTAN et une partie des rebelles est manifeste, comme il l’est entre les rebelles et le groupe dirigeant du CNT. Nous avons entendu ces derniers jours les dénonciations très agressives, visant à la fois les USA et l’Angleterre, Mustafa Abdoul-Jalil et Jibril Mahmoud, et émanant d’Abdelhakim Belhaj et Ismaïl Salabi, les commandants rebelles liés à l’islamisme militant.

Comme en Tunisie et en Égypte, les islamistes sont bien organisés et ont une force, mais ce ne sont pas eux qui ont initié les révoltes. Il est très triste de voir tout d’un coup certains secteurs de la gauche rejoindre le chœur de la « guerre contre le terrorisme » et de la « menace d’Al Qaïda », alors que les révolutions arabes ont révélé que ce courant avait une influence très faible sur la jeunesse arabe. Quelles que soient ou qu’aient été les relation entre Al Qaïda et le Groupe combattant islamique libyen, les déclarations publiques de ses dirigeants en faveur d’ un « État civil » et d’une « véritable démocratie », très peu crédibles, démontrent une grande connaissance du courant principal à l’œuvre dans la région aujourd’hui.

Les gens de gauche devront peut-être se faire à l’idée que le monde arabe va inévitablement être gouverné par l’Islamisme dans les années à venir - si on l’avait laissé gouverner il y a 20 ans, aujourd’hui il s’en serait libéré - mais la visite triomphale d’Erdogan en Égypte, Tunisie et Libye indique que l’Islamisme ne sera plus celui du djihad et des attentats-suicide, comme on le voulait dans l’UE et aux USA, mais un « islamisme démocratique », dont les limite, de toute manière, se révéleront aussi rapidement aux yeux d’un population excédentaire de jeunes de plus en plus intégrée dans les réseaux d’information mondiaux.

Quoiqu’il en soit, la gauche, qui n’a ni armes ni argent, devrait oser parler seulement après avoir imaginé ce qu’elle en aurait fait, si elle en avait eu – des armes et de l’argent. Les aurait-elles donnés à Kadhafi ? Ou bien aux rebelles, anticipant ce qu’a fait l’OTAN ? Ce que la gauche occidentale doit savoir, c’est qu’en soutenant Kadhafi, elle ne soutient pas Chávez (contrepoint démocratique du tyran libyen, malgré ses déclarations absurdes), mais Aznar et Berlusconi, et, pire encore, Ben Ali et Moubarak. La gauche arabe, très réaliste, sait ce qu’aurait signifié une victoire de Kadhafi pour le printemps arabe toujours en cours.

N’oublions pas que Kadhafi a soutenu le dictateur tunisien après son départ, a menacé son peuple et a cherché à déstabiliser ses nouvelles institutions pour remettre la famille Trabelsi au pouvoir jusqu’à ce que, justement, la révolte populaire libyenne du 17 Février fasse échouer tous ses plans. L’étouffement par le sang et le feu de la révolte libyenne aurait mis en péril les acquis révolutionnaires de la Tunisie et de l’Égypte, encouragé une répression encore plus grande au Yémen et en Syrie et congelé toutes les protestations qui refleurissent au Maroc, en Jordanie et à Bahreïn. On ne peut pas –vraiment pas – être en même temps en faveur des révolutions arabes et de Kadhafi. Paradoxalement, ceux qui soutiennent Kadhafi appuient sans s’en rendre compte l’offensive contre-révolutionnaire de l’OTAN en Afrique du Nord.

Peut-être faut-il préférer un ordre mauvais, pourvu qu’il soit invincible, à un désordre ambigu dans lequel il existe une possibilité de vaincre, même si c’est à long terme ; peut-être eût-il été préférable que ce lourdaud de Mohamed Bouazizi ne s’immole pas, mettant le feu à toute la région, nous qui étions si tranquilles ; peut-être aurions-nous préféré que les peuples arabes ne se soulèvent pas s’ils ne sont pas capables d’être marxistes et si à la fin, cela ne sert à rien ou seulement à ce que l’Islam règne ou qu’une poignée d’humiliés et d’offensés respirent un peu. Mais ce n’est pas nous qui décidons.

Ce qui est sûr, c’est que les peuples arabes, y compris celui de Libye, ont décidé de se débarrasser des dictatures les plus longues sur la planète, « dégelant » une région du monde pétrifiée depuis la Première Guerre mondiale et condamnée encore et toujours à servir des intérêts étrangers ; et en décidant cela, ils l’ont remise dans le « courant central de l’histoire ». Bien sûr, on peut se laisser aller à éprouver des nostalgies de la guerre froide ; on peut se rassurer en voyant des conspirations des méchants habituels de toujours, en s’épargnant ainsi l’effort de se rapprocher de nos semblables sur le terrain et d’analyser soigneusement les nouveaux acteurs qui interviennent sur la scène du monde. On peut faire des discours au lieu de faire de la politique, et faire des remontrances aux Arabes au lieu d’apprendre d’eux. Ou bien alors on peut essayer d’être solidaires des peuples qui en ce moment essaient d’en finir avec une histoire ou d’en commencer une nouvelle ; avec ceux qui, comme en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, essaient de secouer le joug de leurs dictateurs et avec ceux qui, comme en Tunisie, en Égypte et en Libye, doivent tenter de se libérer, dès maintenant, de diverses formes d’intervention étrangère.

Publié en français par Basta http://azls.blogspot.com/2011/09/la-libye-le-chaos-et-nous.html . Titre original : Libia, el caos y nosotros http://rebelion.org/noticia.php?id= ..... Traduit par Fausto Giudice.


La gauche et la polémique sur la Libye. Internationalisme à géométrie variable

Par John Brown

Il est difficile, à partir des catégories habituelles de la gauche (lutte des classes binaire, représentation de la classe ouvrière par un parti, socialisme, etc.), de comprendre les révolutions dans le monde arabe et les mouvements sociaux qui, sous leurs formes diverses, se développent aujourd’hui en Europe, en Espagne et en Grèce, mais aussi en Grande-Bretagne. Des mouvements sociaux d’un type nouveau qui vont probablement continuer à s’étendre et qui ont de nombreux points communs avec ce que nous avons déjà pu constater lors des différentes crises politiques latino-américaines : le « caracazo » (insurrection populaire au Venezuela en 1989, NdT), le décembre argentin (de 2001, NdT), les luttes pour l’eau en Bolivie, etc.

Il s’agit de luttes qui, malgré la distance géographique et culturelle et des différences dans les discours politiques dans lesquelles elles se traduisent, répondent à une même situation : la domination tendanciellement absolue du capital financiers sur les économies nationales et sur les vies de leurs habitants. On ne peut donc pas s’étonner que les appareils de propagande de l’Empire ont fait tout ce qui était en leur pouvoir jusqu’ici pour occulter les connexions effectives entre les différents pôles d’un énorme raz-de-marée  de résistances qui menacent le système capitaliste dans son ensemble.

Plus surprenant, et presque lamentable, est le fait que ces connexions sont indéchiffrables pour un vaste secteur de la gauche latino américaine et européenne.

Dans le monde arabe, les rapports entre les différents processus ont toujours été assez clairs. Parmi les références existantes chez de nombreux manifestants tunisiens et égyptiens, il y avait la révolution bolivarienne du Venezuela ou la révolution cubaine : le parallélisme historique était perceptible.

Du côté latino américain, cependant, on n’a pas vu, en général, ces révolutions populaires spontanées et auto-organisées avec la même sympathie. La réaction principale fut celle de la méfiance, quand ce n’était pas la crainte qu’après les dirigeants arabes renversés viendrait le tour des gouvernements latino américains de gauche, comme s’il existait une liste secrète de la CIA.

La théorie du complot a eu plus de poids que l’analyse des luttes de classes effectives qui se développaient en Tunisie, en Egypte et dans un grand nombre de pays arabes, ainsi qu’en Europe. La réaction défensive a prévalu à l’encontre de la perception d’une conjoncture révolutionnaire, par ailleurs évidente. Si les despotes tombent les uns après les autres et que les processus révolutionnaires s’étendent comme une traînée de poudre d’un pays à l’autre, cela ne pouvait être que l’œuvre d’un pouvoir occulte.

Personne, dans ces secteurs, n’a réalisé qu’il puisse exister un espace géopolitique et de civilisation spécifiquement arabe, avec des structures et des conjonctures sociales et politiques communes dans lesquelles l’effet de contagion est relativement facile. Dans un pays aussi peu francophone que l’Egypte, on pouvait lire sur des pancartes ; « Moubarak dégage », en bon français de Tunis. Ou dans Benghazi libérée, une vieille dame chantant l’hymne national… tunisien, honorant les martyrs de l’indépendance. Il existe une « culture » et une littérature commune aux révolutions dans le monde arabe, exactement comme dans le cas des processus latino américains.

Malgré tout cela, pour un secteur de la gauche habitué par la période de la Guerre froide à penser en termes de « blocs », l’improbable conspiration de l’empire contre des régimes amis et y compris vassaux comme ceux de Ben Ali ou de Moubarak, pouvait être l’antichambre d’une attaque contre les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Face au bloc impérialiste, il n’y a de place que pour la méfiance face à ces nouvelles révolutions, d’autant plus que leurs principaux protagonistes ne sont pas des « ouvriers organisés et conscients », mais en grande partie des travailleurs précaires, des étudiants et des classes moyennes urbaines paupérisées par l’économie financiarisée au travers de l’arme implacable de la dette, avec sa cohorte de liquidation des droits sociaux et des services publics.

La théorie du complot, cependant, sembla trouver sa confirmation quand un secteur important du peuple libyen s’est soulevé contre le despote local et dirigeant d’une prétendue « révolution ». Cette fausse posture « révolutionnaire » n’a pourtant jamais empêché Mouhamar Kadhafi d’assassiner des communistes et d’autres militants de l’opposition, ni de conclure des pactes avec personnages tels que Berlusconi et d’autres dirigeants de l’Union européenne sur la « gestion des frontières de l’UE » dont les clauses font froid dans le dos.

Kadhafi n’a pas eu beaucoup de scrupules pour soutenir l’invasion de l’Irak, et il n’a jamais refusé son aide aux services secrets étatsuniens et britanniques dans leur « guerre contre le terrorisme », offrant les services de ses experts en torture pour mener à bien les « minutieux interrogatoires » des prisonniers qu’on lui livrait. Sans parler des mesures de politique intérieure, comme la remise du pétrole libyen aux mains d’entreprises occidentales.

Rien, absolument rien mis à part cette lointaine identification avec une « révolution » de pacotille et la peur d’être les suivants sur la liste, ne justifie la solidarité qu’à exprimé, dès les premiers instants, le président Hugo Chavez envers le tyran libyen ébranlé par le soulèvement d’une bonne partie de son peuple. Kadhafi a pourtant offert à l’impérialisme l’opportunité dont il avait besoin pour intervenir dans la région et tenter d’interférer dans les processus révolutionnaires en cours. Il l’a fait en réprimant avec une brutalité sanglante la population soulevée contre lui, la forçant ainsi à se défendre par les armes, ce qui ne s’était pas produit dans les autres révolutions arabes.

La France et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne, ont su profiter de cette opportunité inespérée de récupérer aux yeux des peuples arabes un peu d’influence puisque les révolutions tunisienne et égyptienne avaient précisément renversé leurs protégés dans la cette région. Pour intervenir en Libye, ils durent, naturellement, métamorphoser à nouveau Kadhafi et en faire en quelques jours d’un « ami de l’occident un peu extravagant » selon les termes d’Aznar, un despote qui opprime et assassine son peuple.

L’aide à la population soulevée contre ce despote a suivie le scénario habituel des interventions de l’OTAN : bombardements d’objectifs civils et militaires, violation de la Charte des Nations Unies et de la Charte de l’Atlantique elle-même, en poursuivant l’objectif d’un « changement de régime » dans une opération décrite comme visant à « protéger les populations civiles », et le long « étcétéra » que nous  connaissons depuis la guerre contre la Serbie et les guerres du Golfe, en passant par l’Afghanistan.

Pour l’insurrection libyenne, le coût de cette « aide » au travers de « bombardements humanitaires » est évident. Le risque est également énorme de voir la révolution libyenne séquestrée par ceux qui ont aidé à la faire triompher. Ce n’est pas une nouveauté pour ceux qui connaissent l’histoire de Cuba ou des Philippines, pays où les Etats-Unis avaient « aidé » les populations à se libérer des Espagnols pour mieux ensuite les recoloniser à des degrés divers.

Malgré ce coût et ce risque, Santiago Alba a raison, tout comme ont raison nos amis et camarades arabes quand ils affirment que les choses auraient été bien pires si l’on avait laissé Kadhafi écraser la révolte, le parcours répressif de cet ami d’Aznar et Berlusconi ne laissant aucun doutes là-dessus. Sans parler du terrible exemple qu’il aurait offert  aux autres tyrans arabes.

La situation en Libye et dans les autres révolutions arabes est certainement complexe. Mais, y a-t-il eu jamais un seul processus révolutionnaire qui ne l’ait été ? Y a-t-il eu une seule révolution qui se soit déroulé selon un schéma préétabli ? La révolution cubaine elle-même a été vue à ses premiers moments par la gauche comme une simple révolution démocratique et anti-impérialiste bourgeoise.

En ce moment, tant en Egypte, en Tunisie ou en Libye existent des gouvernements qui ne représentent plus entièrement la dictature, mais qui ne sont pas non plus l’expression de la volonté du peuple insurgé. Le Conseil National de Transition, alliance instable d’opportunistes pro-occidentaux, d’islamistes plus ou moins radicaux et de transfuges du régime de Kadhafi, ne représente pas l’authentique révolution libyenne, dont les véritables protagonistes sont les « shebabs » (les jeunes) qui ont résisté contre Kadhafi et qui n’ont pas encore dit leur dernier mot.

Ce qui est certain, c’est que nous sommes dans les premières phases de ces processus révolutionnaires et qu’il existe une énorme incertitude sur leur avenir. Mais cela constitue, justement, une sérieuse raison pour que les pays qui ont déjà traversé de tels épisodes et sont parvenus à mener à bien d’importantes transformations prêtent leur appui à ces processus et, en leur sein, aux forces de gauche qui, enfin, sont enfin en train de renaître dans le monde arabe.

Notre cher ami et camarade Santiago Alba ne dit pas autre chose et, pour cela, certains l’ont traité « d’agent de la CIA » ou d’être un émule du philosophe de comptoir Bernard-Henri Lévy. On en apprend chaque jour : j’ignorai que la CIA employait des partisans proclamés du communisme et des processus révolutionnaires anticapitalistes et anti-impérialistes dans le monde entier, ni qu’il fallait accueillir Bernard-Henri Lévy dans le camp de ceux qui luttons contre le capital. Que le sectarisme ne nous aveugle pas : la CIA n’est pas stupide et Bernard-Henri Lévy n’est pas tombé de son cheval… sur la route de Damas.

Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be. Source:

http://iohannesmaurus.blogspot.com/2011/09/la-izquierda-y-la-polemica-sobre-libia.html


Une révolution populaire dont le sens s’approfondit

Par un correspondant à Tripoli

Un éditorial récemment paru dans SocialistWorker.org avait pour titre « Qui a réellement gagné en Lybie ? » (voir sur notre site, NdlR). Cet article laissait entendre que ce serait l’OTAN qui aurait gagné la révolution en Lybie et non pas le peuple. Ici à Tripoli, cela nous semble un jugement un peu précipité. Pour comprendre la situation sur place, il faut revenir sur une série de points :

1. Nous assistons à une révolution populaire dont le sens s’est approfondi. Ce ne sont pas les rebelles de l’extérieur qui ont libéré Tripoli. C’est plutôt à l’intérieur que le soulèvement populaire a démarré, le 20 août 2011, dans une série de quartiers de la ville. Le lendemain, avant midi, l’appareil de sécurité de l’Etat était démantelé dans plusieurs quartiers et finissait de tomber dans d’autres. Le soir du 21 août, les premières brigades de rebelles entraient dans la ville et trouvaient des renforts parmi la population locale.

Dans tous les cas de figure, la force motrice de la révolution a été la participation des masses, que ce soit lors des tout premiers soulèvements à Benghazi et à Zintan (ville de l’ouest du pays), ou dans les environs de Tripoli.

Au jour d’aujourd’hui, les rues de Tripoli son gérées par des gens ordinaires. Chaque quartier a un comité populaire qui arme les habitants. Ils contrôlent les entrées et les sorties des quartiers, ils vérifient les véhicules, et, en l’absence de la police (qui commence seulement à revenir), ils agissent de facto comme élément d’autorité dans l’espace public.

Comme me le disait un ami, « Tout est sans dessus dessous ». Les habitants ont repris à la classe dominante la plus grande partie des centres vitaux, des bureaux de la sécurité au palais de Kadhafi. Ont peut maintenant passer son après midi à déambuler dans les villas de Kadhafi ou à chiner au milieu des dossiers des bureaux des services secrets. Les habitants ont réquisitionné quelques unes des maisons et des prisons de Kadhafi pour en faire des musées ou d’autres bâtiments de ce genre. La gigantesque piscine de Aïsha Kadhafi, construite avec l’argent qui aurait du appartenir à tous les libyens, est maintenant une piscine publique. Dans les quartiers, un grand nombre de propriétaires pro-kadhafi ont été chassés et leurs hôtels et restaurants sont maintenant gérés par le peuple. Ce sont les mêmes reprises de pouvoir et réalisations que celles qui ont eu lien en Egypte après la révolution.

2. La direction de la Révolution est actuellement en litige entre un certain nombre de forces en présence : 1) la direction révolutionnaire à Tripoli qui a dirigé le mouvement depuis le premier jour en février et qui a eu quelques contacts directs avec l’OTAN ; 2) Les révolutionnaires de Tripoli qui avaient leur base à l’extérieur, à Benghazi, en Tunisie ou plus loin et qui sont revenus ; 3) le courant islamiste, dirigés par des dignitaires religieux ; 4) la base de Benghazi, le Conseil National de Transition soutenu pas les USA, et en particulier son comité exécutif ; 5) les forces militaires de Tripoli, elles-mêmes divisées en deux fractions, une sous le commandement de l’ex-islamiste Abdel Hakim Belhaj, et l’autre sous le contrôle des ex-hommes de Kadhafi. Belhaj avait été emprisonné et torturé comme résultat de la collaboration entre Kadhafi et les Etats-Unis et bénéficie du soutien de la population dans l’est de la Libye, qui s’attend à ce qu’il soit soutenu par le Qatar ; 6) quelques 40 Katibas – brigades - rebelles d’un peu partout dans le pays.

La plupart des ces katibas ont leur campement de base dans la ville d’origine de leur tribu et sont indépendantes financièrement. Dans la plupart des cas elles bénéficient du soutien financier d’hommes d’affaires aisés en dehors du pays. Jusqu’à maintenant, les katibas ont réussi à ne se soumettre à aucune autorité des groupes décrits plus haut. La brigade Misrata, par exemple, s’est imposée dans quelques quartiers de Tripoli, ce qui a causé des tensions avec les habitants locaux.

Nous n’avons aucune idée sur qui l’emportera parmi les forces en présence. Le soutien des Etats-Unis au Conseil National de Transition, assez faible, limite en outre la sympathie populaire à son égard. Des manifestations contre lui ont déjà eu lieu dans certaines villes, dont Benghazi. A la mi-septembre, le Conseil National de Transition était encore en compétition pour le contrôle du pays avec un large éventail de groupes rebelles et de factions politiques.

En même temps, en dépit de ses bonnes relations avec l’Ouest, la direction du Conseil National de Transition s’est vu obligée de prendre position contre la présence de forces de sécurités de l’ONU sur le territoire du pays. Cela montre l’existence réelle de la pression populaire.

3. La nature fractionnaire des forces rebelles est une conséquence directe des lois de Kadhafi. Grâce à l’argent du pétrole, celui-ci a pu garder le pouvoir sans devoir développer le même genre d’institutions politiques existantes dans les autres pays.

Il n’y a pas de parti dominant en Libye, il existe une toute petite bureaucratie et une armée faible et divisée. A la place, on avait un pouvoir largement informel dans les mains de Kadhafi, appliqué au travers de réseaux clientélistes tribaux et familiers. La base de la classe dominante était très étroite ; certaines tribus, les membres de la famille Kadhafi et une constellation d’agences de sécurité qui bénéficiaient des bienfaits du pétrole.

Même lors du tournant néolibéral de 1999, l’ouverture de l’économie n’a profité qu’à une petite couche de la classe dominante. C’est pour ces raisons que, contrairement à ce qui s’est passé durant les révolutions égyptienne et tunisienne ou en Syrie (mais un peu comme cela s’est vu au Yémen), une partie importante de cette classe dominante a rompu avec le régime et rejoint les rangs de la révolution. Mais les ex-généraux, ministres, hommes d’affaires qui composent cette section de la bourgeoisie se sont entièrement reposés sur la poussé populaire.

Ce soulèvement lui-même trouve ses racines dans la politique de Kadhafi. L’économie est très peu diversifiée. Après quatre décennies de dictature, le pétrole reste la principale activité économique du pays. Au-delà de quelques projets de développement, la plus grande partie des dépenses de l’Etat servait à maintenir le réseau clientéliste et les relations étrangères.

Le résultat est que la classe ouvrière est moins importante que dans les pays voisins comme l’Egypte et la Tunisie (le secteur pétrolier lui-même est très dépendant du travail et de l’expertise faite à l’étranger, et la plupart des biens de consommation libyens sont importés.)

En même temps, la vie sous le régime de Kadhafi devenait intenable. Les salaires étaient pratiquement gelés à leur niveau de 1980, même lorsque le prix des loyers et des denrées alimentaires ont explosées ; certains subsides de l’Etat ont été éliminés par la néo-libéralisation ; les conséquences négatives des sanctions soutenues par les Nations Unies dans les années 90 a rendu nécessaire l’accroissement du secteur pétrolier ; et l’Etat est resté aussi répressif que possible.

Ce sont ces éléments qui ont mené à la révolution. Mais à la différence de l’Egypte et de la Tunisie, sans une classe ouvrière forte (ni numériquement, ni politiquement), sans la présence de partis politiques et sans réelle société civile, la combat est devenu une lutte armée. Sous la direction d’un partie de l’ancienne classe dominante, mais de manière hasardeuse, des jeunes rebelles ont rejoint des groupes révolutionnaires, selon les affinités par tribu et par ville d’origine, ou avec n’importe quel homme d’affaire qui pouvait leur acheter des armes et des véhicules. Leur niveau politique était assez bas et un racisme vicieux a entaché la victoire des rebelles.

4. En dépit de l’origine populaire de la révolution, il n’y a pas un grand pourcentage de chances de voir une aile gauche émerger, en raison de la faiblesse des structures politiques en Libye. Cependant ce pourcentage de chance était encore plus réduit sous le régime et la révolution a donné à la société libyenne un nouvel espace pour le développer. Cela n’arrivera pas rapidement, il faudra une restructuration de l’économie, une croissance de la classe ouvrière, etc., mais pour la première fois dans l’histoire, la Libye à la possibilité de le faire. Rien que pour cette raison, la révolution doit être soutenue. De plus, la victoire a donné un nouveau souffle aux soulèvements dans le monde arabe, en particulier en Syrie et au Yémen.

Il est toujours possible que les forces qui émaneront continuent à appliquer la méthode Kadhafi. Il est bien trop tôt pour dire qui sera finalement le gagnant de la révolution libyenne, mais nous savons déjà qui tentera d’en influencer l’issue.

Les Etats-Unis et leurs alliés continuent à vouloir subordonner les révolutions à leurs intérêts. Ils ne sont pas intéressés à mettre en place des démocraties authentiques, mais plutôt des démocraties limitées, gérables et soumises à leurs besoins. Les activistes aux Etats-Unis ont pour tâche d’affronter cette réalité et de permettre à la révolution libyenne d’avoir l’espace pour s’agrandir.

Un correspondant à Tripoli

Publié par Socialist Worker.org http://socialistworker.org/2011/09/20/a-popular-revolution

Traduction française  pour le site www.lcr-lagauche.be

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