Tunisie : Que dire ? Que faire ?
Par Freddy Matthieu le Lundi, 31 Octobre 2011 PDF Imprimer Envoyer

Pour la deuxième fois en 9 mois le peuple tunisien a surpris les « commentateurs » de la vie sociopolitique tunisienne. Si les sondages donnaient Ennahdha (1), le parti islamiste, arrivant en tête aux élections pour l’Assemblée Constituante, personne n’avait prévu l'ampleur de ce succès. Et surtout, personne n’avait prévu une telle déroute pour les listes qui, se réclamant du « modernisme » tels le PDP et le Pôle Démocratique et Moderniste, s’étaient érigés en « rempart » contre l’islamisme…  Comment expliquer ces résultats ?

Premier constat : les chiffres. Les grandes tendances des résultats sont constatées partout dans des proportions relativement identiques, tant à l’intérieur de la Tunisie -dans les grandes villes comme dans les régions les plus reculées- que dans les votes à l’étranger.

Deuxième constat : le  religieux. L’ampleur du résultat d’Ennahdha ne peut pas être dissocié des bons résultats (du moins si on tient compte des prévisions) d’autres listes. Ceux du CPR et de  Ettakatol/ FDTL qui tous deux ont toujours ménagé Ennahdha quand le PDP et le PDM en faisaient leur cible privilégiée. Mais il faut aussi classer dans la même veine les résultats surprenants d’une deuxième liste marquée comme « islamiste », celle d’ Hechmi Hamdi, ancien dissident d’Ennahdha, tête de liste d’Al Aridha Al Chaabia. Il se paie même le luxe de se classer devant Ennahdha dans la circonscription de Sidi Bouzid et deuxième à Kasserine, villes symboles de la révolution ! Propriétaire de Al-Mostakilla, chaîne de télévision émettant par satellite depuis Londres où il réside, l’homme a des moyens. Il y a quelques mois encore, Hechmi Hamdi ne cachait pas son admiration pour Leila Ben Ali ; sur sa télé il ventait ses mérites : « elle fait sa prière 5 fois par jour et son livre de chevet est le coran ». Au final son parti emporterait 25 sièges, même si des contestations sont encore pendantes en raison de suspiscion de financements « occultes » de sa campagne…

On voit donc se dessiner un arc de forces politiques dont l’épicentre est Ennahdha mais qui n’est pas uniquement composé de partis faisant référence à la religion. Leurs traits commun : ils ne remettent pas en cause le cadre de l’économie libérale et ils étaient peu ou pas présents dans la phase révolutionnaire de décembre 2010/janvier 2011. Des caractéristiques qui les rendent « fréquentables » pour l’Europe et les Etats-Unis. En fait, ils bénéficient de leur réputation d’opposants réprimés par Ben Ali.

Troisième constat : le langage. À la différence des « partis d’intellos » se réclamant de la modernité, les forces qui sortent en tête du scrutin ont su tenir un langage simple, populaire. On peut ne pas aimer ces méthodes souvent populistes, mais elles ont parlé au quotidien des citoyens. Bien plus que des concepts qui restent éloignés et abstraits… Hechmi Hamdi promet des soins gratuits et deux cents dinars (100 euros) pour chacun des 500.000 chômeurs du pays en contrepartie de jours de travail communautaire. C’est de la démagogie mais cela parle aux plus démunis.

L’essentiel de la gauche radicale, elle, a mis les luttes sociales entre parenthèses pour se consacrer à la lutte électorale, désincarnée du quotidien, et a été incapable d’unir ses forces…

Quatrième constat : les mecs.  Malgré la règle de la parité totale pour la présentation des listes électorales, l’Assemblée constituante sera celle des hommes. Sur 1517 listes présentées, seulement 110 étaient menées par des femmes. A noter également que la moyenne d’âge chez les candidatEs est moins élevée que chez les hommes, Etant donné l’éparpillement, les femmes auront donc peu d’occasions de faire entendre leur voix. Paradoxe, c’est Ennahdha qui relève la moyenne grâce à ses élus en nombre suffisant dans chaque circonscription. L’Assemblée constituante sera néanmoins majoritairement masculine et agée à 95% de plus de 30 ans dans un pays qui compte 50% de femmes et 55% de moins de 30 ans.

Cinquième constat : le fric. Même habitués aux campagnes coûteuses en Europe, on ne pouvait qu’être frappés par la démesure des moyens développés par certains partis. Tracts en surabondance,  meetings et shows à l’américaine, caravanes de voitures « customisées », bus aux sonos gonflées,  distributions de gadgets, de fleurs, d’autocollants, et de colis alimentaires dans les régions les plus pauvres, tout y est passé. La campagne officielle, relativement courte, a été précédée d’une déferlante de publicités sur toutes les chaînes de télévision, au point que les annonceurs commerciaux traditionnels se sont mis à « faire dans l’électoral » pour vendre leur camelote.

Question flouze, Ennahdha avait déjà fait fort, dès fin avril : trois mois à peine après sa sortie de l’illégalité elle s’offrait un siège rutilant à Tunis, un bâtiment précédemment occupé par Tunisie Télécom, au loyer estimé à 20.000 dt mensuels (2).

Mais d’où vient tout cet argent ? Visiblement ce n’est pas le financement public des partis (7500 dt -3800€- dont la deuxième moitié sera libérée sur présentation de pièces probantes…) qui permet de telles frasques ! Une hypothèse parmi tant d’autres : le monde des affaires recycle dans la « démocratie »(3)  l’argent qu’il « concédait » précédemment aux mafieux qui gardaient les portes de son gigantesque casino… Et par ailleurs la Tunisie, de par sa position géostratégique est fort convoitée par des pays et des milieux influents…

Tous les grands problèmes restent

La victoire d'Ennahdha ferme une séquence, celle dans laquelle les classes dominantes ont mené une « contre-révolution démocratique » afin de se doter d'une alternative politique : moins encombrante et moins vorace que l'ex-dictateur en fuite, ayant une légitimité « populaire » et surtout l’aval des puissances impérialistes.

Mais rien n’est joué. Le remembrement opéré ne règle aucun des grands problèmes qui ont conduit le peuple tunisien dans le tourbillon révolutionnaire. Au contraire même, il les rend plus aigus : comment le nouveau gouvernement, malgré sa confortable majorité, pourra t’il tenir les innombrables promesses que ses leaders ont faites ? Les bailleurs de fonds, les puissances étrangères et les dépeceurs qui rodent autour de l’économie Tunisienne vont réclamer des « retour sur investissement (3)» qui se traduiront inévitablement par plus de disparités régionales, plus de précarité, plus de pauvreté… Et il ne suffira plus de répondre « ce n’est pas le moment de… »

Les luttes sociales qui n’ont pas cessé depuis décembre 2010, même si elles sont fort éparpillées, pourraient reprendre de plus belle. Au lendemain des élections, le Président du bureau politique d’Ennahdha déclarait « Si la Constituante n’honore pas ses engagements le peuple y répondra par le slogan ‘ Dégage !’». Son parti et le gouvernement qu’il va former pourraient en faire les frais…

Au sein de l’UGTT, qui tient un congrès crucial en décembre, les militants de gauche doivent se doter d’un objectif commun : la faire rompre de manière radicale avec la politique de « collaboration » avec le (nouveau) gouvernement et  retrouver ses réflexes de classe. Appuyer résolument les luttes auxquelles la bureaucratie avait mis une sourdine pendant la campagne pour la Constituante. Tracer des convergences entre les travailleurs pour améliorer leurs conditions de travail et les jeunes chômeurs pour leur garantir une protection sociale digne.

Freddy Matthieu, à Tunis

(1) Pour ne pas alourdir ce texte limitons-nous aux sigles des partis et reportons-nous au dossier « Qui sont les (nombreux) partis politiques tunisiens » sur le site Tunisie Libre de Rue 89 - http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2011/09/06/qui-sont-les-nombreux-partis-politiques-tunisiens-220493

(2) 100000 dinars pour connecter 26 sites d’Ennahdha à la fibre optique ? http://hazemksouri.blogspot.com/2011/05/100000-dinars-pour-connecter-26-sites.html

(3) En référence à l’appel des milieux d’affaires « Invest in democracy »… (www.investindemocracy.net/ )

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