Le royaume contre-attaque
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 26 Juillet 2013 PDF Imprimer Envoyer

En dépit du temps écoulé, il n’est pas superflu de revenir sur les discours royaux des 20 et 21 juillet. Eminemment politiques, ces discours montrent on ne peut plus clairement que la monarchie belge n’est pas un complément pittoresque de la «gueuze lambic » et des « pralines », mais une arme redoutable aux mains de la classe dominante. Ou plutôt, aujourd’hui, d’une fraction de celle-ci, qui l’utilise habilement contre l’autre.

La classe dominante divisée

Car la classe dominante est divisée dans ce pays : une partie significative du patronat flamand considère que l’austérité progresserait plus vite si la réforme de l’Etat allait plus loin (en particulier si la Sécurité sociale était scindée), et en tire notamment comme conclusion que la couronne ne devrait plus jouer qu’un rôle strictement protocolaire ; une autre partie pense que cette stratégie créera le chaos, mise sur la crainte qu’elle inspire pour faire accepter l’approfondissement de la politique d’austérité aux syndicats et utilise le palais dans ce cadre, en présentant le roi comme le dernier rempart et en faisant un amalgame entre le maintien de la monarchie, de l’unité nationale et de l’unité de la sécurité sociale. Entre les deux fractions, une lutte acharnée, dont la prochaine étape n’est autre que le scrutin de 2014.

La deuxième fraction, autour du roi, pense être en train de renverser la situation au détriment de la première, représentée politiquement par la NVA. Telle est la signification politique profonde des discours royaux des 20 et 21 juillet. Rappel : lors de la fête nationale de 2011, en pleine crise politique, Albert II avait tapé du poing sur la table. Invoquant son droit de « mettre en garde » (un droit qu’il ne peut en fait exercer que dans le cadre du « colloque singulier », pas directement devant les téléspectateurs !), il était carrément sorti de son rôle constitutionnel, en appelant la population à se mobiliser pour faire pression sur les partis afin qu’ils forment une coalition. Et d’insister lourdement sur l’urgence de « réformes structurelles » tant dans le domaine institutionnel que dans le domaine socio-économique.

Albert donne des bons points

Deux ans plus tard, le discours royal est une nouvelle fois à la limite de la légalité constitutionnelle. Mais plus question cette fois de « mise en garde », ni d’appel lancé à la population par-dessus les partis, le parlement et le gouvernement: c’est de satisfaction et de félicitations qu’il s’agit : « Je voudrais dire ma gratitude à différents groupes de responsables de notre société  (…). J’ai rencontré des responsables politiques qui ont fait preuve d’un remarquable sens de l’intérêt général dans des circonstances difficiles. J’en veux pour preuves toutes récentes les accords budgétaires pour 2013 et 2014, le compromis trouvé sur le statut ouvriers-employés et les solutions dégagées pour l’approvisionnement de notre pays en électricité. Avec ces accords récents, et ceux réalisés précédemment sur la réforme de l’Etat et sur le plan économique et social, la Belgique a trouvé un souffle nouveau. »

Comme si l’appui apporté à « l’énorme travail réalisé par le gouvernement et ses collaborateurs » n’était pas assez explicite, les propos d’Albert étaient illustrés, dans la version télévisée, par des images sans aucune ambiguïté: Di Rupo prêtant serment, Di Rupo solennel, Di Rupo souriant, Di Rupo et Albert échangeant des regards complices en signant les accords sur la réforme de l’Etat…  A notre connaissance, ce genre de prise de position du palais est sans précédent dans notre pays.  En effet, il s’agit non seulement d’une intervention ouvertement politique, mais en plus d’une intervention partisane. En appui explicite à la fraction de la classe dominante qui craint la déstabilisation par la NVA. Et, au sein de celle-ci, en appui explicite à un homme : Di Rupo.

Le succès de Di Rupo

Un roi catholique conservateur, lié au courant charismatique au sein de l’Eglise, et qui fait publiquement l’éloge personnel d’un premier ministre social-démocrate et homosexuel : comment expliquer ce formidable paradoxe ? Tout simplement parce que Di Rupo a choisi de piloter une offensive d’austérité brutale pour convaincre la droite flamande traditionnelle d’oser affronter la NVA, donc de sauver la couronne, tout en utilisant l’épouvantail De Wever pour paralyser la riposte syndicale au nom du « moindre mal ». Cette stratégie complexe n’était pas gagnée d’avance, loin de là. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer l’ambiance politique tout de suite après la formation du gouvernement… A l’époque, personne n’aurait parié un kopek sur cet attelage. Cependant, aujourd’hui, il est indiscutable que des points substantiels ont été marqués, et que le Premier ministre a donné de sa personne pour cela.

Le succès se marque sur les deux plans en même temps: à droite, changement de ton, la presse flamande ne tarit plus d’éloges sur Di Rupo, Kris Peeters s’engage fermement dans le soutien à la sixième réforme de l’Etat, Alexander De Croo fait de même et salue les avancées de la politique néolibérale… ; à gauche, tout en dénonçant, qui le blocage des salaires, qui l’exclusion des chômeurs, qui l’allongement de la carrière, les directions syndicales semblent tétanisées, impuissantes, résignées à être piétinées comme des paillassons par leurs « amis politiques ». Dans le meilleur des cas, elles tentent de sauver la face par de pseudo-plans d’action qui renforcent le sentiment d’impuissance des affilié-e-s… et préparent de ce fait le terrain à de nouvelles attaques. Dans le pire des cas, elles offrent des fleurs à celles et ceux qui plantent leurs couteaux dans le dos des travailleurs et des travailleuses…

Cet aspect de la situation n’a pas échappé à Albert qui, dans son discours, chante les louanges de la collaboration de classe : « Nous avons pu côtoyer de nombreux dirigeants économiques et des partenaires sociaux (lisez : des syndicalistes) qui  ont fait preuve de dynamisme dans un monde toujours plus globalisé, et qui se sont efforcés d’encourager et de préserver la dimension sociale de notre développement économique ». Et d’ajouter – c’est sans doute de l’ironie : « Ils viennent encore d’en fournir un bel exemple (allusion évidente à « l’accord » sur les statuts ouvriers-employés, DT). En période de crise, c’est souvent plus difficile à réaliser, mais cela demeure essentiel ».

Elio Dark Vador

Résultat des courses: quoiqu’elle caracole toujours en tête des sondages, la NVA a probablement moins de chances aujourd’hui qu’il y a deux ans d’imposer son scénario en 2014. En tout cas, la campagne sera dure en Flandre : la droite libérale-nationaliste trouvera en face d’elle une droite traditionnelle –CD&V et Open-VLD- requinquée par les percées néolibérales engrangées. Face à De Wever, le royaume contre-attaque. Auréolé de ses succès, Dark Vador Di Rupo augmente ses chances de prouver que c’est lui qui a la meilleure stratégie pour faire payer la crise au monde du travail. En fait, tout l’establishment des trois familles politiques traditionnelles s’aligne derrière lui pour sauver le « système belge » modifié par la sixième réforme de l’Etat, avec le roi comme clé de voûte.

Et l’abdication dans tout cela ? En soi, l’événement n’a guère d’importance : le fils succède au père comme institution. Qu’il soit plus ou moins intelligent n’est pas décisif : « Il est bien entouré ». Cependant, le moment de la succession a été bien choisi et utilisé à fond pour compléter l’image d’un pays débloqué – la liste civile du nouveau roi sera soumise à la TVA et aux accises, car « l’institution royale doit continuer à évoluer avec son temps » (Albert), pour doubler l’écho médiatique du message politique et pour donner à celui-ci un semblant de soutien populaire à travers un grand programme de festivités. Il s’agissait en fait de maquiller la satisfaction des vainqueurs en liesse populaire, afin d’en amplifier la portée au maximum.

« Peopelisation » et populisme

Le tout a été enrobé de main de maître dans une exploitation éhontée de l’émotion : les yeux humides de Paola et de Mathilde, le « gros kiss » d’Albert chevrotant, le « Sire, cher papa » de Philippe : rien ne nous a été épargné. N’en déplaise à Sarkozy et Carla Bruni, en termes de « peopelisation » de la politique, on ne fait décidément rien de mieux que les rois, les reines, les princes et les princesses! La façon dont social-démocrates et Verts se sont vautrés dans ce cirque avec des mines émues et attendries, comme s’ils espéraient être adoubés, vaut plus que toutes les explications pour convaincre que ces gens-là n’ont plus rien, mais alors vraiment plus rien à voir avec la gauche…

Le royaume contre-attaque, mais les faits sont plus têtus que les discours à la guimauve et les manipulations populistes. Les lampions de la fête étaient à peine éteints que l’annonce tombait : la dette publique de la Belgique a refranchi le seuil des 100% du PIB. L’index, l’âge de la retraite, la protection sociale… : tous les dossiers chauds seront bientôt de retour. L’ambiance sirupeuse d’unité nationale autour du bon roi, de sa charmante reine et de leur fidèle premier ministre, censés  agir « pour le bien être de nos concitoyens et dans le souci pour les plus faibles », sera de courte durée. De nouvelles attaques se préparent.

Que feront les syndicats ? Continueront-ils à agir en fonction du moindre mal – c’est-à-dire en fait de la raison d’Etat ? Ou auront-ils le courage de rompre avec leurs faux « amis politiques » pour engager la stratégie de lutte de classe prônée par certains de leurs membres? Telle est en définitive la seule question qui vaille. Dans le premier cas, Di Rupo et Albert ont des chances de gagner leur pari et de sauver, l’un son poste de Premier ministre, l’autre la sinécure de sa famille de parasites… sur le dos du monde du travail et en vidant le mouvement ouvrier de sa substance.  Dans le deuxième cas, disons qu’il y a une chance d’échapper au choix entre la peste et le choléra.

 


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