Mexique: La « Commune de Oaxaca »
Par Luis Hernández Navarro le Lundi, 14 Août 2006 PDF Imprimer Envoyer

Il y a des luttes sociales qui préfigurent des conflits de plus grande envergure. Elles sont un signal d’alarme qui donne l’alerte sur de graves problèmes politiques sans solution dans un pays. Les grèves de Cananea et de Río Blanco constituent un des antécédents reconnus de la Révolution mexicaine de 1910-1917 [1]. La révolte de 1905 en Russie montra le chemin qui, 12 ans plus tard, fut parcouru par les Bolchéviques pendant la Révolution d’Octobre.

La mobilisation enseignante-populaire qui, depuis le 22 mai, secoue Oaxaca est une expression de ce genre de protestations. Elle a mis en lumière l’épuisement d’un modèle de gouvernement, la crise de relation existante entre la classe politique et la société, et la voie que le mécontentement populaire peut suivre dans un futur proche dans tout le pays.

La protestation a commencé il y a un peu plus de 60 jours comme expression de la lutte des enseignants de cet Etat pour l’obtention d’une revendication : l’augmentation de salaire par la voie de l’ajustement sur le coût de la vie. Il n’y avait rien de nouveau par rapport à des luttes similaires ayant eu lieu les années précédentes. Mais la tentative du gouvernement de l’Etat de Oaxaca d’en finir avec le mouvement en utilisant la répression sauvage le 14 juin dernier a radicalisé les enseignants qui, dès lors, ont exigé la destitution du gouverneur de l’Etat.

La revendication a trouvé rapidement un écho dans une très large partie de la société oaxaqueña qui s’y est ralliée. Offensés tant par la fraude électorale par laquelle Ulises Ruiz [2] est devenu gouverneur que par la violence gouvernementale contre une multitude d’organisations communautaires et régionales, des centaines de milliers de oaxaqueños ont « pris » la rue et plus de 30 mairies. Près de 350 organisations, communautés indigènes, syndicats et associations civiles ont formé l’Assemblée populaire du peuple de Oaxaca (APPO).

Les protestations ont coïncidé avec les élections fédérales [le 2 juillet 2006]. Après avoir laissé entendre qu’ils allaient boycotter ces dernières, les insoumis décidèrent de soutenir le vote de sanction contre le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) et le Parti d’Action Nationale (PAN). Le 2 juillet ils ont administré à ces deux-ci une sévère raclée. Le tricolore [le PRI] fut balayé. La coalition Pour le bien de Tous obtint 9 des 11 députés et les deux sièges de sénateurs en jeu. Et si le soleil aztèque, le Parti de la Révolution démocratique (PRD), a perdu deux sièges ce fut à cause de ses divisions internes et de la faiblesse de ses candidats. Bien que le gouverneur ait offert de donner à Roberto Madrazo [3] un million de voix, il a dû se contenter d’un peu plus de 350 mille, c’est-à-dire 180 mille votes de moins que ceux gagnés par López Obrador [4].

Depuis lors, une très large part de la société ne reconnaît pas Ulises Ruiz comme gouverneur de l’Etat. Depuis sa dernière réunion le 25 mai dernier avec le mandataire, la « Commission négociatrice élargie » [organisme du syndicat des enseignants] ne l’a pas revu. Elle ne négocie pas ses revendications ni avec lui ni avec ses représentants. Elle n’accepte ni son argent ni ses programmes. Elle se dirige seule. Le 11 juin, l’APPO a entamé, avec succès, une campagne de désobéissance civile et pacifique par laquelle elle cherche à rendre manifeste l’ingouvernabilité et l’absence d’autorité dans l’Etat.

Le mouvement a assumé le contrôle politique de la ville de Oaxaca. Si elle considère que c’est pertinent, elle bloque l’entrée des hôtels de luxe du centre, l’aéroport local, elle empêche la circulation sur les avenues, elle empêche l’entrée dans les édifices publics et à l’Assemblée de l’Etat. Sa force est telle que le gouvernement de l’Etat a dû annuler la fête officielle de la Guelaguetza [5]. Cependant, enseignants et citoyens ont organisé une célébration populaire et alternative.

La majorité des professeurs ont cessé pendant deux semaines d’occuper la capitale oaxaqueña pour terminer le cycle scolaire dans leurs communautés. Les cours finis ils sont revenus en ville pour continuer leur plan d’action. Ils ont « pris » la ville de Oaxaca.

Pour essayer de pallier la crise, Ulises Ruiz a changé plusieurs fonctionnaires de son cabinet, dont le secrétaire de Gouvernement, et les a remplacés par des membres des groupes du PRI qu’il avait supplanter du gouvernement de l’Etat. La manœuvre n’a pas eu plus d’effet. Il n’a pas seulement des problèmes avec la classe politique de cet Etat, mais aussi avec la société dans son ensemble.

Dans le même sens, dans une action désespérée pour conserver le pouvoir, il a trahi son chef Roberto Madrazo, en proposant lors d’une réunion des gouverneurs du PRI de reconnaître Felipe Calderón [6] comme vainqueur de la bataille électorale. Depuis, il a discuté à trois occasions avec le candidat du PAN à la présidence pour lui offrir son soutien et chercher son aide. Le gouvernement fédéral, à court d’alliés pour faire face aux protestations contre la fraude électorale [de l’élection présidentielle du 2 juillet 2006], a répondu en soutenant le gouverneur destitué.

A mesure que le temps passe, la situation s’aggrave. Le 22 juillet un groupe de 20 inconnus a tiré avec des armes à feu de grande puissance contre les installations de Radio Universidad. La radio universitaire, conduite par le mouvement, s’est transformée en un véritable instrument d’information et de mobilisation sociale. Le même jour, plusieurs inconnus ont lancé des cocktails Molotov sur la maison de Enrique Rueda Pacheco, secrétaire général de la section 22 du Syndicat national des travailleurs de l’éducation. Quelques jours plus tard, des cocktails Molotov ont été lancés contre le domicile d’Alejandro Cruz, dirigeant des Organisations indiennes pour les droits humains.

A Oaxaca, la désobéissance civile est très près de devenir un soulèvement populaire qui, loin de s’épuiser, grandit et se radicalise jour après jour. Le mouvement a cessé d’être une lutte traditionnelle de protestation et a commencé à se transformer en un embryon de gouvernement alternatif. Les institutions gouvernementales locales sont toujours de plus en plus des coquilles vides sans autorité, tandis que les assemblées populaires deviennent des instances dont émane un nouveau mandat politique.

Au train où vont les choses, l’exemple de la commune naissante de Oaxaca est loin de se circonscrire à sa localité. Au moment le plus inattendu elle pourrait préfigurer ce qui peut se passer à travers tout le pays si on ne nettoie pas les « cochonneries » commises pendant les élections du 2 juillet.

NOTES:

[1] [NDLR] Au début du 20e siècle, deux grèves d’une grande importance marquèrent l’histoire de l’origine du mouvement ouvrier mexicain. Durant la dictature de Porfirio Díaz, il était interdit aux travailleurs de s’organiser, de manifester et de se rebeller pour défendre leurs droits. Malgré cela, en juin 1906, dans l’état de Sonora, des travailleurs des mines de Cananea lancèrent une grève pour des salaires plus élevés et pour être traités plus équitablement par rapport aux employés états-uniens. Plusieurs travailleurs trouvèrent la mort ou furent blessés. L’année suivante, en janvier 1907, une autre grève éclata dans la région de Orizaba, dans l’état de Veracruz. Des travailleurs du secteur du textile de Rio Blanco se mirent en grève à cause de leurs mauvaises conditions de travail. Il y eut également de nombreux morts et blessés.

[2] [NDLR] Sénateur, gouverneur de l’Etat de Oaxaca, membre du Parti Révolutionnaire Institutionnel.

[3] [NDLR] Candidat du PRI à l’élection présidentielle.

[4] [NDLR] Candidat du PRD et plus largement de la Coalition de centre gauche Pour le bien de Tous à l’élection présidentielle.

[5] [NDLR] Célébration rituelle zapotèque.

[6] [NDLR] Candidat du PAN à l’élection présidentielle.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).

Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), 25 juillet 2006.

Traduction : Cathie Duval, pour le RISAL (www.risal.collectis.net).

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