Daniel Bensaïd: "La question de la jonction entre le mouvement ouvrier et les étudiants est immédiate"
Par Jim Wolfreys le Vendredi, 07 Avril 2006 PDF Imprimer Envoyer

Daniel Bensaïd, dirigeant de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), aborde dans cette entrevue quelques éléments d’analyse sur le combat de la jeunesse en France, sur ses comparaisons avec les mouvements étudiants du passé et sur le lien entre ces derniers et les travailleurs/euses. interview par Jim Wolfreys du journal « Socialist Worker » *.

Vous avez activement participé aux mobilisations de Mai 1968, que pensez-vous des similitudes et des différences entre ces événements et le mouvement actuel ?

Daniel Bensaïd :  Il y a beaucoup plus de différences que de similitudes. En réalité, le mouvement étudiant de 1968 était un mouvement important mais minoritaire dans la jeunesse, y compris jusqu'à la fameuse « nuit des barricades » du 10 mai. Ce n’est qu’après l’occupation de l'université de la Sorbonne et le début de la grève générale par les travailleurs que le mouvement s’est vraiment généralisé.

L’autre différence se situe dans les motifs du mouvement. En 1968, l'étincelle était une manifestation contre la guerre au Vietnam. Les thèmes étaient très internationalistes : solidarité avec le Vietnam, et avec les étudiants Allemands et Polonais. Ils y avaient également d’autres sujets de révolte, comme la question de la mixité dans les université et les campus et les logements étudiants.

Le mouvement actuel est directement focalisé sur une question sociale - la destruction des réglementations du travail et la précarisation généralisée de l'emploi, qui sont communs à la jeunesse scolarisée et aux travailleurs. La question du lien, et non simplement de la solidarité, entre les deux est donc immédiate.

En conclusion, la différence fondamentale réside dans le contexte général et en particulier avec la façon dont le chômage pèse sur les choses. En 1968, les chômeurs n’étaient que quelques dizaines de milliers dans une période de grande expansion économique, du coup les étudiants n’avaient aucun inquiétude quant à leur avenir professionnel.

Aujourd'hui six millions de personnes sont sans travail ou en sous emploi, et au cours de ces dernières années nous avons subi une série de défaites sociales, malgré les grands mouvements de 1995 dans les services publics et de 2003 sur les retraites. Ainsi le rapport des forces auquel le mouvement actuel est confronté est, dès le départ, très défavorable.

En 1968, et encore en 1986, le mouvement d'étudiant a été à l’origine de grèves importantes. Quel est le rapport entre les mobilisations actuelles et le mouvement ouvrier?

D.B : Le lien se fait normalement, naturellement ; le mouvement ouvrier aujourd’hui est bien moins fermé, ou même hostile, qu'il ne l’était envers les étudiants en 1968. A cette époque, cette hostilité, ou ce mépris, était particulièrement encouragé par le démagogie « ouvriériste » du Parti communiste et de la CGT, qui commandaient les grands bastions du mouvement de mouvement ouvrier.

Aujourd'hui les relations ne sont pas aussi fermées. D'une part la capacité des appareils bureaucratiques à contrôler les choses a été considérablement affaiblie. D’autre part, la massification de l’enseignement fait qu’il n'est plus possible de dépeindre les étudiants comme une couche de la bourgeoisie.

Mais la bureaucratie syndicale continue malgré tout à agir comme un frein, comme nous pouvons le constater aujourd’hui face à leur lenteur à appeler à une grève générale. Après les grandes manifestations du 18 mars, c’était pourtant la seule manière de porter le mouvement à niveau supérieur et, peut-être, de faire tomber le gouvernement.

Le leader de la CGT, Bernard Thibault, a bien soulevé la perspective d'une grève contre le CPE. Quel rôle jouent principales confédérations - CGT, Force Ouvrière et CFDT - dans le mouvement?

D.B : Tous les syndicats se sont déclarés contre le CPE et ont appelé à des journées d'action. Mais, le 7 mars par exemple, seule Force Ouvrière avait appelé officiellement à une action de grève, ce qui permettait à ses affiliés de participer. La CFDT, elle, traîne des pieds.  Quant à la CGT elle n’a pas fait tout ce qui est en son pouvoir, le 18 mars,,  pour mobiliser au-delà de son appareil (qui est considérable). Jusqu'ici, seule la fédération des enseignants FSU formule une proposition claire pour la grève générale

Cet attentisme risque de laisser s’épuiser le mouvement, et n’est pas sans rappeler les manœuvres bureaucratiques qui ont épuisé le mouvement de 2003 contre la réforme des pensions.

Les organisations politiques semblent avoir un profil bas dans le mouvement d'étudiant. Comment l’expliquer?

D.B : Les organisations politiques sont faibles parmi les étudiants. Les trois forces les plus évidentes sont un courant socialiste (identifié avec la « tendance » d’Henri Emmanuelli) qui contrôle l’Unef, la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), et une constellation de groupes libertaires.

Le Parti communiste soutient le mouvement, mais il est très faible parmi les étudiants. La majorité dans le Parti socialiste voudrait tirer bénéfice de la manière dont il critique le gouvernement avec en tête les élections présidentielles de 2007. En même temps, il a peur que si le mouvement devient trop puissant, il approfondira les contradictions à l'avantage de la gauche radicale anti-néolibérale. Olivier Besancenot, de la LCR, est la seule figure politique qui soit à la fois jeune et populaire dans le mouvement actuel.

Une victoire contre le CPE rendra difficile pour le gouvernement de poursuive l’offensive néo-libérale. A contrario, cela facilitera-t-il l’unité de la gauche contre le néo-libéralisme?

D.B : Ce n’est pas encore gagné. Beaucoup va se jouer dans la semaine qui vient. Une victoire serait la première défaite infligée par la rue aux contre-réformes néo-libérales depuis des années. Mais ce seul événement ne sera pas encore suffisant pour renverser les rapports de forces et, surtout, pour donner au mouvement social des moyens crédibles d'expression politique. Il est probable que le Parti socialiste pourra recueillir quelques fruits des espoirs dans un changement de gouvernement perçu comme un moindre mal - même si Ségolène Royale, un de ses principaux candidats, chante déjà les éloges de Tony Blair.

La question cruciale reste pour la gauche anti-néolibérale reste celle de continuer à s’identifier avec les thèmes de la campagne pour le « Non » de gauche du référendum sur la Constitution européenne et de former sur cette base une alliance politique

Malheureusement, le résultat le plus probables sera que les anciens partenaires de la « gauche plurielle » de Jospin deviendront des satellites du Parti socialiste dans une sorte de scénario à la Romano Prodi. La question d'une véritable alternative anticapitaliste demeure donc la question clé.

(*) Socialist Worker, n°1993, 25 mars 2006. Traduction: La Gauche

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