Le marxisme et l'oppression des femmes
Par Ida Dequeecker le Mercredi, 07 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

L'oppression des femmes est la plus vieille forme d'inégalité sociale. Une masse de données anthropologiques, archéologiques et historiques prouvent qu'elle est quasi-universelle. Conclusion hâtive - et populaire - de ce constat: l'inégalité sur base des sexes découlerait d'une différence naturelle entre l'homme et la femme. «Il en a toujours été ainsi, et il en sera toujours ainsi. »

 

SOCIALEMENT DETERMINEE

 

A l'encontre de cette théorie rétrograde, qui a aussi ses partisans «scientifiques» (par exemple les adeptes de la «socio-biologie»), le mouvement des femmes a trouvé des arguments, entre autres, dans l'anthropologie. Par exemple, chez Margaret Mead, auteur d'une étude comparative de trois communautés de Nouvelle Guinée: «Dans l'une, écrit Mead, les hommes et les femmes agissent identiquement, selon le modèle que nous attendons uniquement des femmes: avec douceur et compréhension maternelle. Dans la seconde communauté, hommes et femmes agissent de la même façon, celle que nous attendons uniquement des hommes: avec des initiatives intempestives. Dans la troisième, les hommes agissent conformément à notre modèle de la femme: ils sont méchants, portent des cheveux bouclés et font les magasins alors que les femmes sont des êtres énergiques, autoritaires, naturels et non fardés» (1).

 

En d'autres termes: les modèles masculins et féminins sont déterminés par la société. De plus, il y a beaucoup d'exemples prouvant que des modèles sexuels différents ne signifient pas nécessairement l'oppression d'un sexe par l'autre. C'est le cas, par exemple, chez les aborigènes d'Australie, où hommes et femmes ont des rôles et des modes de vie séparés, mais contribuent égalitairement à tous les aspects de la vie sociale, tels que la collecte des aliments, leur distribution, les rites, etc. (2).

 

Mais, dans l'ensemble, les exemples de ce genre sont plutôt rares. Par contre, les exemples d'inégalité sur base des sexes - qui reviennent toujours à l'oppression des femmes - sont fort abondants.

 

PROFONDEMENT INTEGRE

 

Notre propre société industrialisée occidentale a profondément intégré l'oppression des femmes: les femmes, socialement, économiquement et politiquement, occupent une position subalterne. Malgré les protestations des femmes, et malgré leur participation croissante au processus du travail cette inégalité persiste d'une façon tenace , tout en se combinant avec les différences de classe, de race, etc...

 

D'une part, il y a donc un lien entre oppression des femmes et société de classes; mais, d'autre part, les hommes sont aussi souvent les oppresseurs directs (ce qu'on exprime par le terme de patriarcat). Les mauvais traitements contre les femmes en fournissent un exemple. (3).

 

DEBAT

 

Un certain courant dans le mouvement des femmes en tire la conclusion que le patriarcat, en tant que système, existe à côté et indépendamment du capitalisme. Ces femmes notent que le patriarcat existait longtemps avant le capitalisme et a continué d'exister dans les pays où le capitalisme a été supprimé (par exemple en Union Soviétique, en Chine). Pour elles, la lutte contre le patriarcat est prioritaire: en d'autres termes, la lutte contre les hommes.

 

Un autre courant, proche du premier part de la constatation qu'entre hommes et femmes existent de grosses différences (soit innées, soit culturellement acquises depuis toujours). Elles en déduisent qu'il faut donner la suprématie aux valeurs féminines opprimées (4). Pour ces courants, l'origine de l'oppression des femmes importe peu, de même que la diversité dans les formes de l'oppression.

 

Le marxisme aussi s'est penché sur cette diversité. Notamment sur les exemples de sociétés qui ne connaissent pas l'oppression des femmes et qui ne sont pas d'inexplicables exceptions dues au hasard. L'oppression des femmes est enracinée dans des conditions matérielles bien précises, qui varient d'une société à l'autre, et pas dans l'une ou l'autre donnée universelle de la nature ou de la culture humaines: En d'autres termes: l'oppression des femmes est une donnée historique.

 

La perspective générale, esquissée en premier par Engels en 1884, était que le rapport entre les sexes était le plus égalitaire dans les sociétés les plus simples, basées sur la cueillette, et que la condition des femmes a reculé systématiquement avec le développement des différences sociales, de la propriété privée, et de l'Etat. Cette perspective reste valable, même si les données historiques et anthropologiques avec lesquelles Engels avait travaillé ne sont plus utilisables maintenant, et en dépit du fait que ses efforts pour scinder l'histoire en périodes connaissant chacune leurs formes de mariage propres ont conduit à des interprétations dogmatiques et a-critiques (6).

 

Beaucoup de féministes marxistes ont continué à travailler d'une façon créative sur base de l'approche de Marx et Engels (7). Les travaux les plus convaincants sont ceux qui expliquent l'oppression des femmes par «le social», et non par la biologie (c'est-à-dire par le travail productif des femmes, et non par leur capacité de donner la vie).

 

Après de longues recherches, il apparaît que l'oppression des femmes était déjà fortement enracinée dans les premières sociétés de classes. Elle n'y est certainement pas sortie du néant. D'où l'hypothèse d'une société de transition entre les premières communautés égaliatiares de «cueilleurs» (communautés basées sur la cueillette) et les premières sociétés de classes. Dans cette transition, la société aurait été basée sur la propriété collective du sol par le clan. La domination des hommes ne s'y serait pas nécessairement développée, mais les conditions auraient fait de la domination des hommes et de l'oppression des femmes le développement historique le plus probable. Ceci en raison de l'expansion économique et de la complexité sociale croissante.

 

On peut discuter si cette première oppression des femmes était oppression sur base du sexe ou oppression de classes. Le développement de l'oppression des femmes d'une part, de la division en classes d'autre part, est certainement lié, et le restera dans l'histoire des sociétés de classes jusqu'à nos jours. Telle est la base pour une théorie marxiste de l'oppression des femmes.

 

UN OUTIL

 

Loin des schémas historiques savants, cette théorie constitue un outil pour l'étude de la façon dont, dans une société déterminée, dans des circonstances historiques précises, l'oppression des femmes est liée à la structure des classes.

 

Avec cet outil, on comprend pourquoi, dans le capitalisme, en même temps toutes les femmes sont opprimées et en même temps les femmes de classes différentes peuvent avoir des intérêts contradictoires. Pourquoi des femmes et des hommes d'une même classe peuvent avoir les mêmes intérêts et des intérêts conflictuels. Pourquoi il est artificiel de séparer patriarcat et capitalisme. Pourquoi la lutte pour la libération des femmes doit être liée à la lutte pour le renversement du capitalisme. Pourquoi les femmes doivent s'organiser en tant que femmes pour défendre leurs intérêts. Cela n'implique pas une lutte contre les hommes, mais jette au contraire les bases d'une solidarité authentique.

 

La Gauche, mars 1991

 

Notes:

(1) M. Mead «Sexualité et tempérament», Aula 1962

(2) D. Bell, «Central Austalian Aboriginal Women's Love Rituals» in Women's Work. Edit. par E. Leacock, 1986

(3) «Expériences de femmes confrontées à la vio-lence physique et sexuelle», rapport de M.Smet (Secrétaire d'Etat), 1988

(4) Voir articles dans «Tijdschrift voor Vrouwen-studies» 11 et 16, Edit. SUN

(5) Engels «L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat», Ed. Sociales. (6) Par exemple E. Reed «Woman's Evolution», Pathfînder.

(7) S. Coontz et P. Henderson, «Women's Work, man's property» Verso 1986, E. Leacock ,

«Women's Work», Bergin an Garey 1986, etc... (édité en français aux éditions «La Brèche»)

Voir ci-dessus