Le génocide des Arméniens
Par Marianne Inayetian le Vendredi, 15 Juillet 2005 PDF Imprimer Envoyer

« Qui se souvient encore de l’extermination des Arméniens ? », aurait lancé Adolf Hitler avant d’ordonner l’extermination des handicapés en Allemagne... De l’oubli au négationnisme, c’est l’impunité qui est en jeu pour les criminels d’aujourd’hui.

Le génocide des Arméniens en 1915, population chrétienne résidant principalement dans l’Empire ottoman, est officiellement le premier génocide du xxe siècle. Il prend sa source dans le nationalisme turc montant. En 1908, l’arrivée au pouvoir du mouvement Jeune-turc trace la voie de la création d’un État-nation unifié face aux grandes puissances. Les versions officielles de l’histoire du pays sont révisées, occultant la période ottomane, jugée trop peu turque, et rattachant la « race » turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns, voire aux Hittites de la haute Antiquité. À la fin du xixe siècle, l’Empire ottoman comptait environ deux millions d’Arméniens, sur une population totale de 36 millions d’habitants.

À ce moment déjà, des tensions émergent : entre 1894 et 1896, comme les Arméniens réclament des réformes et une modernisation des institutions, le sultan organise une répression sanglante, avec le concours diligent des montagnards kurdes. Des conversions forcées à l’islam et des expropriations accompagnent le massacre de 300 000 personnes environ. Le génocide de 1915 se distingue par la volonté explicite d’anéantir toute la population arménienne. Pour le gouvernement jeune turc, avec à sa tête Talaat Pacha, il faut construire une grande Turquie unifiée, ethniquement et religieusement pure. Il s’agit aussi, outre le vol des richesses des Arméniens, de la récupération d’un territoire précieux.

Cette question du territoire est la version officielle turque des événements jusqu’à aujourd’hui, le gouvernement jeune-turc justifiant alors des « déplacements de populations », soit par le contexte de la Première Guerre mondiale, soit par la nécessité de s’approprier des territoires. On explique aussi à l’Occident que Talaat Pacha est contraint de réagir face à des éléments arméniens qui troublent l’ordre public et menacent la sûreté nationale, avec un front russe difficile à tenir. Ce sont en fait des villages entiers qui sont exterminés car soupçonnés collectivement d’alliance avec les Russes.Il y a alors de nombreux soldats arméniens, citoyens de l’Empire ottoman, enrôlés dans son armée. Ces soldats sont très facilement regroupés, désarmés puis exécutés afin de tuer dans l’œuf toute possibilité d’autodéfense. Le 24 et le 25 avril 1915 - dates qui fixeront la commémoration du génocide -, 650 intellectuels sont arrêtés, ainsi que des notables arméniens de la ville de Constantinople.

Face à une population désarmée, décapitée et désorganisée, il n’est alors plus difficile d’agir. Tout cela se passe dans le cadre de la « Loi provisoire de déportation » du 27 mai 1915 : dans les villes et villages arméniens, les hommes sont arrêtés et destinés aux travaux forcés ou à la déportation, avec la volonté explicite d’éliminer des dirigeants potentiels de rébellions. Puis, ce sont les femmes et les enfants qui sont déportés, avec des actes d’une grande cruauté, que les observateurs occidentaux ont bien du mal à faire connaître à l’opinion internationale. Le processus d’éradication du peuple arménien passe aussi par des tentatives d’assimilation : mariages forcés, enlèvements et conversions d’enfants recueillis, parfois pour leur salut, par des familles turques.

Climat nationaliste

Les déportations en masse ne sont alors que des simulacres : les trajets à travers le désert, sans eau ni nourriture, l’élimination des plus faibles ou des fuyards, réduisent à une poignée ceux qui arrivent vivants dans les camps de concentration, situés le long de l’Euphrate. Sur le chemin, vols, meurtres et viols sont perpétrés par des gendarmes zélés et par une population turque qui laisse libre cours à la barbarie et à la convoitise. Sans compter les tribus kurdes qu’on laisse s’attaquer aux convois et se servir en esclaves et en femmes. En Occident, les informations sur le génocide émeuvent l’opinion mais ne suscitent pas de réaction concrète. Certains gouvernements, comme celui de l’Allemagne, alors allié de l’Empire ottoman, ne laissent pas diffuser les informations. C’est d’ailleurs en Allemagne que se réfugient les responsables du génocide, y compris Talaat Pacha, qui craignent un procès. Ce procès aura finalement lieu, en Turquie, en 1919. La question des preuves ne pose pas tant de problèmes : outre les témoignages d’Occidentaux ou de survivants, il existe de nombreuses photographies ainsi que des documents écrits.

Bien sûr, la plupart des ordres d’arrestation, de déportation et d’extermination, ont été donnés oralement. Cependant, il existe quelques traces, notamment des télégrammes, qui ont servi aux procès, à l’issue desquels plusieurs coupables ont été condamnés par contumace. Mais le climat nationaliste conduit à un armistice général en 1923. N’estimant pas la justice traditionnelle fiable, un mouvement financé par la diaspora arménienne, qualifié de terroriste, organisera l’opération Némésis - déesse de la vengeance - pour traquer et châtier les coupables. Soghomon Tehlirian est une figure emblématique de cette organisation : reconnaissant le meurtre de Talaat Pacha, ce jeune militant arménien passe en procès, à Berlin, en 1921. Il est finalement acquitté et devient une sorte de héros dans la diaspora.

Préméditation avérée

Ainsi, autour de 1915, près des trois quarts de la population arménienne sous souveraineté ottomane ont disparu, soit au total plus d’un million de victimes du génocide. Les estimations varient de 500 000 (position turque) à 1 500 000. Et celle que l’on nomme désormais Istanbul, ville aux deux-tiers chrétienne en 1914, est devenue exclusivement turque et musulmane après cette date. Les 100 000 survivants des déportations, ainsi que les 300 000 Arméniens sauvés par l’avancée russe, et les 200 000 habitants de Constantinople et Smyrne, constitueront une diaspora dont la descendance est estimée aujourd’hui à trois millions de personnes - autant que la population de l’Arménie actuelle.

On peut s’interroger sur l’intérêt concret du génocide pour la Turquie. Force est de constater qu’il est difficile de trouver des motivations matérielles, économiques, ou en tout cas rationnelles, à ces actes. Les expropriations des biens arméniens ont-elles réellement servi les classes possédantes turques émergentes ? Les chercheurs Chaliand et Ternon parlent au contraire d’un suicide économique : régions entières dévastées, cultures et bétail laissés à l’abandon, commerce réduit à néant. Certes, les biens des populations arméniennes vont aux populations turques voisines, par le biais de ventes fictives, et les ventes d’esclaves rapportent quelque peu. Mais la volonté de génocide, dont la préméditation est avérée, laisse penser que c’est la barbarie qui prédomine, dans une opération nourrie par une haine que la version officielle turque actuelle entretient.

À lire : • Gérard Chaliand et Yves Ternon, 1915, le génocide des Arméniens, Complexe, 1991, 8,90 euros. • Jacques Derogy, Opération Némésis, Fayard, 1986, 13,40 euros. • Maurice Gouiran, L’Arménienne aux yeux d’or, Jigal, 2002, 12,20 euros. Disponibles à la librairie La Brèche sans frais de port.

 

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