Trotsky
Par Marcel Liebman le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

A l'aube du XX" siècle, ils étaient rares les socialistes européens qui mettaient en doute la proximité, ou même l'imminence, de la prise du pouvoir par le prolétariat et l'abolition du capitalisme. A certains égards, le siècle que nous vivons est l'histoire d'une tragique désillusion : malgré des crises profondes et des bouleversements considérables, malgré deux guerres mondiales, malgré, d'autre part, des tentatives parfois héroïques d'imposer sa volonté novatrice et révolutionnaire, le prolétariat n'a pas abattu le colosse.

Les défaites d'une classe s'accompagnent des souffrances de ceux qui en constituent la masse et de ceux qui en sont les défenseurs et les porte-parole. C'est comme si les tragédies collectives ne se contentaient pas de l'anonymat et tentaient de survivre dans la mémoire des hommes en se parant de noms illustres : Jaurès, assassiné à la veille de l'hécatombe de 1914-1918 ; Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, abattus, en janvier 1919, au lendemain de l'Armistice. Vingt ans plus tard, un autre des plus grands socialistes contemporains, Léon Trotsky, tombait, victime d'un criminel, à Coyoacan, au Mexique.

Mais alors que les trois premiers avaient été frappés par les instruments de la réaction et du militarisme, Trotsky - et c'est là une autre facette du drame du prolétariat européen -n'eut même pas ce privilège. La main qui avait armé l'assassin était celle du leader d'un Etat se parant du nom de socialiste, où les ouvriers avaient pris le pouvoir et d'où le capitalisme avait été supprimé.

Une vie de révolutionnaire

Le mardi 20 août 1940, un agent de la Guépéou, Jacques Mornard - de son vrai nom Ramon Mercader - qui avait réussi à tromper la confiance du grand révolutionnaire et de ses amis, pénétrait dans le cabinet de travail de Trotsky. Il lui remit des feuillets dactylographiés, correction d'un vague article que l'assassin soumettait, pour approbation, à sa victime. Trotsky n'eut pas le temps de finir sa lecture : un formidable coup de piolet asséné par un homme jeune et vigoureux abattit le vieux lutteur. Il n'en continua pas moins à lutter : « le crâne broyé, le visage ensanglanté, Trotsky bondit, lança au meurtrier tous les objets qui lui tombaient sous la main, livres, encrier..., puis se jeta lui-même sur lui... Il se battit comme un tigre, il se colleta avec le meurtrier, lui mordit la main et lui arracha le piolet » (1).

Transporté à l'hôpital et trépané, deux heures plus tard, Trotsky résista encore vingt-quatre heures. Le lendemain, 21 août 1940, il s'éteignit. Il avait 61 ans. Soixante et un ans d'une vie de militant socialiste, de théoricien marxiste, de combattant révolutionnaire - lui, le vainqueur d'Octobre - d'exilé politique, d'homme chassé de partout, partout traqué par les agents d'un Etat qu'il avait contribué à faire naître.

Il était né en 1879, dans le village ukrainien de Yanovka, de parents appartenant à la petite bourgeoisie juive et, dans l'affrontement ultérieur avec Staline, cette circonstance, elle aussi, allait être exploitée contre lui : l'antisémitisme, plus personne n'en doute sérieusement, eut sa place dans l'arsenal abondamment garni des armes staliniennes. A 18 ans, il rejoignit un groupe de socialistes-révolutionnaires, parti d'opposition au tsarisme, plein d'ardeur, mais fondé sur les vieux rêves populistes, petits-bourgeois et paysans. Trotsky - qui n'était encore que Léon Davidovitch Bronstein - ne tarda pas à adhérer au marxisme et à la social-démocratie russe. Arrêté en 1898, il passa deux ans en prison, puis fut déporté en Sibérie : il n'avait pas vingt ans ! En 1902, il réussit à s'échapper et à rejoindre l'Europe occidentale pour y rencontrer Lénine et participer à l'organisation et au développement du socialisme russe.

Jusqu'en 1917, Trotsky tenta de surmonter les luttes que se livraient les Bolcheviks groupés autour de Lénine et les Mencheviks, partisans d'une action largement légaliste et d'une organisation de parti à l'occidentale. Pendant ces longues années d'exil, les controverses entre révolutionnaires russes furent acerbes. Trotsky reprocha à Lénine avec plus de talent polémique que d'intelligence politique, de vouloir créer un parti militarisé et de céder aux tentations du « jacobinisme ». Aux mencheviks, il objectait leur penchant de plus en plus avéré au réformisme, tandis que lui, reprenant et analysant une idée et même une expression de Karl Marx, affirmait l'inéluctable nécessité de la « Révolution permanente ».

Entretemps, profitant de la « répétition de 1905 ». il était rentré en Russie et avait été élu, à 25 ans, président du Soviet de Saint-Pétersbourg. Nouvelle arrestation, nouvelle déportation en Sibérie et nouvelle fuite pour l'Europe où il reprit son existence d'exilé révolutionnaire.

Octobre et l’Armée rouge

Pendant la guerre 1914-1918, Trotsky, qui participa aux congrès de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916) où se créa l'embryon de la future IIIe Internationale, combattit de toutes ses forces contre les socialistes , ralliés au patriotisme et à l'impérialisme. Son activité lui valut d'être expulsé de France, puis, exilé en Amérique, d'être arrêté par les autorités britanniques, alors qu'il tentait de rejoindre la Russie après l'éclatement de la Révolution de février. C'est alors - après son retour à Petrograd - qu'il allait donner toute la mesure de son génie révolutionnaire.

Rallié au Parti bolchevik en juillet 1917, il en devint rapidement - et malgré toutes les divergences passées - un des principaux leaders. Mais il fut surtout l'organisateur de l'insurrection d'Octobre. Qu'on relise à cet égard le célèbre reportage de John Reed « Dix Jours qui ébranlèrent le Monde » : Trotsky est partout, écrivant, meetinguant, conférenciant, coordinant, dirigeant, polémiquant avec les adversaires, organisant les forces révolutionnaires.

Tant et si bien que ce nouveau venu au Parti de l'avant-garde prolétarienne fut aussitôt associé, aux côtés de Lénine, à la direction du nouveau régime que, seul avec le fondateur du Parti bolchevik, il incarna, aux yeux de la classe ouvrière russe, aux yeux de l'Europe et d'un monde hostile, haineux, mais médusé et admiratif. A l'époque où son armée de falsificateurs ne s'était pas encore mise en branle pour tronquer, mutiler et déformer l'histoire, Staline lui-même était forcé de reconnaître, dans la " Pravda » du 6 novembre 1918, que « tout le travail d'organisation pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction de Trotsky, président du Soviet de Petrograd. On peut dire avec certitude qu'en ce qui concerne le rapide passage de la garnison du côté du Soviet et l'habile organisation du travail du comité de guerre révolutionnaire, le parti en est avant tout et surtout redevable au camarade Trotsky». (2).

Puis, ce fut Brest-Litovsk. Trotsky conduisit la délégation soviétique chargée de négocier la paix avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Avec un art consommé et une effronterie sans égale, il fit traîner les pourparlers en longueur dans l'espoir de voir éclater la révolution en Europe. Cette espérance s'avéra vaine. Le 4 mars 1918, les bolcheviks devaient accepter les conditions draconiennes dictées par les Empires centraux. Ce fut l'occasion d'un conflit extrêmement grave au sein du Parti bolchevik : Lénine, mué en chef d'Etat plein de réalisme, prônait une paix inévitable ; la « gauche » réclamait la guerre révolutionnaire contre l'Allemagne, tandis que Trotsky défendait les vertus d'un pari malheureux, mais qui faillit réussir et qu'il traduisait par la formule : ni guerre, ni paix.

La fin du conflit mondial raviva la guerre civile que l'opposition violente au nouveau pouvoir soviétique avait déclenchée en Russie. Attaqué, à l'intérieur, par les généraux blancs et, à l'extérieur, par des troupes japonaises, françaises, britanniques et tchécoslovaques, le gouvernement révolutionnaire fut plusieurs fois à deux doigts de sa perte : personne ne croyait vraiment dans ses chances de survie. Personne, sauf les combattants de l'Armée Rouge que Trotsky, métamorphosé en chef militaire, dirigea jusqu'à la victoire. Puis, ce fut, avec l'épisode de Cronstadt et la N. E. P., une première pause après les heures héroïques des conquêtes révolutionnaires. La Russie, décimée par la guerre et l'intervention étrangère, par le désastre économique et la disette ne pouvait compter, dans ses efforts de construction et de reconstruction, que sur un Parti bolchevik, lui aussi affaibli par les sacrifices qu'il avait consentis et par les responsabilités qu'il avait dû assumer. Les signes inquiétants d'une dégénérescence bureaucratique apparaissaient et se développaient, contre lesquels Lénine luttait avec des forces défaillantes.

A peine avait-il disparu de la scène politique, abattu par la maladie, que les ennemis de Trotsky se coalisèrent contre lui. Raconter les péripéties de cette lutte impitoyable, déloyale, perfide, c'est décrire la naissance et le développement de cette véritable « maladie infantile du communisme » que fut l'Etat stalinien.

Assassiné mais vivant

Jusqu'en 1927, contre une bureaucratie déchaînée et une police toujours plus puissante, Trotsky tenta de rétablir la démocratie interne du Parti et de redresser une politique qui, sur le plan extérieur, se résignait à la consolidation et au repli. Son ennemi eut raison de lui. Exclu du Parti en décembre 1927, il fut exilé à Alma-Mata, dans le Kazakhstan, en janvier 1928. Séparé par plusieurs milliers de kilomètres du centre de la scène politique, il y apparut trop dangereux encore : en février 1929, il était chassé d'U.R.S.S. Il résida jusqu'en novembre 1932 dans la petite île de Prinkipo, coin de terre perdu dans la Mer de Marmara.

L'exil et la persécution, sans oublier la lâcheté de tous les gouvernements qui lui refusèrent l'asile politique, le chassèrent en France d'abord (par un crochet à Anvers où les autorités belges lui interdirent de débarquer), puis en Norvège et finalement au Mexique. Tandis que l'arbitraire, la calomnie et la violence avaient raison, en Russie même, de l'Opposition de gauche qui reconnaissait son leader en Trotsky, ce dernier était traqué par tous les sbires de l'Etat stalinien : agents chargés de l'abattre, « historiens » chargés de le vilipender, tandis que des millions de militants communistes trompés en venaient à croire le flot des calomnies répandues sur son compte et sur celui des autres victimes de la terreur : terroristes et espions, laquais de la bourgeoisie et collaborateurs de la Gestapo et de l'Intelligence Service, et nous en passons et des meilleures.

Ses enfants - deux fils et deux filles - furent directement ou indirectement victimes de cette persécution. Ses collaborateurs les plus proches furent assassinés : ses huit secrétaires furent tour à tour liquidés par des tueurs, camouflés, quand il le fallait, en « trotskystes déçus » et vengeurs.

Le 21 août 1940, il y a vingt-cinq ans, jour pour jour, cette innombrable séquelle de vilenies et de crimes fut couronnée par l'assassinat du « Vieux ». Sa veuve, qui avait été témoin de sa gloire, de ses victoires, de ses défaites et de son assassinat lui survécut jusqu'en 1961.

Voilà, très et trop brièvement résumé, pour Trotsky, le Prophète armé, désarmé, exilé et assassiné, selon les expressions de son meilleur biographe, Isaac Deutscher. Voilà pour Trotsky dernier représentant, dans l'ordre chronologique - et avec Mao Tsé-tung - des plus illustres militants qui luttèrent pour faire du socialisme un réalité vivante. Voilà pour Trotsky, aujourd'hui, plus vivant, dans la mémoire, dans la discussion vivifiante, dans l'étude enrichissante et dans l'inspiration qu'il insuffle et les leçons qu'il inspire, plus vivant que son triomphateur démystifié, délogé du mausolée que son byzantinisme édifia sur la Place Rouge, voilà pour Trotsky. Mais qu'en est-il du « trotskysme » ?

Mythe et réalités du « trotskysme »

« Est-il besoin de répéter », écrivait Trotsky en 1929, « que je n'ai jamais prétendu et que je ne prétends pas créer une doctrine particulière ?» Il avait raison. Le trotskysme, comme idéologie, n'existe pas et Zinoviev reconnut un jour qu'à l'époque de la « troïka », c'est-à-dire de la direction apparemment collective de Staline, de Zinoviev et de Kamenev (1923-1925), ce furent les ennemis de Trotsky qui imaginèrent le trotskysme.

En réalité, le « trotskysme » est le fruit d'une double mystification de la propagande stalinienne. Celle-ci s'est employée à le présenter - dans sa vue policière de l'histoire - tout d'abord comme une organisation terroriste tout à la fols gauchiste et fasciste, révisionniste et aventuriste et ensuite, comme une théorie pernicieuse où se rencontrent l'insurrectionalisme à tout prix et la haine de la paysannerie. Autant d'affirmations, autant de demi-vérités se transformant très rapidement en contre-vérités et en mensonges. Passons sur le complot terroriste des trotskystes et de Trotsky agent-de-la-Gestapo-et-de-l'Intelligence-Service-saboteur-et-assassin. Les staliniens les plus attardés n'y croient plus et s'efforcent d'oublier que toutes ces imbécillités furent effectivement proférées et diffusées. Malheureusement, pour les accusations politiques, les mythes ont la vie plus longue.

Trotsky, ennemi de la paysannerie ? Comment le croire, alors qu'il préconisa, dès 1905, l'alliance du prolétariat industriel et de celui des campagnes pour lutter contre le tsarisme et instaurer le socialisme ? Alors qu'il dirigea l'Armée Rouge, au sein de laquelle les paysans étalent nombreux et sans doute majoritaires ? Alors qu'il s'opposa à la collectivisation forcée et forcenée des campagnes à laquelle procéda Staline et qui coûta à l'Union Soviétique tant de souffrances inutiles. Ce qui est vrai, c'est que Trotsky, en marxiste croyait, pour reprendre ses propres termes, que « l'histoire du capitalisme est l'histoire de la subordination de la campagne à la ville » (3) et que, dans l'alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie, le rôle dominant devait être joué par les ouvriers.

Trotsky, un partisan de l'insurrection-à-tout-prix. de l'aventurisme ou du putchisme ? Il faut pour le croire, nier l'évidence, ce qui, il est vrai, est devenu, l'habitude aidant, la chose la plus facile du monde. Aventurier, lui, qui s'opposa, contre l'avis de Lénine, à la campagne de Pologne, en 1920, se terminant par la retraite des armées soviétiques ? Qui s'opposa à la tentative révolutionnaire avortée des communistes allemands de 1921 et de 1923 ? Qui mit en garde, à de nombreuses reprises, contre l'illusion d'un effondrement imminent du capitalisme? En réalité, ce qu'on appelle l'« aventurisme trotskyste » n'est rien d'autre que la conscience claire des limites du simple programme « démocratique » et le désir de ne pas brider l'action des masses, au moment où celles-ci se mettent en mouvement, par des considérations qui tiennent plus du calcul diplomatique que de la nécessaire prudence. L'alternative stalinienne à cet aventurisme, nous en connaissons la nature : c'est ce hochepot écœurant de terminologie tantôt révolutionnaire, tantôt patriotique, mais toujours opportuniste, dissimulant mal une politique attentiste, sclérosée et d'une inefficacité presque pathétique.

La haine et le mépris des paysans, le goût de l'aventure irresponsable, voilà ce que le «trotskysme » n'est pas. Mais alors qu'est-il ? Rien d'autre qu'une fidélité au marxisme révolutionnaire. Trois notions se dégagent de la riche littérature théorique dont Trotsky fut l'auteur : celle de la Révolution permanente, celle de l'internationalisme et, en réaction contre les ravages du stalinisme, celle d'un marxisme sérieux.

L'idée de la Révolution permanente mériterait une longue et attentive analyse. En dernier ressort, elle se confond avec la volonté de dépasser la phase bourgeoise de la révolution pour aborder, en un processus quasi continu, sa phase socialiste, cette tâche étant avant tout celle de la classe ouvrière. D'autre part, c'est dans l'internationalisme de Trotsky que s'exprima son marxisme. Rien n'était plus étranger à son esprit que l'exaltation chauvine dans laquelle se complut le stalinisme et qu'imitèrent, dans leurs provinces respectives, ses représentants dans le monde. Certes, il reconnaissait à l'U.R.S.S. la nécessité de recourir à une « politique d'Etat», et aux ressources de la diplomatie, mais, comme le dit Isaac Deutscher, il estimait que « c'est l'affaire des diplomates de traiter avec les gouvernements bourgeois existants... mais l'affaire des révolutionnaires, c'est de les renverser » (4). C'est pourquoi il insista, mais en vain, pour une séparation nette des fonctions respectives de l'Internationale communiste et de l'Etat soviétique.

Il y eut, finalement, cette dernière caractéristique de l'« idéologie » de Trotsky : son attachement à un marxisme sérieux, à un marxisme honnête. Concrètement, cela signifiait la poursuite d'une recherche objective, quoique naturellement et inévitablement engagée, des réalités de l'évolution économique et politique et de la lutte des classes. Il faut ici noter et souligner que, jusque dans ses diatribes et ses polémiques, Trotsky s'efforça de comprendre et d'analyser, selon les schémas du marxisme. Son objectivité n'était pas le refus confortable de prendre position, mais l'attribut même de son engagement. La démonstration la plus éclatante de cette honnêteté et de cette objectivité, il l'offrit quand il défendit le droit pour l'U.R.S.S. et pour Staline, son persécuteur, de conclure un traité de non-agression avec l'Allemagne nazie en août 1939, quand il lui reconnut le droit d'attaquer la Finlande, dans la perspective d'une inévitable confrontation avec cette même Allemagne.

Et surtout, lorsque, jusqu'à la fin de sa vie, et souvent contre ses propres camarades de combat, il soutint que l'U.R.S.S., malgré le stalinisme, demeurait un Etat ouvrier qui devait être inconditionnellement défendu. C'est cela le marxisme sérieux de Trotsky. Il serait inutilement cruel de le comparer à ce mélange nauséabond d'incantations liturgiques, d'invectives démoniaques et de dogmatisme stérile qu'a été le stalinisme.

Certes, à côté de sa grandeur, Trotsky eut ses faiblesses. Il fut un penseur puissant, un littérateur brillant, un administrateur hors pair, un orateur exceptionnel, un chef révolutionnaire sans égal. Il paraît cependant avoir été un piètre politique et alors que, dans tous les domaines que nous avons cités, il dépassait, et de cent coudées, son rival Staline, sur le plan de la tactique, il paraît presque totalement démuni. Que le jugement qu'il porta parfois sur l'évolution de l'Union Soviétique et sur la nature du stalinisme appelle peut-être des réserves, on en convient facilement. Il sous-estima incontestablement son ennemi qu'il jugeait, à tort, comme étant « la plus éminente médiocrité de notre parti » (5). Il sous-estima peut-être les possibilités d'évolution graduelle que recelait l'industrialisation de l'U.R.S.S. dont il avait été un des premiers partisans (6). Il commit des erreurs qu'il reconnut et d'autres dont il demeura inconscient.

Mais, jusque dans ses erreurs et jusque dans ses faiblesses, Trotsky demeura fidèle à sa vocation de révolutionnaire. Quelques mois avant sa mort, il écrivait dans un langage plein de dignité : « Dans les quarante-trois années de ma vie consciente, j'ai combattu sous la bannière du marxisme. Si je devais tout recommencer, j'essayerais d'éviter telle ou telle faute, mais le cours principal de ma vie resterait inchangé. Je mourrai en révolutionnaire prolétarien, en marxiste, en partisan du matérialisme dialectique et, par conséquent, en athée irréductible. Ma foi en l'avenir communiste de l'humanité est non moins ardente ; en vérité, elle est aujourd'hui plus ferme qu'elle ne l'était dans les jours de ma jeunesse » (7).

Et tandis que le vieux lutteur, chancelant mais inébranlable, parlait ainsi, l'assassin, dans l'ombre, aiguisait son arme. Le 20 août 1940, il l'abattait sur Léon Trotsky. Il y a aujourd'hui vingt-cinq ans...

La Gauche, août 1965

1) I. Deutscher ; « Le Prophète hors-la-loi », p. 669.

(2) Cité par Trotsky («La Révolution défigurée») dans Trotsky : « De la Révolution », Paris, Editions de Minuit, 1963.

(3) Cité par E.-H. Carr : «The Bolshevik Révolution», vol. III, p. 144.

(4) I. Deutscher : « Le Prophète désarmé », p. 436.

(6) L. Trotsky : « Ma Vie », p. 518.

(6) Et ce à une époque où Staline estimait que la Russie avait autant besoin d'une centrale électrique sur le Dniepr qu'un moujik a besoin d'un phonographe.

(7) Cité par I. Deutscher, dans : « Le Prophète Hon-la-loi », p. 636.

 

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