Tito et la révolution yougoslave
Par Ernest Mandel le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

La maladie du président yougoslave Tito braque tous les regards sur ce pays. Les journaux dissertent à perte de vue sur la possible déstabilisation de la Yougoslave après sa disparition. Alors que Josip Broz Tito se débat avec la mort, certains n'hésitent pas à lui faire jouer un rôle dans ce qu'ils appellent la «crise afghane». Dans ce concert, un seul grand absent: la révolution yougoslave.

Pourtant, le Parti Communiste yougoslave, personnifié par Tito, a joué un rôle clé dans le tournant historique que fut la première révolution victorieuse en Europe, après 1917 et la crise du stalinisme que la rupture Tito-Staline a révélé au grand jour. Et vouloir comprendre la spécificité de la société yougoslave sans analyser son histoire relève de la gageure. Mais l'heure n'est pas actuellement à la compréhension et à l'analyse. Les porte-plume officiels préfèrent dénoncer «le péril rouge»... Quant à nous, nous ouvrons le débat sur un premier bilan de la révolution yougoslave.

Tito aura été le dernier représentant de la première génération de dirigeants staliniens issus du mouvement communiste, c'est-à-dire de la génération charnière entre l'Internationale Communiste incarnant le programme et l'espoir de la révolution socialiste mondiale et les partis communistes dégradés au rôle d'instruments de la diplomatie du Kremlin. Tito a exprimé et assumé toutes les contradictions déchirantes de cette génération.

Il était sincèrement attaché à la cause du communisme tel qu'il la comprenait. Il désirait conquérir le pouvoir politique dans son pays en renversant celui de la bourgeoisie. Il était en même temps fanatiquement fidèle à la direction de l'Union soviétique, qu'il identifiait avec le communisme international. La contradiction non résolue poussa à la duplicité et au cynisme.

Lorsque Staline assassina la direction du PC yougoslave marquée par des luttes fractionnelles, Tito accepta de ses mains la direction du PC à reconstruire. Il paya ce cadeau d'une approbation tacite de l'assassinat, en URSS, de quelques-uns de ses camarades tes plus proches, des figures les plus prestigieuses du communisme yougoslave tel Gorkitch, l'ancien secrétaire du PC yougoslave.

L'épopée de la résistance yougoslave

Mais il ne devint ni un laquais servile, ni un simple exécuteur des ordres reçus du Kremlin. Lorsque la Yougoslavie fut envahie par les armées impérialistes allemandes et italiennes en 1941, il profita de la décomposition avancée de l'Etat royal bourgeois, du désarroi politique de la petite-bourgeoisie, du désir de l'avant-garde ouvrière et étudiante d'en découdre avec les tortionnaires qui avaient introduit une surexploitation barbare dans leur pays, pour déclencher une insurrection anti-impérialiste massive, qui prit la forme d'une véritable épopée.

Ce qui était au début la lutte de résistance armée de quelques milliers de communistes, devint, après des années de combats héroïques contre l'armée la plus puissante du monde, un soulèvement de plus de trois cent mille partisans. L'ensemble des masses laborieuses s'y trouvèrent impliquées. Malgré la manipulation bureaucratique incontestable et l'emploi démagogique du nationalisme débridé, le caractère de masse, débridé, le caractère de classe de cette guerre de libération apparut de plus en plus nettement.

Le soulèvement anti-impérialiste se doubla d'une guerre civile qui déchira chaque ville et chaque village du pays en deux camps irréconciliablement opposés; le camp des classes exploiteuses et le camp des classes exploitées.

Ainsi, Tito et le Parti communiste yougoslave furent les seuls en Europe occupée à réussir ce qui aurait dû être la tâche de tous les communistes et de tous les marxistes révolutionnaires : transformer un mouvement de résistance de masse contre l'oppression et la surexploitation introduites par les occupants impérialistes en une véritable révolution socialiste, en destruction du pouvoir de classe, de la propriété et de l'Etat de la bourgeoisie.

Staline ne se trompa guère. Il critiqua durement la création de brigades prolétariennes dans l'armée des partisans yougoslaves. Il critiqua le recrutement massif de prisonniers de guerre et de déserteurs italiens, allemands, bulgares, hongrois, par cette armée. Il reprocha à Tito de menacer la solidité de l'alliance avec les impérialistes anglo-américains par sa politique «extrémiste». Il réduisit au minimum l'ai de matérielle aux partisans. Il chercha à susciter des oppositions plus loyales au Kremlin au sein de la direction yougoslave. Il lui imposa, appuyant Roosevelt et Churchill, un compromis politique temporaire, avec la présence de ministres bourgeois au sein d'un gouvernement de coalition et un référendum sur la question de la monarchie.

Rien n'y fit. La guerre civile était trop profonde, la mobilisation de masse trop ample, le dynamisme révolutionnaire des partisans trop affirmé, pour laisser la place à une restauration de l'ordre bourgeois. Dès le référendum de 1945, ce qui subsista de l'Etat bourgeois fut balayé. La propriété capitaliste fut rapidement éliminée. La révolution socialiste triompha en Yougoslavie. Un Etat ouvrier, bureaucratiquement dégénéré dès ses origines, fut érigé dans ce pays.

L'opposant victorieux à Staline

De ce fait, le conflit avec la bureaucratie soviétique devint inévitable. Staline avait, à sa manière, de la suite dans les idées. Un parti communiste, même stalinisé dans son idéologie et ses méthodes, qui échappait au contrôle du Kremlin, c'était une brèche ouverte dans toute la forteresse bureaucratique, brèche par laquelle toutes sortes de «monstres» allaient s'infiltrer. Il fallait donc frapper et éliminer l'hérétique. Le Kominform fut créé à cette fin. L'excommunication eut lieu en 1948.

Mais se trouvant investi du pouvoir d'Etat, Tito et les communistes yougoslaves disposèrent d'une base matérielle pour résister victorieusement. Ils devinrent les premiers opposants à tenir tête avec succès à Staline, non seulement sur le plan des idées, mais sur celui du pouvoir. Malgré le blocus, malgré la tentative de susciter des mouvements insurrectionnels voire des attentats, malgré la concentration des armées soviétiques aux frontières de la Yougoslavie, la deuxième résistance yougoslave fut autant couronnée de succès que la première. Krouchtchev en débarquant en 1955 sur l'aérodrome de Belgrade, en demandant publiquement pardon des insultes et des calomnies lancées pendant sept ans contre Tito par la formidable machine de propagande orchestrée à Moscou, accorda au vieux dirigeant communiste yougoslave une satisfaction et un triomphe politique sans précédent dans l'histoire de l'URSS.

Pour pouvoir organiser avec succès leur résistance contre Staline - résistance éminemment progressiste, et qui a, en quelque sorte, officiellement ouvert la crise du stalinisme - Tito et ses compagnons ont dû lui trouver à la fois une base populaire plus large et un fondement théorique et politique dé-passant l'actualité conjoncturelle. A cette fin, ils ont fait machine arrière dans le domaine de la collectivisation forcée de l'agriculture, et adopté le système de l'autogestion ouvrière. Le communisme yougoslave s'identifia avec la formule : «Les usines aux ouvriers, la terre aux paysans. »

Les contradictions de l'autogestion yougoslave

Le système yougoslave d'autogestion ouvrière est une manifestation éclatante de la tendance de la révolution socialiste à effectuer, à l'échelle de l'histoire, une oeuvre d'autocritique de longue haleine, tendance que Marx avait prévue prophétiquement dans sa préface au «Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte». Il représente une correction du système de gestion bureaucratique consolidé en en URSS depuis la dictature stalinienne. Mais il n'en représente qu'une correction partielle.

D'abord, il fut octroyé par en haut, par une aide de la bureaucratie elle-même. Ses modifications et transformations successives se sont, pour l'essentiel, effectuées par des initiatives venues d'en haut, même si l'interaction entre ces initiatives et des mouvements au sein de la classe ouvrière s'est faite progressivement plus prononcé.

Ensuite, il est entaché d'une contradiction essentielle. L'autogestion limitée au seul domaine économique, encore essentiellement à celui des entreprises séparément, est largement vidée de sa substance potentielle, du fait de la survie du monopole du pouvoir politique dans les mains du PC yougoslave. La bureaucratie, d'abord, affaiblie sur le plan économique, peut prendre sa revanche sur le plan politique.

La thèse de Karadelj, théoricien titiste numéro 1, selon laquelle les partis politiques sont «au fond» incompatibles avec un système d'autogestion, n'est qu'un sophisme apologétique pour justifier dans les faits un régime qui continue à être celle du «parti unique», même s'il s'appelle Ligue et non Parti.

L'expérience yougoslave confirme ainsi, par la négative, la thèse programmatique de la Quatrième Internationale. Sans un pouvoir politique réel dans les mains de conseils des travailleurs démocratiquement élus, pas de véritable exercice du pouvoir ni économique ni politique par la classe ouvrière. Sans un système pluri-partidaire sans réelles libertés démocratiques pour l'ensemble des travailleurs, pas de véritable pouvoir des conseils ouvriers. l'acquis et ses limites.

Enfin, même sur le plan économique, les limites de l'autogestion yougoslave sont apparues rapidement. La nécessité d'une centralisation des décisions économiques est inéluctable au niveau actuel du développement des forces productives. Les dirigeants yougoslaves récusent la centralisation démocratique et consciente, par un congrès des conseils des travailleurs qui exerce effectivement le pouvoir suprême, - c'est-à-dire qu'ils récusent une articulation de l'autogestion selon le niveau où les décisions peuvent être prises effectivement et valablement. Ils la récuse non pour des raisons de cohérence doctrinale, mais parce qu'en tant que fraction de la bureaucratie, ils veulent à tout prix empêcher un pouvoir décisif dans les mains de la classe ouvrière. La fragmentation, le morcellement de cette classe reste la pré-condition du pouvoir qui subsiste dans les mains de la bureaucratie.

De ce fait, la centralisation empêchée au sommet s'impose plus ou moins spontanément par la base, c'est-à-dire par le marché et la concurrence. L'autogestion yougoslave s'incorpore de plus en plus le mythe du «socialisme de marché», avec toutes ses contradictions économiques, politiques et sociales flagrantes que la crise de 1968-1972 avait momentanément portées au paroxysme, avant tout une véritable «explosion» du chômage massif et de l'inégalité sociale, ainsi que du retour de l'accumulation primitive du capital dans les pores de l'économie socialisée.

Malgré le fait qu'elle est un produit de la bureaucratie et qu'elle est entachée de mille imperfections et contradictions, l'autogestion yougoslave n'en reste pas moins un pas en avant par rapport au système de gestion bureaucratique inauguré en URSS sous Staline et transplanté de là dans la plupart des Etats ouvriers. Son mérite principal, c'est d'assurer une marge d'autodéfense qualitativement supérieure à la classe ouvrière. Le nombre de grèves, de manifestations d'opposition ouvrière, la marge de la démocratie ouvrière, sont qualitativement supérieurs en Yougoslavie que dans tous les autres Etats ouvriers.

Certes, cette marge est loin d'être suffisante. La répression politique continue à sévir contre les tendances d'opposition, y compris les marxistes et communistes. Elle s'effectue souvent au déni cynique des principes mêmes de l'autogestion, comme ce fut le cas de la répression contre les professeurs de philosophie marxiste de l'université de Belgrade. Mais elle est réelle. Les travailleurs yougoslaves disent souvent avec fierté, que leur pays est le seul pays du monde où les directeurs ne peuvent pas licencier des travailleurs, mais où les travailleurs peuvent licencier des directeurs. Ce n'est pas encore le socialisme, ni même la démocratie socialiste. Mais c'est quand même un acquis qui n'est pas mince.

La Yougoslavie après Tito

La disparition de Tito laissera un pouvoir du PC yougoslave profondément ébranlé justement en fonction des contradictions du système d'autogestion yougoslave. Beaucoup de forces y agissent avec une relative autonomie. Beaucoup d'appétits sociaux et politiques antagonistes s'y manifestent presqu'ouvertement.

L'accentuation des inégalités sociales avait conduit, dans un pays multinational à l'exacerbation des conflits entre les nationalités. Aussi bien la direction du parti que la bureaucratie semblaient déchirées selon des lignes de clivages nationales. Seule l'armée était relativement unie, sous l'autorité bonapartiste de Tito.

Tito disparu, la tentation des uns d'accentuer le cours autonomiste, le risque de voir les autres accentuer une riposte centriste, pourraient susciter des interventions étrangères. Et la bureaucratie soviétique, et l'impérialisme américain (notamment avec son relais de l'OTAN en Italie) pourraient essayer de profiter d'une crise de régime en Yougoslavie pour modifier les rapports de forces en Méditerranée.

Par ailleurs, le conflit entre la classe ouvrière, d'une part, et les forces incarnant la remi-se en question bureaucratique de la planification et de l'emploi d'autre part, (qui suscitent à la limite des tendances à la restauration du capitalisme) se trouve de même aiguisé par la disparition de l'arbitre suprême.

Pour les marxistes yougoslaves comme pour le mouvement révolutionnaire international, il s'agit de comprendre l'enjeu des batailles à venir. Il faut défendre, l'acquis avec acharnement, défendre l'Etat ouvrier et l'autogestion contre tous leurs ennemis. Mais il faut les défendre par les méthodes d'indépendance de classe du prolétariat, qui s'inscrivent dans une bataille résolue pour le pouvoir politique et économique direct des conseils des travailleurs, démocratiquement centralisés, dans une bataille pour l'épanouissement plein et entier de la démocratie prolétarienne.

La Gauche, 20 mars 1980

 

Voir ci-dessus