La grande désillusion, il y a cinquante ans, s'appelait «Front Populaire»
Par Frank Slegers le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

1931. La crise économique frappe la France comme les autres pays capitalistes. La production industrielle chute de 25% en 1936. On compte pratiquement un million et demi de chômeurs complets ou partiels sur 10 millions de travailleurs. Les classes moyennes, les paysans, d'autres groupes sociaux, sont également durement touchés par la crise, eux aussi. La démocratie parlementaire est discréditée. Elle n'apporte aucune réponse à la crise économique. Elle est de surcroît minée par la corruption et les scandales financiers. Des groupes d'extrême-droite exploitent la situation.

Les ravages de la division

Le mouvement ouvrier est divisé. Le PCF, qui ne compte que 30.000 membres, est dynamique et bien organisé . Mais il suit une politique ultra-sectaire, dictée par Staline : socialistes et fascistes sont mis dans le même sac - des ennemis à abattre! Les socialistes (la SF10) ont 100.000 membres, mais sont faibles parmi les ouvriers d'usine. Le mouvement syndical est partagé sur le même modèle : d'un côté la CGT (700.000 membres, dont 200.000 ouvriers d'usine), de l'autres la CGT-U (200.000 membres, dominée par le PCF).

Février 1934. Un nouveau scandale financier, ('«affaire Stavisky» secoue le monde politique. Le 6 février, les groupes d'extrême-droite appellent à une manifestation, à Paris, contre le système parlementaire. Et contre le limogeage, par le gouvernement, du préfet de police de Paris -Chiappe - qui entretenait des relations avec l'extrême-droite. Réaction du PCF : il appelle à manifester «contre les bandes fascistes, contre le gouverne-ment qui les développe, et contre la social-démocratie qui, par sa division de la classe ouvrière, s'efforce de l'affaiblir».

Des affrontements violents opposent la police d'une part, les fascistes et les communistes de l'autre. On relève 20 morts et des centaines de blessés. Le gouvernement Daladier dispose d'une majorité parlementaire mais il démissionne. Sous la pression de la rue, un gouvernement d'union nationale est formé, présidé par M. Doumerguc. Cela provoque un véritable choc dans la classe ouvrière française. Celle-ci, dès lors, va imposer l'unité de ses organisations contre le péril fasciste.

L'aspiration unitaire dévoyée dans le Front Populaire

Le 9 février, une fois encore, le PCF manifeste seul. On compte 6 morts. Mais un tournant se produit. Le syndicat CGT appelle à une grevé nationale de protestation pour le 12 février, et la CGT-U, contrôlée par le PCF, se rallie à ce mot d'ordre! La grève est un succès inespéré : 4,5 millions de travailleurs se croisent les bras, 1 million de personnes manifestent. Le PCF s'associe à une manifestation de la social-démocratie, et c'est aux cris de «Unité! .Unité!» que les deux cortèges fusionnent ...

La politique sectaire du Parti Communiste avait mis fascistes et sociaux-démocrates sur le même pied. Cette politique avait été une cause déterminante de la victoire de Hitler en Allemagne. Staline n'en tire point la conclusion qu'il faut oeuvrer à l'unité du mouvement ouvrier, des communistes et des socialistes, contre le fascisme. Non, la conclusion de Staline est de chercher l'unité avec les ... capitalistes français contre les capitalistes allemands. En mai 1935, Staline signe un pacte avec Lavai, le chef du gouvernement français. Par ce pacte la bureaucratie stalinienne approuve explicite-ment la politique d'armement de la bourgeoisie française contre l'Allemagne. Ce pacte constitue évidemment un piège pour la classe ouvrière française. Celle-ci était ainsi invitée à soutenir la politique d'armement de «sa» bourgeoisie contre l'Allemagne, au lieu de s'adresser aux travailleurs allemands pour former avec eux un front contre la guerre mondiale menaçante.

C'est en juin 1934 que le PCF abandonne son cours sectaire. En juillet 1934 il conclut un accord anti-fasciste avec les socialistes. Mais le PCF veut élargir le front aux Radicaux. Les Radicaux constituent, à l'époque, le plus grand parti du patronat français. Son électorat se recrute dans la paysannerie et la petite bourgeoisie des villes. Rongé par la corruption et les scandales, il occupe le pouvoir depuis des lunes. Argument du PCF : l'alliance avec les Radicaux soustraira la base petite-bourgeoise de ce Parti à l'influence des fascistes ...

Le 10 octobre 1934, Thorez, dirigeant du PCF, appelle à la formation d'un «Front Populaire du travail, de la Liberté, et delà Paix.» La formation d'un Front Populaire avec les Radicaux se heurte à une opposition de la gauche socialiste. Celle-ci argumente : ce n'est pas au moment où la petite bourgeoisie quitte le Parti Radical qu'il faut conclure une alliance avec ce Parti; une unité ouvrière combative pourrait, au contraire, gagner la petite-bourgeoisie aux partis ouvriers. Mais la gauche socialiste est battue au congrès de Mulhouse de la SFIO, en juin 1935. Les propositions du PCF, on s'en doute, étaient directement in-spirées par Staline qui souhaitait une alliance avec la bourgeoisie française.

Une dynamique inattendue dans les masses

Un Front Populaire est donc formé, au sommet, entre les Socialistes, les Radicaux et les Communistes. Sur base d'un programme qui ne donne en rien satisfaction aux revendications des travailleurs (les Radicaux s'y opposeraient). Mais cette unité au sommet des directions ouvrières avec la bourgeoisie a pour conséquence, à la base, de souder l'unité des travailleurs. La division entre socialistes et communistes est abolie. Du coup, l'auto-assurance des travailleurs croît de façon colossale. Le 14 juillet, ils sont 500.000 à défiler dans les rues de Paris. En mars 1936, les deux organisations syndicales avaient fusionné en un syndicat qui allait gagner, en trois mois de temps. 250.000 nouveaux membres! Le 1er niai 1936, Paris compte 250.000 grévistes; Renault est en grève, pour la première fois depuis 20 ans.

Cette confiance accrue de la classe ouvrière en ses propres forces se révèle aussi lors des élections du 3 mai 1936. Le Front Populaire remporte les élections. Globalement, les trois partis qui le composent ne progressent guère, mais un glissement énorme s'opère au détriment des Radicaux, en faveur des Socialistes et des Communistes. Léon Blum, le leader des Socialistes, devient, contre toute attente, le chef du gouvernement. Cette victoire électorale a en retour un écho considérable dans les entreprises : les travailleurs ont gagné les élections, pourquoi se laisseraient-ils plus longtemps marcher sur les pieds au boulot?

Les grèves et les accords de Matignon

En moins d'un mois, un énorme mouvement de grèves se développe. Sa caractéristique: le recours systématique aux occupations d'usines. Le centre de gravité du mouvement est la métallurgie et la région parisienne. Mais partout où les grèves éclatent-elles sont totales. Partout on occupe. Partout les travailleurs reçoivent le soutien des classes moyennes. Partout les cadres et les employés appuient les grèves. La classe ouvrière déploie une force colossale qui attire toutes les autres couches (opprimées) de la société. Déjà au cours des mois précédents la conscience de soi de la classe ouvrière avait eu des effets dans les autres groupes sociaux, dégonflant la baudruche fasciste.

Le patronat panique, mais il n'est pas le seul. Blum déclarera plus tard que ces grèves, au moment précis où il devenait chef du gouvernement, constituaient pour lui une gifle. Le PC non plus ne voit pas d'un bon oeil ce mouvement qui, par sa force, menace les bases même de l’Etat Bourgeois Le PC, en effet, est avant tout soucieux de suivre les consignes de Staline, qui veut une alliance avec la bourgeoisie française contre l'Allemagne.

Par les accords de Matignon, les travailleurs reçoivent des concessions substantielles : hausses de salaire de 7% à 15% (avec une adaptation spéciale des salaires les plus bas); semaine de 40 heures; congés payés, conventions collectives, etc ... Ces revendications ne figurent pas au programme du Front Populaire : ce sont autant de concessions, lâchées pour éviter un péril plus grave. Des concessions qui se révèlent insuffisantes. Les accords de Matignon sont conclus le 8 juin, mais le 11 juin on compte encore 2 millions de grévistes. Le mouvement continue à s'étendre. C'est alors que le PCF est envoyé en première ligne pour arrêter les grèves et que, par la bouche de Maurice Thorez, il lance le fameux slogan : «II faut savoir terminer une grève»

La bourgeoisie se venge...

Sociaux-démocrates et PC vont, ensemble, être capables de briser les grèves. Le patronat fait des concessions considérables, dans le but de garder son pouvoir. C'est à travers ces événements de 1936 que le mouvement ouvrier français prend sa forme actuelle. Après '36, les syndicats comptent 4 millions de membres, 5 millions en 1937. Le PC et les socialistes comptent chacun, après '36, plus de 200.000 membres; le PC conquiert la majorité parmi les ouvriers d'usine et atteint rapidement les 380.000 membres. Mais la bourgeoisie garde les rênes du pouvoir. Elle va, rapidement, prendre sa revanche : les hausses salariales récemment concédées seront mangées par l'inflation, le gouvernement Blum sera saboté économiquement et finalement classé, la droite reviendra au pouvoir ce qui, en fin de compte, débouchera sur la deuxième guerre mondiale et le régime de Pétain.

La Gauche, février 1986

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