Sur le stalinisme
Par François Vercammen et Jacques André le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Un dossier composé d'un recueil d'article sur les origines et la nature du stalinisme, les procès de Moscou et le stalinisme en Belgique

De Lénine à Trotsky, la lutte contre la bureaucratie

Cinq ans après la révolution d'octobre, des déformations bureaucratiques naissantes marquent l'Etat soviétique et le Parti bolchevique. De tous les dirigeants révolutionnaires russes, Lénine est celui qui comprend le mieux l'énormité du danger bureaucratique pour le pouvoir des travailleurs. Le dernier combat de Lénine, celui qu'il mène fin 1922-début 1923, est presque entièrement dirigé contre ce fléau.

Le dernier combat de Lénine

Dans une série de textes destinés au Parti, dans des articles de journaux, Lénine dénonce «le marais bureaucratique dans lequel s'est enlisée la révolution»; il propose aussi des solutions radicales.

Premièrement, Lénine propose de réformer complètement l'Inspection Ouvrière et Paysanne. Cet organisme, dirigé par Staline, a été conçu pour enquêter sur tous les travers bureaucratiques des institutions et des responsables soviétiques jusqu'au plus haut niveau. En théorie tout citoyen soviétique peut se plaindre à celle Inspection; en pratique l'Inspection elle-même est devenue une machine bureaucratique.

Deuxièmement, Lénine considère que certains dirigeants bolcheviques se comportent de manière chauvine à l'égard des nations autrefois opprimées dans l'empire tsariste. Il dénonce en particulier Staline qui est intervenu de manière extrêmement brutale dans les affaires du Parti Communiste et de la République soviétique de Géorgie.

Troisièmement, Lénine estime que tout en maintenant un commerce et une production agricole privées il faut encourager les paysans à s'organiser volontairement en coopératives pour éviter de développer des tendances à la restauration du capitalisme.

Quatrièmement, Lénine veut renforcer le poids des ouvriers de production dans la direction du Parti. Il propose de doubler les effectifs du comité central en y élisant plus de 50 nouveaux membres ouvriers d'industrie (ainsi qu'un certain nombre de paysans «simples»).

Cinquièmement Lénine propose de démettre purement et simplement Staline du poste de secrétaire général du Parti qu'il occupe depuis moins d'un an. Lénine sait que ses propositions ne vont pas passer comme une lettre à la poste dans le parti, notamment parce que son poste de secrétaire général donne à Staline une influence. Il propose dès lors à Trotsky de faire bloc avec lui pour gagner la majorité au 12ème congrès, prévu pour avril 1923.

Hélas, Lénine, paralysé par une thrombose, sera absent du congrès et mourra en janvier 1924. Quant à Trotsky, il ne mène pas la bataille. A cette époque, Trotsky ne prend pas la mesure exacte du danger bureaucratique. Il analyse la bureaucratie dans une série de textes pénétrants (« Cours Nouveau », fin 1923) mais il n'entame pas une véritable lutte politique et organisationnelle dans le Parti.

L'opposition de 1926

En 1926, les anomalies bureaucratiques dénoncées par Lénine ont pris des proportions inquiétantes. Trotsky se lance alors dans la bataille. Il s'allie à deux autres membres prestigieux de la direction du Parti, Zionviev et Kamenev, pour convaincre le congrès du Parti de corriger fondamentalement les déformations bureaucratiques et les graves erreurs politiques commises tant en politique intérieure qu'internationale.

L'Opposition des Bolcheviks - Léninistes (c'est ainsi qu'elle s'appelle) défend une plate-forme qui comporte notamment les propositions suivantes: revitaliser les syndicats comme instruments de défense des ouvriers en donnant plus de place dans leurs directions aux ouvriers de production et en les rendant indépendants des directions d'entreprises et des administrations de l'Etat; améliorer les salaires et les conditions de travail; développer les coopératives paysannes sur une base volontaire (coopératives et fermes d'Etat n'exploitent que 2,8% des terres cultivées); s'appuyer sur le paysan pauvre et non sur le paysan riche (jusque là le mot d'ordre officiel à l'égard des paysans riches est «enrichissez-vous»): augmenter le rythme du développement industriel notamment pour satisfaire les besoins des paysans en machines agricoles et des ouvriers en biens de consommation durables; revitaliser les conseils ouvriers et paysans (les «Soviets») comme instruments du pouvoir populaire; abandonner toute politique chauvine à l'égard des nations minoritaires; augmenter le nombre d'ouvriers dans le parti et démocratiser sa vie interne; faire de même dans les Jeunesses Communistes.

Sur le plan international, l'Opposition demande d’augmenter l'aide aux révolutionnaires dans le monde et en particulier en Chine où la politique de Staline a conduit au massacre des communistes par son allié Tchiang Kaishek.

Ces propositions sont soutenues par 83 dirigeants bolcheviks de la première heure (notamment Kroupskaïa, la veuve de Lénine). La plate-forme est signée par 3.000 membres du Parti dans des conditions de répression déjà bien réelles. Les partisans de l'Opposition sont estimés à 30.000, ce qui est énorme vu la répression.

La défaite et la déportation

Les chances de réussite de cette Opposition sont réelles, car la couche bureaucratique n'a pas encore tué le Parti de Lénine. Mais les dirigeants de l'Opposition n'auront pas la possibilité de s'exprimer devant le congres du Parti. Staline, sentant le danger, les a d'avance fait exclure du Parti par la majorité du comité central, qu'il contrôle. Face à cet échec, une partie de leurs partisans capitulent et sont réintégrés temporairement (ils seront exécutés en 1936 suite au premier procès de Moscou). Trotsky et la plupart des ses partisans continuent indéfectiblement la lutte révolutionnaire, dans des conditions de répression de plus en plus féroces.

Dès janvier 1928, Trotsky est placé en résidence surveillée à des milliers de kilomètres de Moscou. Fin 1928, plus de 6.000 Trotskystes sont déportés en Sibérie. Dans les camps de déportation, les trotskystes et d'autres communistes qui n'ont pas capitulé restent très actifs. Manifestations, grèves de la faim quelques fois victorieuses, travaux théoriques, accompagnent leur bataille pour être réintégrés dans le Parti sans devoir renier leur position.

A partir de mars 1938, Staline passe à la «solution finale» de l'irréductible opposition trotskyste. Les déportés sont appelés à creuser leur propre tombe et sont exécutés à la mitraillette au bord de celle-ci. Ces exécutions collectives durent deux mois. Seuls quelques oppositionnels en réchapperont.

Le rôle irremplaçable de Trotsky

Trotsky a sans doute tardé à comprendre le danger bureaucratique. Mais à partir de 1926 et jusqu'à son assassinat par un agent de Staline (1940), il lui revient d'avoir mené une bataille sans relâche pour réformer l'Etat soviétique, puis lorsque celui-ci a dégénéré dans les années 30, pour préparer la révolution politique afin que les travailleurs reprennent l'exercice du pouvoir, tout en maintenant la propriété collective des moyens de production.

En même temps, face au danger d'intervention impérialiste, Trotsky a toujours soutenu l'URSS et appelé les travailleurs à défendre la patrie soviétique. Il revient aussi à Trotsky d'avoir fourni une analyse achevée de l'Etat soviétique des années 1930 (« La Révolution Trahie » 1936).

Jacques André

La Gauche n°10, octobre 1986


Les procès de Moscou, ou le Parti de Lénine assassiné

Le premier grand procès de Moscou commence le 19 août 1936, le dernier a lieu en mars 1938. En tout. 55 accusés y comparaîtront. Plus des 4/5èmes d'entre eux seront exécutés le lendemain de la sentence. Si l'événement, à l'époque, capte l'attention du monde entier, c'est que les accusés ne sont pas n'importe qui. La plu-part d'entre eux sont des dirigeants de tout premier plan du Parti Communiste au pou-voir, des hommes qui ont commencé leur combat sous la dictature tsariste et qui ont payé leur engagement révolutionnaire par des années de prison, de déportation et d'exil avant la victoire des travailleurs en 1917.

Des crimes odieux et invraisemblables

De quoi ces hommes sont-ils accusés? Des crimes les plus odieux et les plus invraisemblables à la fois. Boukharine par exemple. Boukharine (1888 - 1938) est militant du parti bolchevik depuis 1906. Deux fois ; arrêté par la police tsariste, il émigre en 1910. Membre du comité central du Parti de Lénine entre 1917 et 1938, il est le principal dirigeant aux côtés de Staline entre 1926 et 1930. le rédacteur en chef de la «Pravda», et le président de l'Internationale Communiste entre 1926 et 1929.

Eh bien, Boukharine est accusé d'avoir organisé en 1918 un complot pour assassiner Lénine! Le compte-rendu sténographique officiel des débats du 3e procès de Moscou dira en effet : «Ainsi qu'il ressort des matériaux de l'instruction, Boukharine et tes autres conspirateurs avaient pour but de renverser le gouvernement des Soviets, de faire arrêter et assassiner V. Lénine, J.Stalin. I.Sverdlov, et de former un gouvernement composé de Boukhariniens ainsi que de trotskystes et de socialistes-révolutionnaires».

D'autres accusés du troisième procès sont déclarés avoir travaillé pour des services étran- gers d'espionnage depuis le début des années '20. Trotsky est absent des procès. Pas par hasard. Il avait été déporté en Sibérie par Staline en 1927, puis expulsé d'URSS en 1929. Trotsky (1879-1940) a aussi une carrière prestigieuse de révolutionnaire. Déporté par la police tsariste en 1890, il s'évade, émigré, et rencontre Lénine à l'étranger. Président du Soviet de Saint Pétersbourg (la capitale de la Russie tsariste) en 1905, il est à nouveau déporté, et s'évade à nouveau. Il adhère au Parti bolchevik en 1917, et redevient président du Soviet de la capitale.

Dirigeant de l'insurrection d'Octobre, il est le principal leader à côté de Lénine de 1917 à 1924. Il fonde et dirige l'Armée rouge en tant que ministre de la défense de 1918 à 1925. Il est membre du comité central de 1917 à 1927. Jusqu'à son assassinat en août 1940, Trotsky restera un opposant irréductible à la bureaucratie stalinienne en même temps qu'un défenseur inconditionnel de l'URSS face à l'impérialisme.

Voici ce que dit de cet homme le compte-rendu officiel des procès : «Sa liaison avec la Gestapo a été amplement démontrée pendant les procès du centre terroriste trotskyste- zinoviéviste. en août '36 et du centre trotskyste en janvier 37 (...) ». L'instruction a établi d'une façon précise que Trotsky était « lié au service d'espionnage allemand dès 1921 et avec L'Intelligence Service anglais depuis 1926 »...

Les accusés auraient ainsi reçu le soutien des puissances impérialistes (Allemagne, Japon, Angleterre) pour renverser le gouvernement soviétique. En échange de quoi ils auraient promis à ces puissances de leur laisser plus de 50% du territoire de l'URSS (toujours selon le compte-rendu officiel)…

Ce n'est pas tout : Boukharine, Krestinsky, Trotsky et les autres inculpés sont accusés d'avoir fait assassiner 3 dirigeants du Parti Communiste ainsi que l'écrivain Maxime Gorky !

Les boucs émissaires

Que cachent ces accusations incroyables? On trouve une indication de réponse dans le fait que, lors de chaque procès. les accusés confessent avoir organisé d'énormes sabotages économiques. Par exemple: avoir répandu des épidémies dans le cheptel de républiques entières, avoir désorganisé des réseaux de distribution de nourriture, ou de combustible, avoir bloqué le bon fonctionnement de l'administration des impôts. Autrement dit : tous les maux dûs aux méthodes de gestion et aux décisions politiques de la bureaucratie sont mis sur le dos de boucs émissaires. Un élément-clé dans ce cadre est la collectivisation forcée de l'agriculture dans les années 1929- fit 1930. Des accusés iront même jusqu'à confesser avoir « mis du verre pilé et des clous dans d'énormes quantités de beurre qui déchiraient la gorge et l'estomac du peuple» (compte-rendu officiel).

Des aveux extorqués, des militants brisés

Comment des militants révolutionnaires chevronnés ont-ils pu en arriver à confesser des crimes qu'ils n'avaient jamais commis? N. Kroutchev donnera la réponse dans son fameux rapport au 20èmc congrès du Parti, en 1956 (le congrès de la déstalinisation, 3 ans après la mort de Staline). Il déclarera : «Souvent, incapables de supporter plus longtemps des tortures barbares, ils s'accusaient eux-mêmes (sur l'ordre des juges d'instruction - des falsificateurs) de toutes sortes de crimes graves et invraisemblables.» Et il ajoutait : «Aujourd'hui, après examen des cas de certains de ces soi-disant «espions» et «saboteurs» on découvre que tous leurs procès avaient été fabriqués. Les aveux de culpabilité de nombre de ceux qui avaient été arrêtés et accusés d'activités hostiles avaient été obtenus à t'aide de tortures cruelles et inhumaines». (Kroutchev, Souvenirs, Edit. Laffont, 1971, p. 531,537).

Des livres comme «Le zéro et l'infini» (Alfred Koestler) ou des films comme «L'aveu» (Costa-Gravas) ont montré la mécanique des procès de Moscou ou de leurs imitations hongroises et thèques. Ces livres et ces films sont des oeuvres de fiction, même s'ils sont rigoureusement corrects comme «L'aveu». Mais les textes officiels, comme le texte du rapport Kroutchev et les compte-rendus sténographiques des débats des trois procès de Moscou parlent d'eux-mêmes.

Les procès sont solidement mis en scène, chaque accusé doit apprendre son texte par coeur et n'est présenté au tribunal que s'il fait aveux auparavant. C'est ainsi que ne comparaissent que des hommes brisés. Beaucoup d'oppositionnels de premier rang ne passeront pas en procès parce qu'ils auront refusé d'avouer. D'autres mourront pendant l'instruction.

Malgré toutes les précautions prises par les metteurs en scène de ces procès, il arrive que la machine grippe. C'est ainsi que Krestinski, accusé du 3ème procès de Moscou, militant de l'opposition trotskyste jusque 1927, se rebellera au début de son procès. Il commencera par nier farouchement sa culpabilité pendant toute la première journée du procès. Et quand le procureur lui demandera pourquoi il a fait des aveux pendant l'instruction, Krestinski répondra : «Si je ne l'avais pas fait, je n'aurais jamais pu comparaître devant le tribunal.» Mais le lendemain, Krestinsky sera redevenu docile (grâce à quelles tortures?). Il déclarera : «Hier, sous l'empire d'un sentiment fugitif et aigu de fausse honte dû au fait que je me trouve sur le banc des accusés (...), le tout aggravé par mon état maladif, je n 'ai pu dire la vérité, dire que j'étais coupable. Et au lieu de dire: oui, je suis coupable, j'ai répondu presque machinalement: non, je ne suis pas coupable» (compte-rendu, p 169). Dans ces procès, il n'y eut jamais d'autre preuve que la «confession».

Le parti de Lénine détruit

Du point de vue politique, l'impact des procès ne saurait être sous-estimé. Tous les principaux collaborateurs de Lénine (mort en 1924), tous les principaux dirigeants de la période 1917-25 sont exécutés ou poussés au suicide. Trotsky sera finalement assassiné par un agent de Staline en août 40. Joseph Staline sera alors un des 3 seuls survivants du Comité central du parti de 1917 (les deux autres survivants ne jouant plus qu'un rôle insignifiant).

Comment expliquer cette incroyable boucherie? La version donnée par le parti Communiste d'Union Soviétique en 1956 consiste à tout ramener à la personne de Staline. Il serait devenu un autocrate brutal organisant lui-même son propre culte. En réalité, Staline n'était que le dirigeant d'une couche bureaucratique qui s'était attribuée progressivement le contrôle du pouvoir au détriment des travailleurs soviétiques ...

Staline, avec des méthodes autocratiques réelles, représentait l'intérêt collectif de cette bureaucratie. Celle-ci n'avait rien de commun avec les militants révolutionnaires d'avant et d'après '17. Il lui fallait donc les éliminer et les désigner aux yeux des masses comme les responsables de tout ce qui n'allait pas. Le mécontentement était profond dans la jeunesse (y compris et surtout dans la jeunesse communiste), parmi les ouvriers et parmi les paysans. La bureaucratie a pris des mesures radicales pour limiter au maximum l'expression de ce mécontentement. Les procès de Moscou prennent toute leur dimension quand on sait qu'ils s'accompagnaient d'une terreur de masse exercée contre la population. Ce sera l'objet de notre prochain article.

Jacques André

La Gauche, août 1986


Staline écrase la classe ouvrière. Derrière les procès de Moscou, l’envol de l'inégalité sociale

La terreur sous le régime stalinien entre 1928 et 1935 a représenté un coup dur pour le socialisme : 15 à 20 millions de morts, dont 600.000 membres du Parti Communiste (1). Cette hécatombe semble à première vue le résultat d'un délire de la persécution et d'une soif de pouvoir. Mais les vraies raisons sont plus profondes; la terreur stalinienne a une fonction sociale : établir définitivement les privilèges de la caste bureaucratique.

1917: La révolution socialiste triomphe

1917 marque le triomphe de la révolution socialiste en Russie. Un appareil d'Etat prolétarien, basé sur des conseils ouvriers démocratiquement élus - les «soviets» - remplace l'appareil d'Etat bourgeois avec son armée, sa police, ses tribunaux, et son administration. Les patrons sont expropriés et les travailleurs sont les maîtres des usines nationalisées. La planification centralisée et contraignante rend possible la satisfaction des besoins des classes laborieuses à la ville et à la campagne.

Qu'on ne s'y trompe pas : l'URSS du début des années '20 n'est pas un paradis pour autant. Le nouvel Etat part avec un handicap terrible: 6 années de guerre civile ininterrompue, d'invasion impérialiste et de sabotage économique, entre 1914 et 1920, ont laissé l'économie sur le flanc.

Néanmoins le niveau de vie des travailleurs, en 1927, est de loin supérieur à ce qu'il était en 1913. La quantité et la qualité de l'alimentation sont par exemple plus élevées à cette époque pour l'ensemble de la population que pour les typographes en 1913. Or ces derniers constituaient la couche la mieux rémunérée du prolétariat. La durée du travail est passée de 9H à 7H30 par jour. La législation soviétique du travail est plus développée que dans des pays qui, comme l'Allemagne ou l'Angleterre, connaissent un mouvement syndical puissant. (2)

Inégalité sociale : bureaucratie et classe ouvrière

La conquête du pouvoir politique va mettre brutalement un terme à ce progrès social. Par sa gestion bureaucratique de l'économie, la bureaucratie va provoquer entre 1928 et 1938 le gaspillage, le désordre et de véritables catastrophes économiques : collectivisation brutale de l'économie et industrialisation super-rapide en sont les principales. Par ailleurs, les travailleurs seront victimes d'une politique d'inégalité sociale croissante.

Staline est le dirigeant de centaines de milliers de fonctionnaires qui ne sont plus désignés par la base depuis belle lurette et qui n'ont qu'une préoccupation : faire carrière et obtenir un niveau de vie aussi élevé que possible. En 1935, la pyramide hiérarchique de la «nomenklatura», la liste officielle des emplois avec description des salaires et des droits correspondants, se présente de la façon suivante : 55.000 hauts fonctionnaires dans les bureaux centraux de l'Etat et du Parti (administration, armée, parti, syndicats); 17.000 fonctionnaires directeurs d'entreprises; 250.000 cadres techniques et administratifs; 250.000 cadres intermédiaires du Parti; 250.000 cadres intermédiaires des syndicats; 860.000 «spécialistes»; 1 million de cadres des entreprises collectives de production agricole.

Il y a donc au total 2.682.000 bureaucrates «privilégiés». II faut y ajouter quelques 2 millions de cadres inférieures du parti et 5 à 6 millions d'ouvriers de production privilégiés, des gens, qui, grâce à un «piston» quelconque, jouissent d'un niveau de vie supérieur à la moyenne ouvrière (3).

Cette société officiellement «en route vers le socialisme», offre donc le spectacle d'une inégalité sociale considérable. Selon un rapport officiel, de la Commission d'Etat du Plan, préparé par Kouïbitchev, membre du Bureau Politique en janvier 1935, l'inégalité des salaires se présente comme suit: femmes 70 à 90 roubles; ouvriers manuels 100 à 120 roubles; ouvriers peu qualifiés 250 à 400 roubles; stakhanovistes ou «ouvriers de choc» 500 à 2.000 roubles; ingénieurs 400 à 800 roubles; fonctionnaires 5.000 à 10.000 roubles (4). Un fonctionnaire supérieur gagne donc 143 fois plus qu'une ouvrière!

Mais ceci ne dit rien encore de la véritable différence de niveau de vie. Car les privilèges bureaucratiques se caractérisent notamment par l'importance des «avantages» en nature: approvisionnement prioritaire; meilleure qualité de l'alimentation, des vêtements, des habitations, des soins de santé, des vacances, maisons de campagne, autos petites ou grandes, avec ou sans chauffeur... (5)

Lénine et Trotsky avaient pris la précaution de faire voter une série de lois contre la corruption et le «pistonnage». Ces dispositions ont été écartées les unes après les autres lorsque Staline, en 1928, a entamé sa campagne contre les «tendances petites-bourgeoises à l'égalité.» Un premier sommet de cette campagne a été le discours très remarqué du 23 juin 1931, au cours duquel Staline a exalté les privilèges des cadres et de l'intelligentsia et s'est présenté comme le défenseur de ces couches.

Un décret de 1932 a ensuite supprimé le «maximum communiste», une mesure introduite par Lénine et qui autorisait le cumul des fonctions mais interdisait le cumul des rémunérations. Du temps de Lénine, un militant communiste ne pouvait gagner plus que le salaire moyen d'un ouvrier d'industrie. Staline a aboli cette règle de sorte qu'un ouvrier devenant permanent de sa cellule d'entreprise, par exemple a pu d'un seul coup doubler son salaire! En 1934 il a été décidé que la «nomenklatura» aurait la priorité pour l'achat de produits de première nécessité. Une mesure qui prend tout son sens lorsqu'on sait que la famine régnait en URSS en 1932-33...

L 'exploitation des travailleurs

Aucune classe ouvrière ne s'incline spontanément devant une telle injustice sociale. Or la classe ouvrière russe était puissante : 29 millions de salariés et 56 millions d'habitants des villes. Cette force politique potentielle faisait peser une menace permanente sur la dictature bureaucratique et ses privilèges. Il fallait donc prendre d'autres mesures, plus sévères encore, contre la classe ouvrière. Celle-ci devait être socialement, politiquement et organisationnellement divisée, «atomisée».

A partir de 1928, toute une série de mesures sont prises dans ce sens. Elles sont concentrées, en 1932, dans un nouveau code du travail, une législation quasi-fasciste. Les écarts de salaires entre ouvriers de production masculins prennent des proportions colossales : de 100 à 2.000 roubles (comparez avec le rapport Kouïbitchev)! En Belgique aujourd'hui cela signifierait qu'un ouvrier qui gagne 20.000 F par mois pourrait avoir un «camarade de travail» gagnant 400.000 F!

En 1932, les primes à la pièce octroyées par les contre-maîtres sont généralisées. En 1939, 75% des travailleurs sont soumis à ce système. En 1930, le droit pour le travailleur de donner son préavis à son entreprise est supprimé. Le travailleur qui quitte son entreprise est privé du droit aux allocations de chômage et de sa carte de ravitaillement. Trois jours d'absence injustifiée au travail sont punis légalement de l'interdiction d'encore obtenir un emploi.

Le décret du 15 novembre 1932 permet même le licenciement automatique, après un jour d'absence injustifiée! La carte de ravitaillement est dans ce cas retirée et le travailleur et sa famille sont expulsés du logement de l'entreprise. La nouvelle législation du travail est couronnée par l'introduction d'un livret de travail dans lequel le directeur note ses observations à l'intention des futurs employeurs. Sans ce document ignoble, pas moyen de trouver un emploi.

Conclusion

La liste est loin d'être close. Il s'agit en effet d'un véritable système. Sous le capitalisme, ce sont les lois du marché et le chômage qui font en sorte que le travailleur soit maintenu sous le joug quotidien de la course au profit par les patrons. Mais dans les pays non-capitalistes (Etat ouvrier), les lois économiques agissent de façon totalement différente. Pour introduire l'inégalité dans un tel système, une dictature bureaucratique brutale est indispensable. C'est cela, le stalinisme : une contre-révolution politique qui a enlevé le pouvoir à la classe ouvrière et établi les privilèges d'une couche parasitaire de bureaucrates.

F. Vercammen

La Gauche, 23 septembre 1986

Notes:

(1) R. Conquest, La Grande terreur, Paris

(2) J.Sapir, Travail et travailleurs en URSS, Paris 1984

(3) P. Broué, le Parti bolchevik, page 332

(4) idem page 123

(5) Voziensky, La nomenklatura. Livre de Poche


Le stalinisme en Belgique

Lors de sa fondation, le parti Communiste belge compte 500 membres. Sa direction n'a pas de tradition marxiste. Le parti, politiquement, manque de cohérence. Le groupe autour de War Van Overstraeten puise son caractère révolutionnaire et internationaliste dans des conceptions pacifistes et anarchistes. Le groupe autour de Jacquemotte dispose d'une implantation syndicale mais est, politiquement, réformiste de gauche. Pendant la première guerre mondiale, Jacquemotte siégeait dans le Comité National d'Aide et de Ravitaillement, à côté des dirigeants du POB social-démocrate et du Grand Capital. L'impulsion de ce comité venait de M.E. Franqui, de la Société Générale.

Staline brise le PCB

L'affrontement entre l'opposition de gauche et la bureaucratie stalinienne en URSS aura des conséquences aussi pour la classe ouvrière belge. En 1925-1927, le PCB est réorganisé «à la russe»; c'est la «bolchévisation», qui menace de disloquer le Parti.

Tout de suite après, Staline scissionne tous les Partis Communistes, dans le but d'en faire des instruments dociles de sa politique. En Belgique cela ne va pas sans mal. Les forces de gauche, révolutionnaires, disposent dans le parti d'une majorité étroite mais solide, finalement, en 1928, le Parti est scissionné, à coup de falsifications de votes, de menaces, de bagarres et de chantage.

Cet événement aura des conséquences dramatiques pour la construction d'un parti ouvrier révolutionnaire en Belgique. Les forces les plus dynamiques rejoignent l'opposition de gauche, qui est exclue. Mais cette opposition se révèle incapable de former un véritable parti. Le PCB de son côté est considérablement affaibli en termes de cadres, de direction, et d'implantation syndicale. Mais il demeure, du moins aux yeux des masses, le «vrai» représentant de la tradition révolutionnaire d'Octobre.

Collaboration avec la bourgeoisie

1932-1936 : la lutte de classe s'aiguise en Belgique. L'avant garde des travailleurs, de la jeunesse et des intellectuels se tourne vers l'URSS. Donc vers le PCB. Seule exception à ce ralliement: les mineurs de Charleroi et du Borinage. La force d'attraction du PCB ne découle nullement d'une ligne révolutionnaire correcte mais bien de la trahison du Parti Ouvrier Belge, le POB, et dé l'image de l'URSS perçue comme «bastion de la paix et de l'anti-fascisme».

Entre 1928 et 1941, les zigzags imposés par Staline au PCB sont innombrables. De 1928 à 1934, l'ennemi principal du PCB est la social-démocratie, qualifiée de «social-fasciste». Après 1934, c'est l'unité avec la social-démocratie qui est à l'ordre du jour, mais dans le cadre d'un «Front Populaire» de collaboration avec la bourgeoisie libérale. La lutte pour le socialisme est mise de côté. Car l'ennemi principal, tout à coup, devient le fascisme. Le PCB vote les crédits militaires du capitalisme belge.

Nouveau tournant: en 1939: un mois après le 7èmc congrès du PCB, qui se termine sur le slogan «Défense de la patrie contre Hitler», Staline conclut un pacte d'amitié avec Hitler! Dans un télégramme à Von Ribbentrop. le ministre des affaires étrangères de Hitler, Staline écrit, en août 1939: «l'amitié entre les peuples d'Allemagne et d'Union soviétique, soudée dans le sang à toutes les raisons d'être durable».

Quand les troupes de Hitler envahissent la Belgique et les Pays Bas en 1940, Molotov, ministre des Affaires étrangères de Staline, envoie au général nazi Von Schulenberg un télégramme dans lequel il félicite «le succès éclatant de l'armée allemande». Le PCB cherche même à établir le contact avec l'occupant allemand pour pouvoir continuer à travailler légalement; il qualifie la France et l'Angleterre de «fauteurs de guerre»...

Le 21 juin 1941, Hitler envahit l'URSS. En 24 heures, l'Allemagne et le fascisme redeviennent l'ennemi principal. Et le PCB va collaborer à fond avec la bourgeoisie belge et son drapeau tricolore.

1944: l'occasion manquée

La politique de PCB, on le voit, n'a jamais ressemblé ni de près ni de loin, à celle du PC russe sous Lénine. Entre 1921 et 1928, le PCB manque de maturité, l'expérience, l'implantation dans les entreprises, de formation et de clairvoyance politiques. A la recherche d'une stratégie révolutionnaire, i commet de lourdes erreurs politiques.

Après 1928, la politique du PCB n'est plus orientée vers la révolution socialiste. Le Parti est victime de la politique stalinienne d'alliance avec la bourgeoisie internationale. Dans la lutte de classe quotidienne, toutefois, le PCB reste radical. Ses cadres et ses militants sont extrêmement dévoués et volontaires, de même d'ailleurs que les trotskystes et les militants ouvriers du POB de cette époque.

En 1944, le PCB voit une chance unique s'offrir à lui. Hitler est tombé. L'Année Rouge est très populaire et les socialistes du POB sont pratiquement rayés de la carte parce qu'ils ont capitulé en 1940 face aux nazis. Le PCB, acteur principal de la Résistance, est à la tête de l'avant-garde ouvrière. Il compte 9.000 militants en 1939 et 100.000 en 1944. Electoralement, le nouveau PSB reste plus fort que le PCB, mais le PCB est le parti de l'avant-garde.

La politique stalinienne d'alliance avec le camp impérialiste triomphant sera fatale au PCB. Très vite il retourne à la marginalité, ne conservant que quelques positions de force syndicales. Cause de cette dégringolade: sa politique active de collaboration de classe entre 1944 et 1946. Les dirigeants du PCB siègent dans un gouvernement d'«union nationale» avec le PSB, le PSC et les libéraux, il aide à désarmer les partisans de la Résistance et à briser des grèves. Sous le mot d'ordre «Produire d'abord» il s'oppose aux revendications ouvrières. Des syndicalistes de combat et des révolutionnaires sont la cible de poursuites. Le journal de l'ancêtre du POS, le PC Révolutionnaire, est mis hors-la-loi.

Contrairement à la France, à l'Italie, ou à la Grèce, une révolution socialiste n'est pas possible en Belgique à cette époque. Mais ce n'est pas une raison pour se lancer activement dans une oeuvre de reconstruction du capitalisme. Le PCB aurait pu utiliser l'influence nouvellement acquise à préparer de nouvelles explosions sociales et révolutionnaires. Il a fait exactement l'inverse. L'avant-garde ouvrière en a été profondément découragée. En 1947, le Parti est revenu à sa situation de 1937. A une différence près cependant : les salaires ont fortement augmenté, et le PSB met cette plume à son chapeau!

Pendant des années, le PCB a joué un double rôle: celui d'un parti ouvrier radical qui, à des moments décisifs, «collait» à la social-démocratie et à la direction de la FGTB pour mettre une sourdine aux luttes ouvrières. Le PCB incarnait «le communisme». Mais ce «communisme», celui de Staline, avait un visage brutal et rébarbatif. Durant les années '60 et '70, cette réalité est devenue de plus en plus claire aux yeux des travailleurs. Dès lors la crise du PCB devenait incontournable. L'«eurocommunisme» a représenté la dernière tentative du PCB de se sauver lui-même.

Mais le PCB a eu un successeur. La défense du stalinisme est assumée fièrement par le PTB. A l'origine, AMADA (ancêtre du PTB) était une organisation maoïste, issue du mouvement des étudiants catholiques en Flandre. L'évolution de la Chine de Mao suscitait enthousiasme et volonté de lutte. Mais cela ne suffisait pas à élaborer une stratégie ouvrière adaptée aux pays capitalistes développés. Le PTB s'est alors raccroché à la politique menée par l'Internationale communiste du temps de Staline. Il en a tiré une grande partie de son programme et de sa stratégie.

Le PTB est radicalement opposé à la démocratie ouvrière. Historiquement, il endosse les crimes de Staline. Son modèle du socialisme est le système du parti unique. En ce qui concerne la politique d'alliance, il considère les autres partis révolutionnaires, le POS en premier lieu, comme ses ennemis à combattre par tous les moyens. Le PTB n'hésite pas à se compromettre avec des éléments droitiers, comme par exemple sur la question de l'Afghanistan. Sur le terrain des syndicats et des comités de grève, le PTB a une politique d'appropriation qui rend évidemment impossible l'exercice de la démocratie ouvrière. Du point de vue de la tactique, enfin, le PTB est opposé à ta politique du front unique ouvrier.

La politique du PTB de division et de calomnies constitue aux yeux de beaucoup de militants ouvriers combatifs, un frein à la formation d'un pôle anticapitaliste fort et attractif. Mais 1980 n'est heureusement pas 1930; l'histoire ne se répète pas toujours. Les crimes de Staline ont considérablement compliqué la lutte de la classe ouvrière pour sa libération. Mais aujourd'hui la classe ouvrière n'est plus prête à lutter pour une caricature stalinienne du socialisme.

François Vercammen

La Gauche, septembre 1986

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