Printemps de Prague: l’espoir et l’échec
Par Harry Mol le Dimanche, 16 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Trente ans après le "Printemps de Prague", on en retient surtout la tentative d'édifier un "socialisme à visage humain" (et pour les détracteurs du socialisme, l'échec de cette tentative équivaut à conclure que le socialisme ne saurait être à "visage humain"!). Mais quelle en était la signification? Pourquoi les bureaucraties d'Europe Centrale et de l'Est en ont-elles eu si peur qu'elles ont envoyé leurs chars en août 1968.

En 1967, l'économie tchécoslovaque était dans l'impasse.  La  croissance diminuait, il fallait chercher les moyens de la relancer rapidement. L'économiste Ota Sik avait conçu un plan qui mettait moins l'accent sur l'industrie lourde, qui servait de base aux bureaucrates liés à Novotny, le dirigeant du parti. Le plan élargissait les compétences des gestionnaires d'entreprise au détriment des planificateurs centraux.

Crise du sommet Le plan de réformes de Sik se heurtait à la méfiance des travailleurs, qui craignaient des fermetures d'entreprises, le chômage et la baisse de leur niveau de vie. Ils soupçonnaient que les améliorations ne concerneraient principalement que les directeurs d'entreprises et les "managers". Novotny se heurtait aux craintes des travailleurs. Là dessus, les "réformistes "comprirent qu'ils pouvaient gagner les travailleurs à leur cause en leur promettant plus de contrôle ouvrier.

D'autres groupes, notamment les écrivains qui avaient exprimé leurs critiques vis-à-vis de l'héritage stalinien lors du Congrès de l'association des écrivains en 1967, discutaient de la perspective d'un élargissement des libertés démocratiques. Mais les intellectuels et artistes critiques ne pouvaient certainement pas compter sur la sympathie des travailleurs - et vice-versa. Dans la lutte entre les deux camps, une figure de compromis se trouva mise en avant en la personne hésitante d'Alexander Dubcek, un Slovaque - ce qui constituait une petite revanche face au mépris avec lequel Novotny avait souvent traité les Slovaques.

Conseils

Les divisions au sommet ouvrirent un espace pour les initiatives de la base. La société retrouvait son autonomie sous la forme de toutes sortes de groupes d'étudiants, d'artistes... et de travailleurs qui se mirent à constituer des conseils ouvriers. Plus les tensions augmentaient au sommet, surtout avec les bureaucrates des pays voisins, plus le phénomène des conseils s'élargissait. Les conseils ouvriers prirent le pouvoir dans les grandes entreprises. Ils s'organisèrent en conseils régionaux et planifièrent une conférence nationale. Les objectifs devenaient plus politiques. En juin, les ouvriers de Kladno et d'Ostrava adressèrent un message à la direction du syndicat pour défendre les libertés syndicales et l'autonomie du syndicat vis-à-vis du PC (Parti Communiste).

Dans la direction du parti, le seul à les avoir entendu fut Cisar, mais les autres ne voulurent pas aller aussi loin. Ils étaient certes favorables à une démocratisation de la vie du parti, mais ils considéraient comme une menace l'appel à un régime de pluripartisme dans lequel le PC ne serait pas automatiquement la force dirigeante. Ils firent concessions sur concessions à leurs collègues de l'alliance. Cette mise en avant des conseils ouvriers fit paniquer les bureaucraties de Moscou, Berlin-Est, Varsovie,... parce qu'elles percevaient la menace, inacceptable de leur point de vue, de voir apparaître un socialisme qui aurait fait la preuve qu'il existait une alternative au soi-disant "socialisme réel" des bureaucrates. Ceux-ci craignaient aussi l'alliance qui se faisait jour entre les ouvriers et les groupes intellectuels, chose étrange dans ces "Etats ouvriers". Il était rare que les ouvriers en lutte aient pu compter sur les intellectuels, et réciproquement.

Un seul modèle Répondant soi-disant à l'appel des internationalistes tchécoslovaques, les tanks de la bureaucratie internationale mirent un terme, le 21 août 1968, au danger qui les menaçait. Ces bureaucrates et l'impérialisme avaient un intérêt commun à ce qu'il n'existe qu'un seul "modèle socialiste": celui du système soviétique. Les dirigeants soviétiques "invitèrent" et forcèrent les dirigeants du "Printemps de Prague" à remettre de l'ordre. Pour ce fa^re le dirigeant soviétique Léonid Brejnev sortit de son sac la "théorie" (sic) sur la souveraineté limitée des pays du "camp socialiste". Dubcek et la plupart des autres cédèrent, tandis que Kriegel - un ancien des Brigades Internationales d'Espagne - refusa de signer le document qui reconnaissait la légitimité de l'occupation. Après quelques mois de "normalisation" prudente, vint en avril 1969 la normalisation brutale. Gustav Husak remplaça Dubcek, et un demi-million de membres du parti étaient exclus et privés de revenus. C'est avec la méthode dure que la démonstration fut faite de l'impossibilité du socialisme des conseils ouvriers à côté du modèle (post)stalinien.

Les suites furent désastreuses, puisque avec la liquidation du Printemps de Prague la révolution politique recevait un coup dur. L'élan du Printemps fit place à la répression, à la résignation et au cynisme. Les années suivantes furent celles d'une dégénérescence tous azimuts du système bureaucratique, tant et si bien que vingt ans après il était si vermoulu qu'il s’effondra sans violence. H laissera derrière lui un grand "vide" que remplirent immédiatement des profiteurs en tout genre, et parmi eux les parasites de la bureaucratie. Ainsi les fossoyeurs du Printemps de Prague portent une responsabilité énorme dans les récentes défaites du mouvement ouvrier.


Les travailleurs contre la bureaucratie

Une des caractéristiques du stalinisme était la subordination du mouvement communiste international aux intérêts diplomatiques de la bureaucratie soviétique. C'était très clair après la Seconde Guerre Mondiale en Europe Centrale et dans les Balkans, où l'Armée Rouge avait contribué à vaincre les troupes nazies. Partout s'installèrent des régimes qui cultivèrent une fidélité absolue à la bureaucratie soviétique. Les dirigeants communistes dont la fidélité était mise en doute furent éliminés dans les procès staliniens.

En Tchécoslovaquie, cela se traduisit par des procès monstrueux au terme desquels de nombreux dirigeants du PC se retrouvèrent devant les pelotons d'exécution. A partir des années '50, il y eut plusieurs mouvements de résistance ouvrière contre la dictature stalinienne (qui était tout sauf prolétarienne). En 1953, les travailleurs de RDA manifestaient en masse et il y avait des grèves en Tchécoslovaquie. En 1956, des grèves éclatent en Pologne où la bureaucratie est obligée à faire des concessions, pendant que les travailleurs hongrois entrent en résistance et s'organisent en conseils -l'intervention de l'impérialisme servit de prétexte à une répression impitoyable. Après le Printemps de Prague de 1968, il y eut surtout la révolte des ouvriers de Gdansk en 1970-71, les grèves dans les villes polonaises d'Ursus et de Radom avec la fondation du KOR (Comité de Défense des Travailleurs) en 1976 et la grève générale polonaise de 1980. En 1977, il y eut la grande grève des mineurs roumains (avec comme cible symbolique les manteaux de fourrure d’Ilena Ceaucescu) qui contraignirent Ceaucescu à faire des concessions.

En Union Soviétique même, il y eut plusieurs grèves du temps de Kroutchev, notamment en 1962. La répression de ces actions coûta des dizaines et peut-être même des centaines de morts. Chaque fois, les travailleurs se révoltaient face au grand mensonge du régime: la prétention d'avoir construit une société socialiste d'égalité des chances, alors que chacun voyait dans la pratique les privilèges inavoués des diverses couches de la bureaucratie (nomenklatura). L'écart entre la théorie et la pratique était immense, l'idéologie officielle était complètement creuse et les bureaucrates maintenaient avec le plus grand cynisme leur propre système.

Dans certains cas, ce fut un début de "révolution politique": les travailleurs voulaient devenir les patrons de l'Etat ouvrier". L'impérialisme essaya parfois d'exploiter ces situations, mais partout où le mouvement avait un caractère clairement anti-bureaucratique, il laissa faire la bureaucratie. Car les mouvements qui, comme à Prague en 1968, voulaient édifier une société socialiste qui aurait jeté par-dessus bord la dégénérescence bureaucratique (le stalinisme et son héritage), dérangeaient l'impérialisme au moins autant que les bureaucrates.


Sur la démocratie des conseils

L'idée de comités de contrôle, de vigilance, etc. a fait un petit bout de chemin avec la crise blanche. Or, cette exigence était également, mais à un niveau plus élevé, présente lors des événements de Mai 68, que ce soit en Tchécoslovaquie, qu'en France. Nous reproduisons ici un extrait d'un texte de 1969 d'Oskar Negt, professeur de sociologie, ancien assistant de Jürgen Habermas et "mentor" du SDS allemand, le mouvement étudiant socialiste révolutionnaire qui joua un rôle central dans le "Mai 68" allemand.

L'idée d'autogestion par le truchement des conseils gagne toujours du terrain lorsque les systèmes de domination politiques officiels recèlent le germe de leur ruine, lorsque les bureaucraties indépendantes ou les organes représentatifs de l'Etat bourgeois ne sont plus en condition de représenter les intérêts élémentaires de l'écrasante majorité du peuple.

Un rappel hâtif du naufrage de la République des conseils de Munich (en 1918, NDLR), de la suppression des soviets en Russie, des tendances à la bureaucratisation de l'autogestion yougoslave ne constituent pas une objection plausible à l'idée de démocratie directe. La démocratie progressiste bourgeoise elle-même a eu besoin de siècles pour s'affirmer; il est improbable que la construction de démocraties socialistes, qui visent à supprimer la domination politique, ait besoin de moins de temps. Le mouvement des conseils assume des formes d'expression multiples.

Chaque processus sérieux de déstalinisation dans le bloc oriental va de pair avec une décentralisation des mécanismes décisionnels économiques. Dans les pays occidentaux, des idées sur les conseils se propagent dans un contexte marqué par un recul du parlementarisme, par la tendance à l'étatisation des parlements. Les partis et les parlements s'orientent de plus en plus vers une adaptation aux intérêts de la société de consommation existante. En revanche, la démocratisation de la société doit commencer dans les domaines déterminés par les expériences quotidiennes des Hommes: dans les entreprises, dans les bureaux, dans les lycées, dans les universités.

S'il n'existe aucun contrôle, on devient l'objet de manipulation par des élites dans le domaine politique aussi. Mais l'autodétermination dans les lieux de travail, l'éducation pratique à l'auto-activité n'est pas une revendication qui dans une société très industrialisé vient du dehors: elle correspond au développement industriel lui-même. Au fur et à mesure que la mécanisation croissante de l'économie progresse, s'étend l'espace d'action d'unités relativement autonomes où se développent des rapports de coopération de types nouveaux.

Ces tendances de développement vont dans le sens d'une reformulation de l'idée des conseils: comme les événements de mai en France l'indiquent, la contestation antiautoritaire et anti-bureaucratique existe aussi dans la classe ouvrière industrielle. Les occupations d'usines et d'universités ne sauraient plus être présentées comme des aventures anarchistes. Lorsque des "conseils" s'établissent aujourd'hui dans les institutions, ils expriment l'idée socialiste de l'autogestion non seulement au niveau d'une seule entreprise, mais aussi au niveau de la société. Cela implique le dépassement de la politique comme sphère séparée des phénomènes sociaux.

Ceux qui expliquent que l'autogestion conçue sous cette forme est irréalisable, doivent renoncer à tout espoir de société démocratique: à leurs yeux, les rapports de dépendance, qui engendrent le système de domination actuel, sont devenus des rapports naturels.

La Gauche n°11, juin 1998

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