ZAÏRE : Un siècle de pillage
Par Jan Van Kerkhoven le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

En 1878, il y a juste cent ans, le roi des Belges, Léopold II, prit contact avec Henry Morton Stanley. Il l’envoya au centre de l’Afrique afin qu’il y explore les possibilités d’une implantation de l’industrie belge. Pendant 100 ans, l’impérialisme belge a pillé ce qui s’appelle actuellement le Zaïre. Potentiellement un des pays les plus riches du monde, le Zaïre en est aujourd’hui l’un des plus pauvres. Voilà le résultat d’un siècle de présence belge en Afrique centrale.

La Belgique est, avec la Grande-Bretagne, l'un des premiers pays industrialisés de l'histoire du capitalisme. Cela amènera la Belgique à être aussi l'un des premiers impérialismes en tentant d'élargir son champ d'action à des colonies.

En effet, c'est par la concentration et la centralisation que le capitalisme tente de dépasser une de ses contradictions internes: la lutte concurrentielle entre les différents capitalistes. Mais dès le moment où se forment des ententes entre capitalistes, des cartels, des trusts et des holdings, se dégagent des capitaux qui auparavant étaient utilisés pour battre les concurrents. Ces capitaux seront exportés.

Dès lors, la présence des agents du capitalisme occidental dans ce qu'on appelle maintenant le tiers-monde, change de nature. Dans un premier temps, il s'agissait de commerçants qui entretenaient d'assez bons contacts avec la population autochtone. Les Portugais qui, depuis le 15ème siècle, entretenaient des rapports commerciaux avec les rois du Bas-Congo, y étaient bien vus. Mais dès que les Belges arrivent, la situation change du tout au tout.

Ils ne viennent pas en premier lieu pour des raisons commerciales. Ils viennent investir. Ils viennent industrialiser. Ils viennent élargir les bases de leur propre système économique capitaliste. Pour y parvenir, ils doivent également imposer leur propre forme d'Etat capitaliste. En effet, le changement fondamental de la société congolaise qu'ils opèrent ne s'impose que grâce à la force militaire.

Les Noirs sont forcés de quitter leurs terres, leurs petits ateliers où ils travaillent le cuivre, l'argile et le coton, pour aller travailler dans les mines ou dans les plantations exploitées par les Blancs. Une partie des Noirs seront en outre capturés et exportés comme esclaves, force de travail à bon marché pour les Blancs. Les chiffres varient d'une étude historique à l'autre: mais c'est par millions (de 3 à 8 millions) qu'ils ont trouvé la mort pour s'être opposés à cette invasion belge de l'une ou l'autre manière.

Le type de société qui est imposé aux Noirs sur les ruines de la leur est complètement subordonné aux intérêts de la bourgeoisie occidentale. Les holdings belges, et en premier lieu la Société Générale, implantent, en étroite collaboration avec l'Etat belge des industries pour extraire les richesses du sol et du sous-sol. Ces matières premières agricoles et minérales sont ensuite acheminées par chemin, de fer vers les ports, afin d'être exportées vers la métropole, où elles seront transformées

Une économie de dépendance

Ce type d'économie d'extraction et d'exportation est typique et se rencontre dans tous les pays du tiers-monde durant la première période de leur colonisation. Ce qui est assez exceptionnel, c'est qu'au Congo la Belgique a en bonne partie maintenu cette situation jusqu'aujourd'hui. Cela veut dire que l'impérialisme belge y a freiné tout développement d'un capitalisme national. Jusqu'à nos jours, le gros des minerais retirés du sol zaïrois est traité en dehors du pays, et notamment en Belgique. La transformation de ces minerais traités se fait également hors du Zaïre. En outre, sur place ce sont en partie des Belges et d'autres Européens qui gèrent cette économie d'extraction et d'exportation.

Le Congo n'a donc pas connu de développement comparable à celui d'une série d'autres pays du tiers-monde, dont l'Argentine est par contre un bon exemple. Là s'est développée une bourgeoisie autochtone, sur base de l'industrialisation propre à la première période de la colonisation. Une différenciation a ensuite eu lieu entre une aile de la bourgeoisie (dite «compradore») prête à continuer à fonctionner de manière dépendante de l'impérialisme, et une aile (dite « nationale ») qui veut développer une industrie nationale sur base des richesses du pays.

Cette deuxième attitude signifie mettre sur pied des entreprises de transformation des matières premières afin de produire dans le pays même des produits semi-finis où finis; élargir ainsi la partie de la population impliquée dans le processus économique et développer ainsi le marché intérieur pour les produits «nationaux»; élargir à son tour le développement industriel à travers l'exportation, qui procure les devises qui permettront d'importer la technologie occidentale; et ainsi de suite.

La lutte entre les deux ailes de la bourgeoisie prit souvent la forme de guerres ouvertes, durant lesquelles l'aile « compradore » pouvait compter sur le soutien de l'impérialisme. Quand l'impérialisme lui-même était eh crise (crise économique du début des années 30, deuxième guerre mondiale), c'était la bourgeoisie nationale qui prenait le dessus.

Rien de tel au Congo. Pourquoi ? En premier lieu parce que l'industrialisation du Congo fut en majeure partie contrôlé par la Société Générale de Belgique, dont la stratégie se caractérise par le conservatisme. Ce groupe financier a imposé à l'économie zaïroise son caractère exclusif d'extraction tout comme il imposa à l'économie belge son caractère d'industrie de produits semi-finis, son manque d'initiative dans les branches technologique-ment évoluées et son manque de dynamisme quant à la modernisation des différentes branches (ce qui confronte la classe belge aujourd'hui à la crise de la sidérurgie, du textile, du verre, etc.).

La Société Générale a d'ailleurs grandi sur cette double base. Son secteur industriel le plus important, celui des non-ferreux, en est l'exemple type. Au Congo, elle a mis en place des exploitations minières comme l’Union Minière du Haut-Katanga; en Belgique, elle fit traiter les minerais congolais à la Métallurgie d'Hoboken, à Olen-OverpeIt, à la Vieille Montagne, etc. Depuis le début du siècle, cette combinaison lui rapporte des milliards et sa préoccupation principale a toujours été de l'entretenir.

Le «paternalisme» belge

La deuxième raison expliquant le développement particulier de la société zaïroise réside dans le caractère particulier de la colonisation belge, dans ce qu'on appelle pudiquement son paternalisme. Concrètement, cela signifie que sur place, les Belges ont tout eu en main jusqu'à l'indépendance en 1960, et même au-delà: le fait que les mines de Kolwezi cessent de fonctionner dès que les Belges et les autres Européens disparaissent en est la preuve.

La bourgeoisie de l'Etat capitaliste congolais était une bourgeoisie belge. En ne permettant pas de développement capitaliste national, l'impérialisme belge a pour ainsi dire empêché la formation d'une bourgeoisie noire. De là le problème politique principal auquel la société capitaliste zaïroise est confrontée aujourd'hui : elle n'a pas de véritable direction politique.

En 1960, quand la Belgique, sous la pression des mouvements nationalistes, la Belgique dut accorder l'indépendance politique au Congo, elle remit le pouvoir entre les mains d'une couche d'employés, c'est-à-dire des Noirs qui se trouvaient aux échelons inférieurs de l'administration coloniale. A l'exception de l'Eglise catholique, aucune institution de la société congolaise ne comptait alors des Noirs dans le haut de sa hiérarchie: ni l'administration, ni l'armée, ni les firmes privées, ni l'enseignement.

En 60, non seulement il n'y a donc pas de bourgeoisie noire au Congo, mais il n'y a même pas de personnel pour un Etat capitaliste noir. C'est ce manque de direction politique qui explique le chaos que le Congo va connaître durant les cinq premières années de son indépendance. C'est toujours à ce problème que Mobutu doit s'attaquer en 65, quand il prend le pouvoir.

Mobutu en faillite

En 1955, à l'occasion du voyage du jeune roi Baudouin, Charles d'Ydewalle écrivait dans « La Nation belge » comment il voyait le Congo belge de l'an 2000: «Tout permet de penser qu'au seuil de ce troisième millénaire, le Roi Baudouin, qui aura 69 ans, aura gardé bon pied, bon œil, pour le plus grand bien de son peuple. Tout permet de penser aussi que les Africains, nos frères, auront compris ce que nous entendons par la promotion indigène. Répétons-leur que notre plus cher désir est de voir à Léopoldvîlle, avant l'an 2000, un Gouverneur de race noire, citoyen belge et, à son heure, sénateur coopté ».

En 1959 encore, malgré le coup de tonnerre des manifestations du 4 janvier, premier pas vers l'indépendance, ce rêve colonial belge subsistait toujours. A la veille de la déclaration d'indépendance, le comte d'Aspremont Lynden, chef de cabinet adjoint du premier ministre, déclara en revenant d'un voyage au Congo: «Il va de soi que les autorités du Congo n'ont jamais envisagé d'autre objectif final que la création d'une communauté entre la Belgique et le Congo ».

A la lumière de ces deux citations, on peut mesurer ce qu'on a pudiquement appelé «l'impréparation des Belges à l'indépendance du Congo ». L'industrie belge, qui avait durant trois quarts de siècle exploité les richesses du Congo, ne pensa pas un instant à abandonner ses activités profitables, ni à préparer les Noirs à la relève: le 30 juin 1960, jour de l'indépendance, il n'y avait dans tout ce grand pays pas un seul Congolais diplômé d'une université. Ainsi le colonialisme belge avait-il créé l'immense problème auquel le Congo fut confronté dès le premier jour de son indépendance et auquel le Zaïre, 18 ans plus tard, doit toujours faire face: celui de l'absence d'une véritable direction politique.

L'année 1960 en est la preuve la plus flagrante: après 10 jours d'indépendance, l'armée belge fait la première intervention d'une série qui continue à s'allonger aujourd'hui. Elle contribue à susciter la sécession katangaise, proclamée au onzième jours de l'indépendance. Une deuxième sécession, au Kasaï cette fois-ci, suivra peu après.

Le 14 septembre, Mobutu déclenche son premier coup d'Etat et «neutralise» le premier ministre Lumumba, qui sera assassiné le 17 janvier 1961. Jusqu'au deuxième coup d'Etat de Mobutu, les gouvernements se suivent ou se juxtaposent (à un certain moment, il y en eut cinq en même temps), cependant que la révolte du peuple congolais est noyée dans le sang, avec l'aide de la troupe belge et américaine ou de mercenaires.

Le 25 novembre 1965, Joseph-Désiré Mobutu prend définitivement le pouvoir, appuyé par la CIA. Les services secrets américains sont en effet très actifs dans le continent africain. L'impérialisme américain a un retard à combler. De naissance plus récente que la Grande-Bretagne, la Belgique ou la France, les Etats-Unis n'ont jamais disposé de colonies. Afin de développer leur influence dans les pays africains, riches en ressources naturelles, ils soutiennent certains mouvements de libération contre les anciens colonisateurs (le soutien de la CIA à l'UNITA et au FNLA en Angola contre le colonisateur portugais en est un des exemples connus). Dans d'autres pays, comme au Zaïre, la CIA aide à fomenter des coups d'Etat.

Créer une bourgeoisie noire?

La CIA suggère à Mobutu un plan à double objectif. D'une part, la mise en place d'un gouvernement stable, nécessaire pour assurer les conditions de l'exploitation capitaliste; et, d'autre part, accroître la présence américaine dans l'économie congolaise.

La Belgique ayant empêché tout développement capitaliste national et donc tout développement d'une bourgeoisie noire, le projet de Mobutu revient en fait à créer cette bourgeoisie, pour qu'elle dirige son Etat capitaliste. Mais qui dit bourgeoisie dit capital. Mobutu n'en a pas et il va donc s'en constituer un par expropriation. Il va exproprier des capitalistes belges, non seulement parce qu'ils sont omniprésents au Congo, mais aussi pour atteindre son deuxième objectif: affaiblir l'influence de l'impérialisme belge afin d'accroître celle de ses maîtres américains.

Mobutu attaque donc l'implantation de la Société Générale en plein cœur: fin 66, il nationalise en effet l'Union minière du Haut-Katanga. En 73, il proclame la « zaïrianisation », et en 74 la « radicalisation » de l'économie zaïroise: cela touche surtout les petits patrons « coloniaux » belges. A chaque fois, Mobutu sort vaincu de la confrontation avec l'impérialisme belge. Début 69, il est forcé de dénationaliser l’Union minière, qui s'appellera dorénavant la Gécamines. Fin 76, après les multiples négociations sur la « rétrocession », il ne reste plus grand chose des mesures «authentiques » de 73 et 74.

Le combat est trop inégal: l'impérialisme, et surtout l'impérialisme belge, a trop d'atouts en main pour que Mobutu puisse avancer un tant soit peu. En effet, si depuis 69 les entreprises acquièrent un statut juridique congolais, elles restent entièrement sous contrôle des holdings belges et autres. C'est leur personnel qui fait tourner les exploitations au Zaïre. Ce sont ces intérêts étrangers qui contrôlent le transport (la Compagnie maritime belge, par exemple, du groupe de la Société générale), qui fixent les prix des matières premières à la bourse de Bruxelles, de Londres et de New-York. Ils se chargent aussi de transformer les minerais ou les produits agricoles en produits finis ou semi-finis.

Le projet de Mobutu a également complètement échoué en regard du premier objectif: son économie est aussi dépendante qu'en 1965, elle n'est pas plus « nationale » pour un sou. La bourgeoisie noire est toujours inexistante. Grâce à sa soumission aux firmes multinationales et grâce à la corruption de l'appareil d'Etat, Mobutu a juste réussi à créer immédiatement autour de lui une couche de profiteurs» mais qui se limite en gros à sa propre famille.

Tout cela n'empêche pas que, depuis le milieu des années 60, des changements soient apparus dans l'économie zaïroise :

- Les mesures de 73 et 74 ont eu pour conséquence la disparition d'une bonne partie des petites entreprises. La tendance actuelle à l'implantation de grandes entreprises et la tendance consécutive à la concentration d'importants groupes de travailleurs ouvrent des perspectives de développement à l'opposition à la dictature.

- Si la Belgique est toujours en tête du hit-parade industriel du Zaïre, il y a eu malgré tout une diversification de l'implantation impérialiste. C'était ce que voulait la CIA en 65. Mais les USA ne sont pas restés seuls à se glisser dans la brèche: le Japon, la France et l'Allemagne occidentale en ont profité également.

Nouvelles formes d'exploitation

- A l'exploitation des richesses naturelles, les firmes multinationales ont ajouté ces dernières années une nouvelle forme d'exploitation, qui se pratique au niveau du commerce. Ils ont en effet réussi une série de transactions, aussi gigantesques qu'inutiles. Donnons quelques exemples de ce que cela donne.

Le deuxième aéroport de Kisangani est sans doute le plus grand et le plus beau de toute l'Afrique, mais cette ville de 250.000 habitants n'en a pas besoin: elle dispose déjà d'un aéroport qui suffit amplement pour les deux à cinq vols journaliers.

Le complexe des barrages d'Inga devrait fournir 40.000 mégawatts. Dans une première étape, il en fournit de 300 à 400; cette énergie n'est utilisée que pour un tiers en ce moment. .

On est en train de construire une ligne à haute tension entre Inga et le Shaba. Cela coûtera 500 millions de dollars environ. Or, au Shaba aussi il y a des fleuves sur lesquels on pourrait construire des barrages pour produire sur place l'électricité nécessaire à la région. Il n'est pas besoin d'aller en chercher à 1.820 km de là.

L'usine sidérurgique de Maluku devait fonctionner sur base de matière première importée. d'Italie. Une fois l'entreprise installée, on a constaté que l'acier qu'elle produirait serait le plus cher du monde. Aussi ne tourne-t-elle pas.

On pourrait citer des dizaines d'exemples semblables. Soulignons seulement que, même si ces réalisations n'étaient pas aberrantes, elles entraîneraient de toute façon le Zaïre dans une dépendance totale de la technologie et des techniciens occidentaux.

Mobutu s'est donc concentré sur ces projets industriels; cela l'a amené à négliger totalement le secteur agricole. Pour un pays qui connaît une croissance démographique très importante (sa population est passée de 14 à 24 millions entre 1960 et 1978), c'est dramatique. Le Congo fut jadis exportateur de produits agricoles; aujourd'hui, le Zaïre doit en importer. Et ces importations n'empêchent cependant pas la majeure partie de la population d'avoir faim.

Pillé par les différents impérialismes et donc incapable de profiter de ses propres richesses; cambriolé par des firmes multinationales qui y installent des stations radio et télévision, ou des World Trade Center inutilisables; forcé par la crise agricole de s'approvisionner aux prix qu'on lui impose, le Zaïre se maintient plus ou moins en vie en s'endettant. Et ses dettes sont énormes: 2.705 millions de zaïres en 76, soit plus de 3 milliards de dollars. C'est le record africain et mondial, si on le calcul par habitant. Le régime de Mobutu est en faillite.

La Gauche 8 juin 1978 et 15 juin 1978

Voir ci-dessus