Karl Marx et Friedrich Engels comme sociologues de la religion
Par Michael Löwy le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Beaucoup d’encre a coulé à propos de la critique marxiste de l’aliénation religieuse ou du combat de l’athéisme matérialiste contre l’idéalisme chrétien. Ce qui nous intéresse dans ce papier c’est plutôt autre chose : l’apport de Marx et Engels à la sociologie des faits religieux. Une excursion attentive sur ce terrain peut nous réserver quelques surprises.

Beaucoup d’encre a coulé à propos de la critique marxiste de l’aliénation religieuse ou du combat de l’athéisme matérialiste contre l’idéalisme chrétien. Ce qui nous intéresse dans ce papier c’est plutôt autre chose : l’apport de Marx et Engels à la sociologie des faits religieux. Une excursion attentive sur ce terrain peut nous réserver quelques surprises.

Partisans et adversaires du marxisme semblent s’accorder sur un point : la célèbre phrase "la religion est l’opium du peuple" représente la quintessence de la conception marxiste du phénomène religieux. Or, cette formule n’a rien de spécifiquement marxiste. On peut la trouver, avant Marx, à quelques nuances près, chez Kant, Herder, Feuerbach, Bruno Bauer et beaucoup d’autres. Prenons deux exemples d’auteurs proches de Marx :

Dans son livre sur Ludwig Börne, de 1840, Heine se réfère au rôle narcotique de la religion plutôt de façon positive - avec un brin d’ironie : "Bénie soit une religion, qui verse dans l’amer calice de l’humanité souffrante quelques douces et soporifiques gouttes d’opium spirituel, quelques gouttes d’amour, foi et espérance". Moses Hess, dans ses essais publiés en Suisse en 1843, adopte une position plus critique - mais non dépourvue d’ambiguité : "La religion peut rendre supportable...la conscience malheureuse de la servitude...de la même façon que l’opium est d’une grande aide dans les maladies douloureuses". [1]

L’expression apparaît peu après dans l’article de Marx "Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel" (1844). Une lecture attentive du paragraphe entier montre que sa pensée est plus complexe qu’on ne le pense habituellement. En réalité, tout en rejetant la religion, Marx ne prend pas moins en compte son double caractère :

"La détresse religieuse et en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le coeur d’un monde sans coeur, tout comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple". [2]

Une lecture de l’essai dans son ensemble montre clairement que le point de vue de Marx en 1844 relève plus du néo-hégélianisme de gauche, qui voit dans la religion l’aliénation de l’essence humaine, que de la philosophie des Lumières, qui la dénonce simplement comme une conspiration cléricale (le "modèle égyptien"). En fait, lorsque Marx écrivit le passage ci-dessus il était encore un disciple de Feuerbach, un néo-hégélien. Son analyse de la religion était donc "pré-marxiste", sans référence aux classes sociales et plutôt a-historique. Mais elle n’était pas moins dialectique car elle appréhendait le caractère contradictoire de la "détresse" religieuse : parfois légitimation de la société existante, parfois protestation contre celle-ci.

Ce n’est que plus tard - en particulier dans L’Idéologie allemande (1846) que l’étude proprement marxiste de la religion comme réalité sociale et historique a commencé. L’élément central de cette nouvelle méthode d’analyse des faits religieux c’est de les considérer - ensemble avec le droit, la morale, la métaphysique, les idées politiques, etc - comme une des multiples formes de l’idéologie, c’est-à-dire de la production spirituelle (geistige Produktion) d’un peuple, la production d’idées, représentations et formes de conscience, nécessairement conditionnée par la production matérielle et les relations sociales correspondantes.

S’il lui arrive de parler de "reflet" - un terme qui va mener plusieurs générations de marxistes dans une belle impasse - l’idée centrale du texte c’est plutôt la nécessité d’expliquer la genèse des diverses formes de la conscience (religion, philosophie, morale, etc.) à partir des rapports sociaux, "ce qui permet alors naturellement de représenter la chose dans sa totalité (et d’examiner aussi l’action réciproque de ces différents aspects"). [3] Toute une école "dissidente" de sociologie de la culture marxiste va privilégier, à partir de Lukacs, la catégorie dialectique de la totalité sur celle du reflet. Par exemple, selon Lucien Goldmann, le grand principe de méthode de la sociologie marxiste est celui du "caractère total de l’activité humaine et la liaison indissoluble entre l’histoire des faits économiques et sociaux et l’histoire des idées". [4]

On pourrait résumer cette démarche par un passage "programmatique" qui apparaît dans un article rédigé quelques années plus tard : "Il est clair que tout bouleversement historique des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses". [5] Cette méthode d’analyse macro-sociale aura une influence durable sur la sociologie des religions, même au-delà de la mouvance marxiste.

A partir de 1846 Marx ne prêta plus qu’une attention distraite à la religion en tant que telle, comme univers culturel/idéologique spécifique. On ne trouve dans son oeuvre pratiquement aucune étude plus développée d’un phénomène religieux quelconque. Convaincu que, comme il l’affirme dès l’article de 1844, la critique de la religion doit se transformer en critique de cette vallée de larmes et la critique de la théologie en critique de la politique, il semble détourner son attention du domaine religieux.

On trouve cependant dans le premier volume du Capital (1867) une série de notations qui sont assez intéressantes du point de vue méthodologique, même si elles ne se réfèrent à la religion qu’en passant, à propos d’autre chose. Ainsi, dans une célèbre note en bas de page, Marx répond à l’argument de ceux qui voient dans l’importance de la politique dans l’Antiquité et de la religion au Moyen Age la preuve de l’inadéquation de l’explication matérialiste de l’histoire : "Ni le Moyen Age pouvait vivre du catholicisme, ni l’Antiquité de la politique. Les conditions économiques d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal (Hauptrolle). " [6] Marx n’apportera jamais la démonstration des causes économiques de l’importance de la religion médiévale, mais cette remarque est intéressante au niveau de la méthode, dans la mesure où elle reconnaît que dans des conditions déterminées la religion peut bel et bien jouer le rôle principal dans la vie d’une société.

Le seul phénomène religieux qui semble l’intéresser dans Le Capital (et dans d’autres écrits économiques) c’est le protestantisme, du point de vue de son rapport avec l’essor du capitalisme. Or, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, cette connexion est examinée d’une multiplicité d’angles, sans qu’on en puisse déduire un seul modèle de causalité.

L’approche la plus "classique" est bien entendu celle qui ferait de la réforme protestante le reflet de la société bourgeoise. Par exemple, dans le passage suivant : "Le monde religieux n’est que reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend la forme de la marchandise...une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable". [7] Cependant, même dans ce paragraphe on observe une certaine flexibilité : la complémentarité n’a pas la même signification que le reflet. Marx semble hésiter entre deux modalités de relation socio-historique assez différentes.

Parfois Marx suggère un rapport de causalité où la religion serait un facteur actif dans la formation du capitalisme. Par exemple, pour étayer l’affirmation selon laquelle "le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise", il mentionne le rôle de la Réforme en Angleterre dans la spoliation des biens d’Eglise et des terres communales : donnant "une nouvelle et terrible impulsion à l’expropriation violente du peuple au XVIème siècle" la nouvelle religion a favorisé l’accumulation primitive du capital. De façon encore plus explicite il affirme dans un autre passage : "Le protestantisme joue déjà par la transformation qu’il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital". [8]

Plus intéressante que la validité empirique de ces analyses historiographiques est leur signification méthodologique : la reconnaissance de la religion comme une des causes importantes des transformations économiques conduisant à l’établissement du système capitaliste moderne.

Que conclure : reflet ou cause ? Cette question ne semble pas trop préoccuper Marx : l’essentiel à ses yeux, c’est de mettre en évidence la connexion intime et efficace entre les deux phénomènes. Dans ce contexte, il est particulièrement intéressant de revenir à un passage des Grundrisse (1857-58) qui suggère un lien intrinsèque entre l’éthique protestante et le capitalisme : "Le culte de l’or a son ascétisme, ses renoncements et ses sacrifices : l’épargne, la frugalité, le mépris des jouissances terrestres, temporelles et passagères ; c’est la chasse au trésor éternel. Faire de l’argent est ainsi en connexion (Zusammenhang) avec le puritanisme anglais et le protestantisme hollandais". [9] Le parallèle (mais non l’identité !) avec les thèses de Weber est frappant, d’autant plus que Weber ne pouvait pas avoir lu ce manuscrit de Marx, publié pour la première fois en 1940.

Au-delà de ces notations restés fragmentaires et peu développés, on peut considérer que la principale contribution de Marx à la sociologie de la religion fut de considérer celle-ci tout simplement comme une des formes de la "production spirituelle", dont l’histoire ne peut pas être déconnecté du développement économique et social global de la société. Pour en savoir plus sur les modalités concrètes et historiques de cette connexion, de ce Zusammenhang, il nous faut examiner plutôt l’oeuvre de son ami et camarade de combat Friedrich Engels.

C’est peut-être à cause de son éducation piétiste que Friedrich Engels a montré un intérêt bien plus soutenu que Marx pour les phénomènes religieux et leur rôle historique - tout en partageant, bien entendu, les options décidemment matérialistes et athées de son ami. Sa principale contribution à la sociologie marxiste des religions est sans doute son analyse du rapport entre les représentations religieuses et les classes sociales. Le christianisme, par exemple, n’apparaît plus dans ses écrits (comme chez Feuerbach) en tant que "essence" historique, mais comme une forme culturelle ("idéologique") qui se transforme au cours de l’histoire et comme un espace symbolique, enjeu de forces sociales antagoniques.

Engels n’échappe pas toujours à la tentation d’interpréter les mouvements religieux en termes étroitement utilitaristes et instrumentaux, comme par exemple dans ce passage bien connu de l’essai "Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande” " (1886) : "A remarquer que chacune des différentes classes utilise la religion qui lui est conforme ... et que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives, cela ne fait aucune différence”. [10]

Selon la même logique, il réduit souvent les diverses croyances à un simple "déguisement religieux" d’intérêts de classe. Néanmoins, par sa méthode d’analyse, fondée sur le rapport à la lutte de classes , un éclairage sociologique nouveau est apporté à l’étude des religions, grâce auquel il peut saisir les institutions religieuses non plus comme un tout homogène (vision héritée de la critique encyclopédiste du complot clérical) mais comme un champ de forces traversée par les conflits sociaux.

Tout en restant un adversaire irréconciliable de la religion Engels ne reconnaissait pas moins, comme le jeune Marx, la paradoxale dualité du phénomène : son rôle dans la sacralisation de l’ordre établi, mais aussi, selon les cas, son rôle critique, protestataire et même révolutionnaire. D’ailleurs, c’est précisément ce deuxième aspect qui l’intéresse le plus et qui se trouve au centre de la plupart de ses études concrètes, depuis le christianisme des origines jusqu’au puritanisme révolutionnaire anglais du XVIIème siècle, en passant par les hérésies médiévales et la guerre des paysans allemands au XVIème.

Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, examiner de près les écrits historiques d’Engels. Nous renvoyons les intéressés aux remarquables travaux d’Henri Desroches et , plus récemment, l’utile synthèse de David MacLellan. [11] On se limitera ici à quelques remarques de méthode.

Engels est revenu à plusieurs reprises sur l’histoire du christianisme primitif. Dans une première tentative - l’article "Bruno Bauer et le christianisme primitif", de 1882 - il suggérait que le mouvement avait recruté la plupart de ses premiers adhérents parmi les esclaves de l’Empire romain. En remplaçant les diverses religions nationales, locales ou tribales des esclaves, détruites par l’empire, le christianisme a été "la première religion universelle possible". Quelques années plus tard, dans sa "Contribution à l’histoire du christianisme primitif" (1894-95) il propose une analyse sociologique plus nuancée des premiers chrétiens : à la fois des hommes libres déchus des villes, des affranchis privés de droits, des petits paysans accablés de dettes, et des esclaves. Comme il n’existait pas de voie commune d’émancipation pour tant d’éléments divers, seule la réligion pouvait leur offrir une perspective commune, un rêve commun. [12]

L’intérêt d’Engels pour le christianisme primitif n’est pas purement archéologique : il se nourrit de deux constatations politiques actuelles. D’une part, la mémoire du premier christianisme est présente dans tous les mouvements populaires et révolutionnaires, depuis les hérésies médiévales jusqu’au communisme ouvrier du XIXème siècle, en passant par les taborites de Jean Zizka ("de glorieuse mémoire") et la guerre des paysans allemands. Même après 1830, le christianisme primitif continue à servir d’inspiration aux prémiers communistes ouvriers allemands (Wilhelm Weitling) ainsi qu’aux communistes révolutionnaires français.

D’autre part, Engels constate un parallélisme structurel entre le christianisme originaire et le socialisme moderne : dans les deux cas il s’agit de mouvements des masses opprimées, dont les membres étaient proscrits et poursuivis par les pouvoirs publics, et qui prêchaient une libération imminente de l’esclavage et de la détresse. Pour embellir sa comparaison, Engels s’amusait à citer une phrase d’Ernest Renan :

"Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs"

La différence essentielle entre les deux mouvements résidait en ce que les chrétiens repoussaient la délivrance à l’au-delà tandis que le socialisme la plaçait dans ce monde-ci. [13]

Mais cette différence est-elle aussi tranchée qu’il apparaît à première vue ? Dans son étude d’un deuxième grand mouvement protestataire chrétien - la guerre des paysans - elle semble perdre de sa netteté : Thomas Münzer, le théologien et dirigeant des paysans et plébéiens révolutionnaires du XVIème siècle, ne voulait-il pas l’établissement du royaume de Dieu sur terre ?

Le soulèvement des paysans et le personnage de Münzer en particulier exercent sur Engels une véritable fascination. Il va leur dédier une de ses principales - sinon la plus importante- études historiques : le livre La guerre des paysans (1850) . Cet intérêt résulte probablement du fait que ce soulèvement était la seule tradition proprement révolutionnaire dans l’histoire allemande. Analysant la Réforme protestante et la crise religieuse du tournant du siècle en Allemagne en termes de lutte de classes, Engels distingue trois camps qui s’affrontent sur un champ de bataille politico-religieux : le camp conservateur catholique, composé du pouvoir de l’Empire, des prélats et d’une partie des princes, de la noblesse riche et du patriciat des villes ; le parti de la Réforme luthérienne bourgeoise modérée, groupant les éléments possédants de l’opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie et même une partie des princes, qui espéraient s’enrichir par la confiscation des biens de l’Eglise. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient un parti révolutionnaire, "dont les revendications et les doctrines furent exprimées le plus nettement par Thomas Münzer". [14]

Si cette analyse des affrontements religieux à travers la grille des classes sociales antagonistes est sociologiquement éclairante, Engels n’évite pas toujours le raccourci réductionniste. Trop souvent, il semble ne considérer la religion que comme un "masque" ou "couverture " (Decke) derrière lequel se cachent "les intérêts, besoins, et les revendications des différentes classes". Dans le cas de Münzer il prétend qu’il "dissimulait" ses convictions révolutionnaires sous une "phraséologie chrétienne" ou sous un "masque biblique" ; s’il s’adressait au peuple "dans le langage du prophétisme religieux" c’est parce que celui-ci était "le seul qu’il fut capable de comprendre à l’époque". La dimension spécifiquement religieuse du millénarisme münzerien, sa force spirituelle et morale, sa profondeur mystique authentiquement vécue, semblent lui avoir échappé. [15]

En même temps, il ne cache pas son admiration pour la figure du prophète chiliastique , dont il décrit les idées comme "quasi-communistes" et "religieuses révolutionnaires" :

"Sa doctrine politique correspondait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait tout autant les rapports sociaux et politiques existants que sa théologie dépassait les conceptions religieuses de l’époque. (...) Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque, qu’une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l’instauration immédiate sur terre du Royaume de Dieu, du royaume millénaire des prophètes, par le retour de l’Eglise à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Eglise, prétendument primitive, mais en réalité, toute nouvelle. Pour Munzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privé, au aucun pouvoir d’Etat étranger, autonome, s’opposant aux membres de la société". [16]

Ce qui est suggéré dans ce paragraphe étonnant c’est non seulement la fonction protestataire et même révolutionnaire d’un mouvement religieux, mais aussi sa dimension anticipatrice, sa fonction utopique. Nous sommes ici aux antipodes de la théorie du "reflet" : loin d’être la simple "expression" des conditions existantes, la doctrine politico-religieuse de Münzer apparaît comme une "anticipation géniale" des aspirations communistes de l’avenir. On trouve dans ce texte une piste nouvelle, qui n’est pas explorée par Engels, mais qui sera, plus tard, richement travaillée par Ernst Bloch, depuis son essai de jeunesse sur Thomas Münzer jusqu’à son opus major sur "le Principe Espérance".

Pour un bilan sobre et équitable de l’apport d’Engels à l’étude socio-historique de la Reforme on peut se rapporter à la préface de Leonard Krieger à l’édition anglaise du livre (1967) : "La connexion entre les sectes radicales et les classes ’plébéiennes-paysannes’ - la connexion qui a permis à Engels ses analyses historiques les plus pénétrantes - reste la seule relation précise qui a été accepté par les historiens des deux côtés de la ligne de division marxiste. En général, cependant, même si la priorité attribué par Engels aux intérêts sociaux et sa corrélation univoque des autres confessions religieuses avec les classes sociales n’a pas connu une telle acceptation, l’importance de la dimension sociale pour les conflits religieux de l’ère de la Reformation n’est pas mise en doute, et la découverte du mode par lequel cette relation a pu fonctionner reste une des questions vivantes pour l’historiographie européenne". [17]

Si Marx s’interessait au Zusammenhang entre protestantisme et capitalisme, Engels se penche sur les liens entre le calvinisme et la bourgeoisie : "Avec une rigueur bien française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l’Eglise". Dans la révolution anglaise du XVIIème siècle, "le calvinisme s’avère être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l’époque". [18]

Toutefois, cette métaphore théâtrale (ou carnavalesque ?), qui semble réduire le rapport complexe, intime et "dialectique" entre religion et classes sociales à une simple et mécanique occultation du visage par un masque n’est pas la seule analyse du calvinisme proposée par Engels. On trouve aussi dans ses écrits des hypothèses plus fructueuses, qui mettent en connexion la religion et la condition existentielle de la bourgeoisie :

"Là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habilité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues...". [19]

L’analogie entre cette analyse et celle de Weber n’a pas échappé au regard aigu de Georges Lukacs, qui va combiner les deux pour étayer sa théorie de la réification capitaliste : "Ce n’est pas par hasard que la religiosité révolutionnaire des sectes a fourni leur idéologie aux formes les plus pures du capitalisme (Angleterre, Amérique)... On pourrait même dire que la jonction calviniste - et également révolutionnaire - entre une éthique de l’épreuve (ascèse intramondaine) et la transcendance complète des puissances objectives qui meuvent le monde et façonnent dans son contenu la destinée humaine ( Deus absconditus et prédestination) représente, de façon mythologisante mais à l’état pur, la structure bourgeoise e la conscience réifiée." Dans une note en bas de page Lukacs renvoie à la fois au texte ci-dessus d’Engels et aux "essais de Max Weber dans le premier volume de sa Sociologie de la religion". La question de savoir si l’interprétation matérialiste d’Engels et celle de Weber - considérée (à tort ou à raison) comme non matérialiste, sinon "idéaliste" - sont compatibles lui semble sans intérêt : "Il est tout à fait indifférent, pour apprécier les faits, qu’on approuve ou non son [Weber] interprétation causale". [20]

Examinant la révolution anglaise du XVIIème siècle du point de vue de la sociologie des religions, Engels observe : "Le deuxième grand soulèvement de la bourgeoisie trouva dans la calvinisme une doctrine taillée et cousue à sa mesure". Si la religion et non le matérialisme a fourni la doctrine de ce combat révolutionnaire, cela se doit à la nature politiquement réactionnaire de cette philosophie dans l’Angleterre de cette époque : "Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l’omnipotence et des prérogatives royales ; il faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus qu’était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc ; la nouvelle forme déiste ou matérialiste demeura, comme par le passé, une doctrine aristocratique, ésotérique et par consequent odieuse à la bourgeoisie... Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuarts, continuèrent à constituer la force principale de la classe moyenne progressive...". [21]

Cette remarque est significative : en rupture avec une vision linéaire de l’histoire héritée de la philosophie des Lumières, Engels reconnaît ici que le combat entre matérialisme et religion ne correspond pas nécessairement à celui entre révolution et contre-révolution, progrès et régression, liberté et despotisme, classes dominées et classes dominantes - contrairement à ce que prétendra plus tard le marxisme officiel de facture soviétique. [22] Dans ce cas précis, le rapport est exactement l’inverse : religion révolutionnaire contre matérialisme absolutiste...

Curieusement, malgré son séjour de 40 années en Angleterre, Engels ne s’est jamais intéressé pour les mouvements politico-religieux de la révolution anglais, et en particulier pour les courants radicaux, égalitaires ou communistes (levellers, diggers) qui se sont manifestés dans ce grand soulèvement. Contrairement à la Reforme allemande du XVIème, le mouvement anglais est analysé presque exclusivement dans sa dimension bourgeoise.

Engels était convaincu que la révolution puritaine du XVIIème était la dernière dans laquelle la religion ait pu jouer le rôle d’idéologie révolutionnaire : "L’étendard religieux flotta pour la dernière fois en Angleterre au XVIIème siècle, et, cinquante ans plus tard à peine, la nouvelle conception classique de la bourgeoisie, la conception juridique entre an scène en France sans déguisement". La grande Révolution Française fut le premier soulèvement bourgeois qui "rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique". A partir de ce moment, la religion ne peut être qu’une force social et politiquement regressive. [23]

C’est pour cette raison qu’il manifeste (comme Marx) la plus grande perplexité face à la persistance, parmi les premiers courants ouvriers et communistes du dix-neuvième siècle, de la référence au christianisme primitif. Dans son article de 1843 sur "Les progrès de la reforme sociale sur le continent", Engels s’étonne que les communistes français, "alors qu’il sont membres d’une nation célèbre pour son incroyance, sont eux-mêmes chrétiens. Un de leurs axiomes favoris est que ’le christianisme c’est le communisme’. Ils essaient de prouver cela par la Bible, le statut des communautés dans lesquelles les premiers chrétiens sont dits d’avoir vécus, etc." Il ne trouve pas d’autre explication pour ce paradoxe que la mauvaise connaissance de... la Bible chez les communistes français : s’ils étaient plus familiarisés avec les Ecritures ils auraient compris que "l’esprit général de leur enseignement est totalement opposé" au communisme. Il constate par ailleurs que Weitling, "le fondateur du communisme allemand", prétendait lui aussi, "exactement comme les Icariens de France" que "le christianisme c’est le communisme". Rejetant ce type de syncrétisme politico-religieux, Engels manifeste sa sympathie et son accord philosophique avec les socialistes anglais (i.e. les owenistes) , qui, eux, "luttent, comme nous, contre les préjugés religieux" - contrairement aux communistes français qui "perpétuent la religion, la traînant derrière eux comme un boulet". Comme l’on sait, ces divergences sur la religion vont empêcher un accord entre Marx/Engels et les communistes français autour d’un revue commune en 1844 (les Annales franco-allemandes), et vont provoquer aussi leur rupture avec Weitling en 1846, à propos de la circulaire contre le "communisme d’amour" d’ Hermann Kriege.

Trente années plus tard, Engels constate avec satisfaction que le nouveau mouvement ouvrier socialiste est non-religieux - concept qui lui semble plus pertinent que celui d’"athéisme". Son principal argument pour tourner en dérision les prétentions de certains révolutionnaires (blanquistes et bakuninistes) de "transformer les gens en athées par ordre du moufti", "d’abroger Dieu par décret" ou de "faire de l’athésime un article de foi obligatoire", était que, de toute façon, chez la grande majorité des ouvrier socialistes, notamment en Allemagne et en France, l’athéisme "a fait son temps" : "ce terme purement négatif ne s’applique plus à eux, car ils ne sont plus en opposition théorique, mais seulement pratique avec la croyance en Dieu ; il en ont tout simplement fini avec Dieu, ils vivent et pensent dans le monde réel et sont donc matérialistes". [25]

Ce diagnostic est évidemment en rapport avec l’hypothèse fondamentale d’Engels, à savoir qu’à partir du XVIIIème siècle, avec l’avènement de la philosophie des Lumières (Voltaire !) le christianisme était entré dans son dernier stade et était devenu "incapable de servir à l’avenir de manteau idéologique aux aspirations d’une classe progressive quelconque". [26] Toutefois, dans certaines analyses concrètes, Engels est plus nuancé et prêt à reconnaître l’existence de mouvements religieux potentiellement subversifs, ou de mouvements révolutionnaires empruntant une "forme" religieuse.

Par exemple, dans un article de 1853 sur le conflit entre l’évêque de Fribourg et les autorités protestantes (le prince de Bade) Engels se réfère au soulèvement armé des paysans pour défendre leur clergé (catholique) et chasser les gendarmes prussiens. Comment expliquer ce retour inattendu des conflits de religion du XVIIème siècle ? "Le secret consiste simplement dans le fait, que tous les mouvements populaires qui fermentent sous la surface sont forcés par le gouvernement de prendre d’abord la forme mystique et impossible à surveiller de mouvements religieux. Les membres du clergé se laissent tromper par l’apparence, et en croyant diriger les passions populaires contre la gouvernement à leur profit, sont en réalité les instruments inconscients et involontaires de la révolution elle-même...". [27]

Plus étonnante encore est l’analyse que propose Engels au sujet de l’Armée du Salut en Angleterre : dans son effort de maintenir, coûte que coûte, l’esprit religieux dans la classe ouvrière, la bourgeoisie anglaise "accepta l’aide dangereuse de l’Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, déclare que les pauvres sont des élus, combat le capitalisme à sa manière religieuse et entretient ainsi un élément primitif d’antagonisme chrétien de classe, suceptible de devenir un jour dangereux pour les possédants qui sont aujourd’hui ses bailleurs de fonds". [28]

Inutile d’ajouter qu’Engels s’est trompé dans ses prédictions et que ni les paysans catholiques badois ni les salutistes ne sont devenus "dangereux pour les possédants". Mais ce qui mérite d’être souligné c’est son ouverture à la possibilité d’un resurgissement de la religion comme idéologie et culture d’un mouvement anti-capitaliste révolutionnaire.

Cela allait se réaliser plus tard, sous des formes autrement plus importantes que l’Armée du Salut - laquelle, soit dit en passant, avait aussi fasciné Brecht, qui lui dédia la pièce Sainte Jeanne des abbatoirs - dans la gauche chrétienne française des années 30 aux années 70 et latino-américaine des années 60 à nos jours (notamment la théologie de la libération). Mais ceci est une autre histoire, que ni Marx ni Engels ne pouvaient prévoir...

En conclusion : héritiers de l’hégélianisme de gauche et de la philosophie des Lumières, Marx et Engels vont cependant créer un nouveau mode d’analyse de la religion, fondé sur l’étude des liens entre changements économiques, conflits de classe et transformations religieuses. .Sans toujours éviter le réductionisme, ils ont néanmoins ouvert un champ de recherche qui reste jusqu’aujourd’hui au coeur de la sociologie des religions.

Notes

1. Ces références et autres similaires sont citées par Helmut Gollwitzer dans son article "Marxistische Religionskritik und christlicher Glaube", Marxismusstudien, Vierte Folge, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1962, pp. 15-16.

2. In Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la religion (SR), Paris, Editions Sociales, 1960, pp. 42., 77. Voir l’original Die Deutsche Ideologie, Berlin, Dietz Verlag, 1960, p.22, 35. La traduction française désigne la geistige Produktion par "production intellectuelle", mais cela est inexact.

3. SR, p.74 et passim.

4. L. Goldmann, Sciences humaines et philosophie, Paris, Editions Gonthier, 1966, p.63.

5. K. Marx, F.Engels, "Compte rendu du livre de G.F. Daumer, "La religion de l’ère nouvelle"...", 1850, SR, p.94.

6. Karl Marx, Le Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, vol. I, p. 590.

7. Ibid. p. 74.

8. Le Capital, I, pp. 533, 621. L’expropriation des cloîtres et autres terres cultivées par les paysans a favorisé aussi l’appauvrissement et la proletarisation des masses rurales : "Il n’est jusqu’à M. Rogers, ancien professeur d’économie politique à l’Université d’Oxford, siège de l’orthodoxie protestante, qui ne relève ... le fait que le paupérisme anglais vient de la reformation". (p. 689).

9. K. Marx, Fondements de la Critique de l’Economie Politique (Grundrisse), Paris, Anthropos, 1967, p. 174.

10. In SR, p. 260.

11. Henri Desroche, Socialismes et Sociologie Religieuse, Paris, Ed. Cujas, 1965, et David McLellan, Marxism and Religion, New York, Harper and Row, 1987.

12. In SR, pp. 199, 327-328.

13. F. Engels, "Contribution à l’histoire du christianisme primitif", SR, pp. 311-312.

14. In SR, p. 105.

15. In SR, pp. 99, 114.

16. In SR, p. 114

17. L. Krieger, Introduction à F.Engels, The German Revolutions, Chicago, 1967, pp. XLI.

18. F. Engels, "Ludwig Feuerbach...", SR, p.259.

19. F. Engels, "Introduction à l’édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique", 1892, SR, p.294.

20. G.Lukacs, Histoire et Conscience de Classe, Paris, Minuit, 1960, p. 237.

21. F. Engels, "Introduction à l’édition anglaise de Socialisme utopique ou scientifique", SR, p. 297-298.

22. Voir par exemple le Petit Dictionnaire Philosophique préparé par deux éminents Académiciens soviétiques, M. Rosenthal et P. Ioudine : "Le matérialisme... a toujours été la conception du monde des classes sociales avancées luttant pour le progrès et intéressées au développment des sciences" (Moscou, Editions en Langues Etrangères, 1955, p. 360)

23. F. Engels, "Socialisme de juristes" 1887, SR, p. 264 et "Introduction à l’édition anglaise de Socialisme utopique...", SR, p. 298.

24. F. Engels, "Les progrès de la reforme sociale sur le continent", 1843, dans Henri Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Paris, Ed. Cujas, 1965, pp. 268-275.

25. F. Engels, "Littérature d’émigrés", 1874, SR, p. 143.

26. F. Engels, "Ludwig Feuerbach...", SR, p. 260.

27. K. Marx/F. Engels, "Die religiöse Bewegung in Preussen", in Zur Deutschen Geschichte, Berlin, Dietz Verlag, 1954, II,1, pp. 633-634.

28. F.Engels, "Socialisme utopique...", SR, p. 303.

Voir ci-dessus