La révolution brabançonne, ou l’échec des progressistes
Par J.S. Beek le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

La révolution brabançonne n'était pas une révolution sociale radicale, au contraire. Qu'était-ce alors? Et quel contenu socio-politique recouvraient les «Etats Belgique Unis» (1) qui, à peine un an plus tard, en novembre 1790, furent foulés au pied par les troupes autrichiennes?

En 1789, les Pays-Bas du Sud (1) furent le premier pays sur le continent européen à être au seuil de la révolution industrielle. Ils surpassaient les Etats voisins en matière de production textile, d'extraction du charbon, d'industrie métallurgique, du papier, et de tannage du cuir. Le nombre d'habitants y était favorable; les techniques agricoles modernes étaient appréciées partout et une classe d'entrepreneurs capitalistes et de grands commerçants commençait à se renforcer dans la vie économique. Bref, les «conditions objectives» étaient remplies pour franchir un grand pas vers le capitalisme.

ANCIEN REGIME

Cependant, la révolution bourgeoise n'eut pas lieu, en dépit du fait que les Pays-Bas autrichiens, juste comme leurs voisins, vivaient sous «l'ancien régime», c'est-à-dire sous la survivance politique de la dernière phase de la féodalité, qui entravait politiquement le développement complet du capitalisme. Etant donné le haut niveau de développement économique, on aurait pu s'attendre à ce que la révolution soit au moins aussi radicale que celle qui se déroulait en France et dans la Principauté de Liège. Il n'en fut rien.

Les classes privilégiées avaient des raisons de résister contre leur maître, à Vienne, Joseph II. Aux yeux de ce despote éclairé, le pouvoir des «Etats provinciaux», divisé entre l'aristocratie foncière, les grands propriétaires terriens ecclésiastiques, et les maîtres des métiers (le «tiers-état») était un frein au développement. Il attaqua le monopole des métiers, qui résistaient vigoureusement contre la libre entreprise.

Sa réforme du code judiciaire visait à mettre fin à l'inextricable écheveau des lois féodales, qui ne donnaient aucune sécurité au commerce et à l'industrie. Il accorda la liberté de culte aux protestants. Les grandes propriétés terriennes des abbayes des Ordres contemplatifs furent détruites. Enfin, l'Empereur, dans une dernière tentative pour briser la résistance des privilégiés, enleva aux «Etats» leurs dernières fonctions comme pouvoir politique.

Tous ceux qui n'étaient pas des privilégiés - et c'était la grande majorité de la population, bourgeoisie inclue - ne pouvaient être que contents des réformes de l'Empereur. Mais le fait qu'elles émanaient de Vienne, d'une façon paternaliste et despotique, fit qu'elles n'eurent pas un accueil favorable.

VONCKISTES ET STATISTES

La résistance contre l'Empereur prit ainsi deux formes: d'une part, le courant révolutionnaire, démocratique, dirigé par les avocats SI.Vonck et J.B.Verlooy, et l'officier Vandermersch. Leur association secrète «Voor Outer en Heerd» prépara la révolution d'une manière «moderne» assez étonnante.

Les vonckistes étaient partisans de la souveraineté du peuple via un parlement élu, dans lequel on procéderait par vote nominal. Le droit de vote étant réservé à ceux qui payaient un certain montant minimal d'impôts. Dans ce sens, les démocrates se situaient loin du droit de vote universel réclamé plus tard par les Jacobins. Leur base se situait essentiellement dans les deux Flandres et le Hainaut, les deux régions les plus développées.

D'autre part, les réactionnaires, partisans des privilèges pour les trois états, appelés les statistes, se rangèrent derrière Heintje van der Noot le Bruxellois, morveux mais populaire. Ils étaient pour le maintien de l'assemblée des états, au sein de laquelle chaque «état» s'exprimerait séparément et en tant que groupe. Leur base était le Brabant le moins développé, à laquelle appartenait la province d'Anvers.

Les vonckistes étaient dans l'obligation de conclure une alliance avec les statistes. Le Général Vandermersch dirigea avec succès la conquête militaire, à partir de la Hollande. Le pouvoir politique, dans Bruxelles libérée, tomba entre les mains des statistes, qui, soutenus par les métiers, déjà dominants à ce moment, rétablirent «l'ancien régime».... mais, sans l'Empereur.

UNE ALLIANCE CONTRE NATURE

Une âpre lutte éclata alors entre les statistes et les vonckistes. Elle fut finalement perdue par les démocrates progressistes, qui étaient peu «implantés» chez les non-possédants. L'alliance contre-nature entre deux attitudes fondamentalement ennemies aboutit à la défaite des progressistes. La bourgeoisie, dans sa peur d'un développement radical de la révolution, se tint en grande partie à l'écart de ce conflit.

Mais pourquoi le «quatrième état», celui des pauvres, ne vint-il pas à ta rescousse des vonckistes ? Les pauvres étaient matérialistes. Ici et là ils avaient mené quelques soulèvements contre l'aristocratie foncière. Leur enthousiasme élémentaire pour la révolution fut vite refroidi par la restauration des Etats réactionnaires à Bruxelles. Les tentatives de former des assemblées non liées aux états dans les deux Flandres et dans le Hainaut, furent court-circuitées par Bruxelles. Par exemple à Schorisse, près d'Audenaerde, les paysans pauvres (déjà à moitié prolétaires) se soulevèrent contre les privilégiés, mais cette fois avec les états comme détenteurs du pouvoir, sous le mot d'ordre «Vive l'empereur».

Les statistes furent donc seuls lorsque l'Autriche lança sa contre-attaque. Eux qui, depuis le début, étaient réticents à l'idée de la libération autonome révolutionnaire et militaire, défendue par les Vonckistes; et qui encore à ce moment plaçaient leurs espoirs dans une intervention des Etats réactionnaires de Prusse et de Hollande, ces statistes virent leurs illusions partir en fumée.

L'ironie de l'histoire voulut que les Flamands Vonck, Verlooy et Vermersch cherchèrent refuge auprès de la révolution française, le seul moyen qui restait encore pour faire tomber l'ancien régime. Beaucoup de «flamingants» d'aujourd'hui en veulent à ce Verlooy, lui qui était partisan d'utiliser le flamand comme langue dans l'administration et la culture des provinces du Nord. Mais n'est-ce pas à cause de l'échec de cette révolution brabançonne que toute une série d'aristocrates francophones occupent une place dominante dans l'Etat belge ?

La Gauche, 10 janvier 1989

(1) C'est-à-dire la Hollande autrichienne (les Flandres, le Brabant, le Luxembourg, une partie du Limbourg, le Hainaut, Namur) et les Principautés (Liège, Limbourg) qui, théoriquement, relevaient de l'Empire germanique.

(*) avertissement: cet article use du mot «état» dans deux sens différents: dans le sens que l'on donne à ce mot aujourd'hui (appareil d'Etat), et dans le sens état- couche de la société (tiers-état, etc.) fréquemment utilisé à l'époque. En néerlandais, à ces deux sens correspondent des termes différents. Pour marquer la différence en français nous écrivons Etat avec une majuscule quand il s'agit de l'état - appareil d'Etat et territoire, et état avec une minuscule quand il s'agit de l'état - couche sociale.

Voir ci-dessus