Hommage à Jacques Yerna
Par Georges Dobbeleer et Isabelle Ponet le Samedi, 19 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Jacques Yerna est décédé le 13 août 2003. Peu de temps auparavant, le 12 avril 2003, une journée d'hommage lui avait été consacré à la FGTB Liège à l'initiative de La Gauche et de la LCR Liège. Jacques avait tout un passé de militant syndical. Il fut aussi, avec Ernest Mandel, l’un des deux principaux créateurs de La Gauche. Nous reproduisons ci-dessous le compte-rendu de cette journée ainsi qu'une interview de Jacques Yerna publié dans La Gauche en juin 2003 où il évoque son itinéraire militant hors pair.

Nous avons obtenu immédiatement l’appui du secrétaire de la FGTB de Liège, Thierry Bodson, qui nous offrit la grande salle du premier étage des locaux de la FGTB place Saint-Paul. Un grand nombre de personnalités politiques et syndicales accordèrent d’emblée leur patronage à cet hommage. Le nom des 79 premiers figura sur un feuillet d’invitation largement diffusé.

Pour préparer cette rencontre amicale ; Isabelle Ponet, au nom de la Fondation Léon Lesoil, réalisa une longue interview de Jacques Yerna. Il y évoqua son enfance dans l’entre deux guerres où il fut marqué par le Plan du Travail de De Man et la grande mobilisation socialiste à ce sujet. Il rencontre Ernest Mandel en 1954 qui, dit-il, « joue rapidement un rôle très important dans ma propre formation politique ».

Autour de La Gauche et grâce à elle, Yerna fut le représentant le plus dynamique de l’aile gauche liégeoise du PSB tout en cherchant par ailleurs à réaliser un rassemblement des progressistes qui donna naissance au groupe « Bastin-Yerna ». Dirigeant du MPW dans les années 60, il est aujourd’hui à la fois un des militants les plus actifs du RLP (rassemblement liégeois pour la paix), de l’action pour les sans-papiers et contre l’existence du centre fermé de Vottem où il manifeste chaque samedi.

Cette interview a été publiée dans une brochure qui comprend aussi le dossier du 40ème anniversaire de La Gauche, des photos, des copies de tracts et documents anciens. Un cahier de grand format y est joint, reproduisant des pages entières de La Gauche de 1958 à 1965. Les participants à la journée du 12 avril ont été nombreux à acquérir ces deux témoignages d’un passé et d’un présent très militant.

La journée du 12 avril.

La salle avait été décorée d’un très vaste panneau où étaient affichés plus de quarante documents : photos des manifestions à Vottem mais surtout une sélection d’exemplaires de La Gauche depuis 1956 jusqu’à notre dernier numéro dénonçant la guerre en Irak.

Il y eut près de 200 personnes qui vinrent saluer Jacques Yerna, comme Jacques Defay, collaborateur de La Gauche des premières années, Georges Vandersmissen et Jacqueline Saroléa qui fut l’animatrice du fameux piquet des femmes de la poste pendant la grève de 60-61, Jean Roosen militant CSC et longtemps actif au POS, Willy Demeyer, bourgmestre socialiste de Liège. Impossible de citer tout le monde !

Parmi les excusés il y avait René De Schutter, Jules Gérard Libois et Jean Van Lierde, rédacteurs de La Gauche des débuts.Une lettre de Jean Van Lierde fut lue en début de séance par France Arets qui présidait l’assemblée avec Thierry Bodson. Elle représentait le CRACPE, le mouvement qui organise le soutien aux réfugiés politiques détenus à Vottem.

Un film d’Anne Martinow, réalisé en 94 fut projeté. Il présente de façon très vivante la vie politique et syndicale de Yerna, comprend des interventions de Mandel et relate l’incident du premier mai opposant Jacques défendant les grévistes de l’ALE et la virulents réponse d’André Cools alors président du PS.

Une table ronde suivit cette projection. Julien Dohet qui publie le premier mai un livre consacré à jacques Yerna rappella quelques dates marquantes de la vie d’un activiste infatigable.

Georges Dobbeleer qui participa à la fondation de La Gauche évoqua sa première rencontre avec Jacquess il y a 50 ans exactement dans un congrès du mouvement Esprit. Il cita les journées de février 1959 où Renard renonça soudain à soutenir les mineurs borains en lutte, ce qui l’éloigna de Mandel et de Yerna, la grève de 60-61 et la naissance du MPW, les étapes de la rupture du PSB avec La Gauche et le MPW, en décembre 1964, la difficile naissance en 1965 du PWT et de l’UGS et aussi les combats menés en commun au cours des dix dernières années.

Michèle Marteaux présenta ensuite le Collectif d’Outremeuse contre l’extrème droite où Yerna mais aussi des gens venus d’horizons divers agissent ensemble et finissent par se lier d’amitié, preuve dit-elle que le monde dont nous rêvons est possible.

Thierry Bodson rappela la place de Jacques Yerna dans les luttes syndicales de la FGTB. Victor Martin évoqua le comité pour les libertés syndicales « solidarité d’abord ».

François Martou, syndicaliste CSC, rappela qu’il succéda à Bastin dans le groupe Bastin-Yerna qui cherchait –comme le milieu des groupes Esprit dans les années 50-, à réaliser une union entre progressistes croyants et incroyants.

André Beauvois, du Rassemblement liégeois pour la Paix précisa qu’après une période initiale de relative incompréhension, Yerna et lui s’étaient bien associés dans la lutte contre la guerre et le fascisme.

Anne Martynow, auteur du film, fut applaudie pour la réalisation de ce précieux document.

Eric Toussaint, au nom du CADTM évoqua l’entente de Yerna avec ce rassemblement pour l’annulation de la dette du tiers-monde.

Bernadette Schaeck, militante du comité antifasciste fondé naguère en Outre-Meuse pour contrer les fascistes d’Agir souligna l’importance de l’appui actif de Jacques Yerna.

Jacques répondit en évoquant ses débuts syndicaux et citant ses contacts avec des chrétiens comme le prêtre ouvrier Albert Courtois et des syndicalistes communistes comme Théo Dejace. Il dit avoir appris et retenu trois choses de toute sa vie militante. Il cite la tolérance qui permet d’éviter de se tromper de cause. Ensuite la nécessité de participer soi-même à l’action que l’on veut voir réalisée par les autres. Enfin l’importance de donner la priorité à la formation idéologique et à la solidarité. Tout cet échange de vues fut marqué par l’amitié et l’émotion.

Cent convives participaient le soir à un repas froid au restaurant de la FGTB au 8ème étage. Le groupe nombreux et dynamique « les Canailles » interprêta divers chants culturels ou du mouvement ouvrier et une chanson d’hommage à Jacques créée pour la circonstance. Après eux le guitariste Michel Feilner chant des airs anarchistes de Léo Ferré.

Cette journée connut une réussite complète et un accord fraternel y a regné. Elle rappelle aussi qu’un hommage peut être rendu non aux seuls décédés mais aussi à quelqu’un de bien vivant qui reste un militant actif de causes sociales et politiques d’aujourd’hui.

Georges Dobbeleer


Jacques Yerna, un rassembleur

Le 12 avril, la régionale de Liège du POS, en collaboration avec d’autres organisations, rendra hommage aux combats militants que Jacques Yerna a mené dans la région liégeoise depuis 60ans. De 1962 à 1988, Jacques a été secrétaire de la FGTB Liège-Huy-Waremme. Auparavant, il avait porté le projet des réformes de structure, base du syndicalisme renardiste qui allait mener à la grève générale de 1960.

Depuis sa pension, lui qui avait toujours été un homme de reliance, entre syndicats et organisations sociales, entre chrétiens et socialistes , entre travailleurs wallons et flamands, milite encore plus activement dans tout ce qui rassemble les progressistes en défense des plus fragiles. Ainsi, tous les samedis, on le retrouve à Vottem pour clamer son refus des centres fermés.

Mais pour nous, Jacques est avant tout, avec notre camarade Ernest Mandel, le co-fondateur de La Gauche et il fut longtemps son éditeur responsable. En cette année de rajeunissement de notre journal, nous sommes heureux de pouvoir replonger dans nos racines et nous sommes fiers de rendre hommage à celui qui nous a tant donné . Isabelle Ponet a réalisé une longue interview de Jacques Yerna, qui fera l’objet d’un tiré à part. Nous reprenons ici les questions qui concernent la fondation de la Gauche et les liens que Jacques Yerna établit entre partis et perspectives révolutionnaires de changement de la société.

Jacques, tu es un militant tout à fait atypique. Nous venons d’en parler longuement. Au vu de tes combats, comment se fait-il que tu ne sois jamais entré dans un parti révolutionnaire?

Jacques Yerna: J’ai connu un parcours politique qui peut paraître étonnant aujourd’hui. J’apparais - et j’en suis heureux- comme un disciple d’Ernest Mandel. J’ai souvent participé à des luttes anti-bureaucratiques au point de défendre des délégués qui eux-même avaient des positions révolutionnaires. Pourquoi dès lors ne suis-je pas entré dans un parti de type révolutionnaire?

Ma réponse s’inscrit dans le contexte de ma propre histoire. Quand je suis engagé à la FGTB, en 1949, je me retrouve de suite dans l’orbite d’André Renard. C’est à ce moment qu’on crée à la FGTB, sous la responsabilité d’André Renard, secrétaire national, le service des conseils d’entreprise. Etant considéré comme bilingue et donc toléré chez les flamands, je pouvais être utile. Mais très vite je me rends compte que l’on peut aller au delà des conseils d’entreprise.

Comme d’autres militants, je restais marqué par le plan du travail que De Man avait proposé dans l’entre- deux- guerres. Ensemble nous nous disons qu’on pourrait peut-être poursuivre l’étude qui avait conduit au plan du travail. Nous proposons à André Renard de créer une commission d’étude pour réfléchir à un programme de structures à mettre en œuvre. Ce programme sera adopté lors d’un congrès extraordinaire de la FGTB en 1954.

Après ce congrès, la commission d’étude propose à André Renard de poursuivre son travail et notamment d’organiser une réflexion sur la concentration financière. C‘est ainsi qu’on va accoucher du programme sur les sociétés Holding (Holding & démocratie économique) en octobre 1956. Sur ces entrefaites, les membres de la commission d’étude, qui ont lu les articles sur les holdings qu’Ernest Mandel publie dans le journal Le Peuple, me chargent, en tant que secrétaire de la commission, de prendre contact avec lui pour lui demander de participer à notre travail. Nous sommes en 1955.

Ce que je vais découvrir beaucoup plus tard, c’est qu’ Ernest Mandel, au moment où je vais le voir, participe lui-même à un mouvement de réflexion sur le thème de l’entrisme au sein du parti socialiste. Et je crois qu’il voit, dans la démarche que je fais, un début de solution pour le problème auquel il est confronté.

A ce moment là, il était déjà au PSB?

J.Y: Ah, pour moi, oui, il y était déjà.

Et tu y étais aussi ?

J.Y: J’y étais depuis 1948.

Pourquoi y étais-tu entré ?

J.Y: Je suis un enfant de socialiste, et j’évolue dans l’entre-deux-guerres à Sclessin, où le Parti Socialiste, le POB, est fort important. J’ai été marqué par les grèves de 1932 (j’allais avoir 10 ans). Le rexisme également m’avait frappé avec l’opposition que le PS et les Jeunes Gardes Socialistes organisaient contre lui. Après avoir commencé mes études universitaires en septembre 44, je me suis engagé comme volontaire de guerre et je suis parti en Irlande puis je suis revenu pour terminer mes études.

Je me souviens aussi de l'opposition des jeunes aux politiques participationnistes du POB et surtout au rôle joué à l'époque par Paul Henri Spaak dans la rédaction de l'hebdommadaire anti-réformiste "L'Action Socialiste".

Enfin, ayant terminé mes études en 1947, je rentre au Ministère du travail, où je suis versé au nouveau « service statistique”. C’est Léon- Eli Troclet qui est Ministre du travail à ce moment là. Et moi personnellement, je suis assez intéressé par sa réputation dans le domaine de la Sécurité Sociale. Comme tu vois, j’étais bien préparé à m’inscrire au sein du parti socialiste.

Revenons-en à ta rencontre avec Ernest Mandel …

J.Y: Je rencontre donc Ernest Mendel pour lui proposer de participer à la commission d’étude; ce qu’il accepte tout de suite et me dit : “Tu viens me voir au nom d’André Renard, moi j’ai une proposition à te faire. Au Parti Socialiste, on en a marre de la bureaucratie de la majorité sociale- démocrate. Ne serait-il pas possible d’organiser une tendance au sein du PSB? On créerait un journal, La Gauche, et on essaierait d’avoir le parrainage d’André Renard pour la partie francophone du pays. Moi, dit-il, je me fais fort d’avoir celui de Camille Huismans, un parlementaire socialiste d’Anvers, pour la partie néerlandophone."

Je me charge donc de prendre contact avec André Renard qui accepte tout de suite. Il faut dire qu’on est en 1955. Les socialistes sont entrés dans le gouvernement en 1954, l’année du congrès extraordinaire de la FGTB qui adopte le rapport sur les réformes de structure. Or, les ministres socialistes comme Léon- Eli Troclet n’hésitent pas à prendre leurs distances par rapport à ce programme, parce que le gouvernement présidé par Van Acker ne l’a pas dans ses objectifs. On l’appelle pourtant le gouvernement des gauches mais c’est dans la conception du 19e siècle. Les gauches, ce sont les socialistes d’une part et les libéraux d’autre part.

Pour cette raison-là notamment, André Renard accepte le parrainage de La Gauche. Grâce à lui, j’obtiens un nombre très important d’abonnements (au delà des 1 500 abonnements collectifs chez les métallurgistes liégeois, à la CGSP, au SETCa). André Renard nous assure un succès absolument extraordinaire. Dans la société coopérative de La Gauche se trouvent des noms comme Ernest Glinne ou comme Henri Janne qui va devenir recteur de l’ULB.

C’est de là que date ma coopération active avec Ernest Mandel qui rapidement joue un rôle très important dans ma propre formation politique. En effet, à partir du moment où nous obtenons les deux parrainages et des abonnements en grand nombre, nous constituons un comité de rédaction et toutes les semaines, nous nous réunissons à Saint Josse, chez Guy Cudel. Il est inutile de dire que discuter chaque semaine de La Gauche, c’est discuter de l’attitude du gouvernement. N’oublions pas que le numéro 0 de La Gauche paraît en 1956 et que nous commençons à publier régulièrement à partir de 1957. Entre-temps, il y a eu la catastrophe de Marcinelle et, comme d’habitude, les positions attentistes du PSB qui s’accroche au gouvernement bien que celui-ci ait pris ses distances par rapport au programme des réformes de structure. La réunion hebdomadaire de La Gauche est donc pour moi une réunion très riche en enseignement d’autant plus que dans ces comités de rédaction, plusieurs militants sont trotskistes. Mais ça, je ne le sais pas encore.

Je ne me consacre pas seulement à écrire dans La Gauche mais aussi à la vendre, dans toutes les régions et à la défendre dans des réunions. Je collabore avec Ernest Mandel à la création de Links, son équivalent flamand. La vérité, c’est que – je dis cela sans aucune méchanceté, je le comprends même aujourd’hui- Ernest m’utilise pour réaliser sa stratégie de l’entrisme dans le Parti Socialiste.

Mais quelle est ta conception à toi du travail dans le Parti ?

J.Y: On sort de l’entre-deux-guerres où j’avais été fort marqué par le plan du Travail. J’ai beaucoup lu, surtout Léon Blum. J’élabore une ligne de conduite qui est restée la même jusqu’à aujourd’hui. Le Parti Socialiste est un parti de masse. Et un parti de masse ne peut pas être révolutionnaire. Il est nécessairement réformiste, parfois même conservateur. Il ne peut donc évoluer vers une prise de conscience dynamique que s’il laisse se développer en son sein une tendance plus radicale. Je dis toujours que je suis venu au Parti par le cœur(mes racines) et que j’y reste par la raison. J’ai été de suite séduit par la proposition d’Ernest Mandel de construire une tendance qui aille à l’encontre du réformisme du parti. Lui est toujours au PS à ce moment, il n’en sortira que quand il sera exclu en 1964.

Mais comment cette tendance plus révolutionnaire peut-elle se développer si elle n’est pas reliée à l’extérieur à un groupe plus radical, comme la IVème Internationale, qui permette de faire avancer la réflexion avant de la reporter dans le parti réformiste ?

Parce que je suis en même temps syndicaliste renardiste. Je crois à l’indépendance absolue du syndicat par rapport aux formations politiques. Cela ne veut pas dire que je ne puis militer au sein du parti socialiste mais sans y avoir de mandat. On est dans les années 50-60. Les travailleurs sont préoccupés par leur vie quotidienne ; ils ont parfois des réactions de repli un peu égoïste. Ce qui est important c’est qu’il y ait une volonté chez les dirigeants syndicaux, en s’appuyant sur les ailes progressistes, de préparer et de mobiliser les travailleurs à des revendications plus profondes changeant les structures de la société. Je crois à l’organisation syndicale. C’est un peu ma naïveté à moi. Je pensais que l’action syndicale pourrait dominer le réformisme social-démocrate. Je crois qu’il faut se battre au sein du parti socialiste parce qu’il est un parti de masse, mais je n’en attends pas l’impulsion nécessaire. Je l’attends de l’organisation syndicale, parce que je considère qu’il est de son devoir de préparer les travailleurs à des mouvements de révolte beaucoup plus profonde.

Il y a eu '32, '36, la libération, '50. Il y aura 60. Mon opinion à moi est que la lutte à caractère révolutionnaire dépend beaucoup de l’action syndicale. André Renard va d’ailleurs signer une brochure qui l’explique, même si elle est écrite par un petit collectif issu de la commission d’étude de la FGTB, Vers le socialisme par l’action. Après les événements de 1964 qui conduiront à l’exclusion d’Ernest Mandel, Ernest Glinne qui était parmi les rebelles a négocié avec la direction du PSB une modification des statuts pour permettre le jeu des tendances.

Comment les choses évoluent-elles avec Ernest Mandel ?

J.Y: Quand je pose ma candidature au secrétariat de la FGTB Liège-Huy-Waremme, je suis surpris de m’entendre attaqué par des centrales comme le SETCa parce que je suis trotskiste. L’affaire fait grand bruit. Ernest Mandel vient me trouver dans mon bureau pour me dire : « Je dois bien te dire la vérité . Je suis membre de la IVème Internationale. » Je me souviens lui avoir répondu : »Cela me fait de la peine que tu ne me l’aies pas dit plus tôt. Il était peut-être possible que je vous aie rejoints. je n’aurais en tous cas pas tourner le dos à tout ce que j’avais fait en ta compagnie. A recommencer, je referais exactement la même chose ». Qu’il soit trotskiste ou pas, cela ne me préoccupait pas. De plus, à l’époque, les gens ne s’occupaient pas de ces histoires d’internationales. Quand je l’apprends, je ne suis donc pas furieux, mais je suis triste. Triste qu’on ne me l’ait pas dit. Je pensais : il se méfie de moi, alors qu’il n’y a pas de raison . La preuve, quand au congrès de la régionale FGTB qui devait se prononcer sur ma candidature au secrétariat le SETCa m’a demandé de cesser d’être éditeur responsable de La Gauche, j’ai refusé. Cela ne m’a pas empêché d’être élu malgré l’abstention du SETCa.

Et ton attitude par rapport à la bureaucratie ?

J.Y: A partir du moment où je dis que j’ai choisi de militer dans un parti de masse à condition de pouvoir y développer une stratégie de tendance, je dois aussi expliquer que la masse, et a fortiori la direction, est nécessairement axée sur les problèmes de vie quotidienne. Ce qui fait le lit de la bureaucratisation. Nous sommes dans une formation politique qui a souvent été mêlée au pouvoir. Le pouvoir (Mandel m’en a aussi beaucoup parlé) amène à des compromissions pour conserver le pouvoir. Il devient un but en soi et plus un moyen. Cette dérive bureaucratique est nécessairement liée à un parti de masse. Voilà pourquoi je devais consacrer toute mon énergie au combat anti-bureaucratique. J’accordais une énorme importance au syndicat. Mais je suis conscient que, même renardistes, les syndicats finissent par tomber dans le piège bureaucratique.

Il faudra un jour réfléchir à cette question. Sur le plan politique, ma démarche a été un échec. Et sur le plan syndical, je le crains bien aussi. D’où ta question : à recommencer, n’aurait-il pas mieux valu entrer dans un parti révolutionnaire?

Je reste très hésitant. Je crois que le mouvement des travailleurs que j’ai connu dans les années 50-60 correspondait aux choix stratégiques que j’ai faits. Dans les moments exceptionnels, les travailleurs se révoltent. Et puis, cela retombe, disent André Renard et Ernest Mandel, si on n’a pas préparé le maintien de cet esprit révolutionnaire, c’est-à-dire si on n’a pas préparé les travailleurs à se donner un objectif avant que se produisent les élans révolutionnaires. Je trouve cela essentiel.

C’est le rôle du programme de transition de Trotsky!

J.Y: Absolument. C’est tout ça qui me ferait encore réf léchir aujourd’hui… à 80 ans.

Interview par Isabelle Ponet

Voir ci-dessus