Le Che dans le maquis africain
Par Zbygniew Kowalewski le Dimanche, 08 Octobre 2000 PDF Imprimer Envoyer

En 1965, après son départ de Cuba et avant son apparition en Bolivie, Ernesto Guevara, à la tête de 125 Cubains, a pris part à la lutte armée contre le régime néo-colonial au Congo (Zaïre). Après sa retraite du Congo, il a écrit que "la victoire est une grande source d'expériences positives, mais la défaite aussi", en particulier la défaite des "étrangers qui sont allés risquer leur vie sur un terrain inconnu", "auquel ils n'étaient attachés que par les liens de l'internationalisme prolétarien, inaugurant une méthode inédite dans l'histoire des guerres de libération".

La présence de Che Guevara au Congo fut reconnue par les autorités cubaines quelques années après sa mort, mais sans plus de détails, et elle constituait une page vide de sa biographie. Gabriel Garcia Marquez a fourni quelques informations plus précises à ce propos à l'occasion du débarquement des troupes cubaines en Angola (1), et Carlos Moore l'a fait beaucoup plus abondamment mais en s'appuyant sur des sources souvent peu fiables (2). Ce n'est que récemment que l'histoire de l'expédition cubaine au Congo a été reconstruite par l'écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II, sur la base des témoignages des camarades d'armes du Che (3).

Ce qui s'est passé au Congo ex-belge pendant un an et demi après son ascension à l'indépendance en juin 1960, a constitué l'un des plus grands drames de la période de décolonisation de l'Afrique. L'enjeu était énorme: dans ce pays se décidait si l'indépendance des pays coloniaux déboucherait sur un processus permanent de révolution démocratique nationale et socialiste ou sur la victoire du néo-colonialisme. L'intervention militaire de la Belgique, la sécession, orchestrée par le colonialisme belge, de la riche province minière du Katanga (Shaba), l'intervention militaire de l'ONU, l'assassinat du premier ministre et partisan d'un Etat unitaire et vraiment indépendant Patrice Lumumba, la guerre du peuple luba contre le régime katangais soutenu par des mercenaires blancs, l'installation à deux reprises à Stanleyville (Kisangani) puis la chute définitive, en janvier 1962, d'un gouvernement nationaliste, n'ont pas été décisives. La révolution congolaise était toujours capable de reprendre le souffle.

Les insurrections

Initiée avec l'indépendance, la fracture de la jeune élite politique congolaise s'est consommé en 1963, quand l'aile droite a fini par chasser l'aile gauche de l'appareil d'État. Cette dernière, se disant nationaliste et lumumbiste, a profité du renversement du régime fantoche au Congo ex-français pour constituer à Brazzaville, en octobre 1963, le Conseil national de libération (CNL). La deuxième base arrière fut le Burundi. Une alliance tripartite se forgea entre les nationalistes de l'Unité pour le Progrès National (UPRONA), parti tutsi de ce pays, l'Union nationale rwandaise (UNAR), parti des Tut-sis réfugiés suite à la "révolution hutu" qui avait amorcé le processus génocidaire au Rwanda, et le CNL congolais.

Mais le CNL en exil n'était pas le seul centre nationaliste. Un peu avant la formation de celui-ci, Pierre Mulele, ancien ministre du gouvernement Lumumba, qui avait fait un stage de formation politique et militaire en Chine populaire, avait établi une guérilla au Kwilu, à l'ouest du pays. En janvier 1964, une insurrection de masse se déclenchait dans cette province, sous la direction de Mulele, indépendante du CNL. En avril 1964, une autre insurrection, prépa-rée par Gaston Soumialot, président du CNL-section de l'Est avait éclaté au Kivu. Les insurgés s'emparèrent rapidement des villes d'Uvira et de Fizi sans parvenir à prendre Bukavu. Du Kivu l'insurrection s'est étendue au Nord-Katanga dont la capitale Albertville (Kalemie) s'est trouvée pendant deux mois et demi entre les mains de l'Armée populaire de libération (APL). Celle-ci a reçu le soutien de l'Armée populaire de libération rwandaise (APLR) formée par l'UNAR au sein de la masse des réfugies tutsis.

En juillet et août, l'APL sous le commandement de Nicolas Olenga a pris, successivement, le contrôle des provinces du Maniema et du Sankuru (avec leurs capitales respectives Kindu et Lodja) et de la Province orientale. La capitale de cette dernière, Stanleyville, est devenu la capitale provisoire de la République populaire du Congo dont Christophe Gbenye s'est auto proclamé président et premier ministre. Il dirigeait le courant le plus opportuniste et droitier de la mouvance nationaliste. (4)

La force de frappe du soulèvement à l'Est était constituée par les Jeunesses du Mouvement national congolais - Lumumba (MNC-L) et d'autres partis nationalistes. Le sociologue belge Benoît Verhaegen, l'un des plus éminents spécialistes des rébellions congolaises des années soixante, caractérise ainsi la nature sociale de cette force: "L'élément dominant sont les jeunes entre 16 et 22-25 ans, avec une certaine proportion de très jeunes et d'enfants. La majeure partie provient des villes et des petits centres. Ce sont en réalité des élèves sans écoles, des exclus du système scolaire, des jeunes chômeurs; pour eux l'espoir né de l'indépendance est définitivement cassé: ils sont les seuls à n'avoir rien à perdre et à ne laisser derrière eux, ni femme, ni maison, ni champs, en s'engageant dans la guerre révolutionnaire. Ils sont marginaux par rapport à toutes les structures sociales de référence : la famille, l'école, la ville, le travail, la classe d'âge. "

Les actions de cette jeunesse marquées par la destruction, la violence et les atrocités s'expliquent en partie par sa nature large-ment déclassée, mais aussi par le fait que ses impulsions révolutionnaires restaient frustrées. Ces actions étaient dirigées contre l'ensemble des structures politiques et des forces sociales du régime néocolonial et en particulier contre l'alliance de la nouvelle bureaucratie étatique avec l'impérialisme et les pouvoirs coutumiers. Mais la petite bourgeoisie nationaliste qui dirigeait le soulèvement à l'Est, n'aspirait qu'à expulser le personnel des appareils d'État pour occuper ses positions ou le forcer à les partager avec elle. Les nombreuses et souvent publiques exécutions de militaires, de policiers et de fonctionnaires n'étaient pas accompagnées de la destruction des appareils du pouvoir néocolonial, étatique et coutumier.

Les commandants de l'APL et les dirigeants du CNL montaient les nouveaux organes de pouvoir avec le concours des secteurs de la bureaucratie qui auparavant avaient été écartés des appareils d'État et avec les chefferies coutumières qui déclaraient leur allégeance. Par contre, les jeunes forces combattantes des partis nationalistes et de l'armée de libération n'étaient pas admises dans les structures du pouvoir rebelle, et elles agissaient à leur manière, en général dispersée, arbitraire et "anarchique".

"La différence fondamentale entre la rébellion du Kwilu et celles de l'Est du pays réside dans son radicalisme révolutionnaire", dit Verhaegen. "Les dirigeants mulelistes du Kwilu entendaient détruire les bases mêmes de l'organisation sociale, économique et politique existante et reconstruire une société nouvelle. C'est sans doute dans le seul cas du Kwilu que le terme "révolution" aurait pu être correctement utilisé au lieu de "rébellion". Les dirigeants du soulèvement s'appelaient volontiers nationalistes révolutionnaires, mais dans la mouvance nationaliste de l'époque, peu d'éléments étaient vraiment révolutionnaires. C'était, avant tout, le cas de Mulele: son nationalisme très radical exprimait la conviction qu'une vraie indépendance nationale n'était pas possible sans une rupture avec le capitalisme.

A l'Est, les insurgés n'étaient pas soumis à une quelconque formation politique ni même militaire. Non seulement au début, quand ils manquaient d'armes à feu, mais même après qu'ils en eurent récupéré sur l'armée gouvernementale ou reçu de l'étranger un armement moderne important, ils continuèrent à utiliser presque exclusivement les lances, machettes, bâtons, arcs et flèches ou chaînes de bicyclettes. Ils étaient persuadés que les rituels d'immunisation de nature magique, le port des amulettes et une consommation abondante de chanvre les rendaient invulnérables aux balles, grenades, bombes etc. Au début, l'immunisation représentait une arme puissante dans la mesure où les soldats du gouvernement croyaient en son efficacité et reculaient ou se débandaient devant les attaques des insurgés sans armes. Mais quand l'adversaire eut passé à la contre-offensive, il s'est avéré que c'était une arme à double tranchant: les insurgés tombaient sous les balles sans savoir manier les fusils. Tout un appareil hiérarchisé de docteurs-féticheurs a été établi et attaché à l'APL. Le rituel était également un rite d'initiation combattante et d'admission à l'APL, et il faisait de cette armée une espèce de société secrète séparée des masses de la population civile.

L'internationalisation

En juillet 1964, le pouvoir étatique central du Congo a été pris par Moïse Tshombe, ancien sécessionniste katangais. Il a invité tout de suite les officiers belges à réintégrer l'armée et ordonné le recrutement de ses anciens amis, les mercenaires blancs, en particulier sud-africains, rhodésiens et allemands. Il a également obtenu des États-Unis une force aérienne pilotée par des contre-révolutionnaires cubains. Les attaques aériennes de plus en plus fortes semaient la mort et la terreur dans la population civile et mettaient en question tout le système d'immunité magique des insurgés. Les dirigeants du soulèvement y réagirent en ordon-nant la prise en otages des citoyens d'États appartenant à l'OTAN et leur exécution en cas de bombardements. En réalité, peu d'otages furent exécutés. Mais en novembre 1964, sous prétexte de mettre fin au "massacre généralisé des blancs", l'aviation américaine, en utilisant une base britannique, a parachuté des troupes d'élite belges sur Stanleyville.

L'internationalisation ouverte de la guer-re civile au Congo par l'impérialisme et les massacres des milliers de civils congolais perpétrés à Stanleyville par les parachutistes belges suscitèrent la levée d'une puissante vague anti-impérialiste en Afrique et ailleurs. Les gouvernements de l'Algérie et de la République arabe unie (Nasser) annoncèrent leur soutien, dont l'envoi d'armes, aux insurgés congolais et invitèrent d'autres États africains à suivre leur exemple. A l'Assemblée géné-rale de l'ONU, les puissances impérialistes se trouvèrent face à une attaque d'une telle violence que la presse bourgeoisie accusa les délégués des États africains de "racisme à   l'égard   de l'homme blanc".

C'est  Che Guevara, au nom de Cuba, qui lança devant cette assemblée l'appel "à tous les hommes libres à être prêts à venger le crime commis au Congo au nom de la défense de la race blanche". Suite aux consultations à New-York avec Abdul Rahman Babu, dirigeant de la révolution au Zanzibar et ministre du gouvernement conjoint de la Tanzanie, et avec Malcolm X, dirigeant nationaliste afro-américain, il partit en voyage en Afrique. Il était persuadé de la nécessité de riposter en internationalisant la guerre civile au Congo également de la part des forces anti-impérialistes. Plusieurs gouvernements africains dont ceux de l'Algérie, du Congo-Brazzaville et de la Tanzanie donnèrent leur accord à l'engagement militaire cubain sollicité par les nationalistes congolais. Selon les témoignages recueillis par Carlos Moore, Guevara se renseigna en Afrique sur "le rôle possible que Cuba pourrait jouer dans le combat contre le colonialisme, l'impérialisme et la suprématie blanche dans le continent noir" et sonda le terrain pour savoir "comment les Africains réagiraient devant une brigade internationaliste composée de Cubains noirs et de Noirs américains combattant en Afrique aux côtés des mouvements de libération ".

A Dar-Es-Salam, Guevara passa un accord avec Gaston Soumialot et Laurent-Désiré Kabila sur l'envoi au Congo d'un groupe d'instructeurs militaires cubains et d'armes. Kabila, qui en 1960 déjà avait dirigé la lutte des jeunesses nationalistes du peuple luba contre la gendarmerie katangaise, était depuis le déclenchement du soulèvement l'un des principaux dirigeants du CNL-Est et de son aile gauche. Il était responsable du front de guerre situé sur les rives du lac Tanganyika et s'étendant de la province du Kivu au Nord-Katanga.

Une stratégie tricontinentale

Le plan de Guevara découlait de sa stratégie de la révolution tricontinentale, celle qu'il rendra publique deux ans plus tard en lançant le mot d'ordre de "créer deux, trois... de nombreux Vietnam". Avec des combattants non seulement congolais mais provenant également de plusieurs autres pays africains, les militaires cubains et lui-même devraient, au cours d'une guerre de guérilla, construire une colonne-mère de la force mobile stratégique de la révolution congolaise et panafricaine. Au fur et à mesure de sa croissance, cette colonne donnerait le jour à d'autres colonnes ouvrant progressivement d'autres fronts de guerre, au Congo comme dans d'autres pays du continent. Le coup principal des forces de la révolution africaine serait dirigé contre le bloc du pouvoir raciste blanc dont la base principale était le régime d'apartheid sud-africain.

En même temps, l'activité militaire de la petite brigade cubaine au Congo permettrait de sélectionner dans son sein des combattants pour une colonne-mère qui, dans l'avenir, serait établie sous le commandement de Guevara en Amérique latine. En effet, la montée de la révolution continentale africaine devrait être suivie par le démarrage de la révolution continentale latino-américaine. Aux yeux de Guevara, celle-là présentait, par rapport à celle-ci, certains avantages stratégiques: "elle était plus éloignée des Etats-Unis et disposait de meilleures possibilités logistiques (l'URSS, la Chine, la République Arabe Unie, l'Algérie)" (5). Même si en Amérique latine les mouvements de guérilla s'inspirant de l'exemple de la révolution cubaine semblaient monter, les conditions politiques pour les gagner à une stratégie de la révolution continentale n'étaient pas favorables. A la fin de son voyage en Afrique, Guevara communiqua à la direction du Parti communiste du Venezuela son intention de s'incorporer dans l'avenir à la guérilla dirigée par ce parti. La réaction fut négative : il ne fallait pas internationaliser la lutte. (6)

Mi-mars 1965, après son retour à Cuba, Guevara avait obtenu le plein accord de Fidel Castro pour son projet politique. A cause de l'assassinat en février de Malcolm X, il fut obligé de renoncer à l'idée de compter avec des combattants afro-américains. Il prit le commandement d'un contingent militaire déjà formé de Cubains noirs et le 2 avril il quittait Cuba. C'est à ce moment qu'il a laissé à Castro sa fameuse lettre d'adieu annonçant au peuple cubain : "d'autres terres du monde réclament la contribution de mes modestes efforts". Dans cette lettre, il expliqua qu'il s'agissait d'"accomplir le plus sacré des devoirs: lutter contre l'impérialisme partout où il est". Le 24 avril, avec le premier groupe cubain, il pénétrait au Congo en traversant le lac Tanganyika.

La vétoé du terrain

Trois jours plus tôt, à une conférence au Caire, les dirigeants du soulèvement congolais avaient formé, sous la présidence de Gaston Soumialot, le Conseil suprême de la Révolution dont Laurent-Désiré Kabila avait été élu vice-président. Depuis novembre 1964, le soulèvement à l'Est battait en retraite. Les forces rebelles reculaient vers les frontières des pays voisins ou y cherchaient refuge tandis que les frontières étaient progressivement bouclées par les unités de mercenaires blancs et de l'armée gouvernementale. Tous les hauts dirigeants et commandants du soulèvement quittèrent le pays. Mais dans un rapport diffusé alors sur la situation au front que dirigeait Kabila, on affirmait: "La guerre ne cesse d'apporter à la jeune armée populaire des victoires toujours accrues et des expériences considérablement avantageuses qui la préparent à l'assaut final. Dans la phase actuelle de notre guerre révolutionnaire, il en va comme au début de l'insurrection. L'offensive est la forme habituelle de nos combats: nos forces ont l'initiative tandis que les fantoches commencent à se fatiguer d'être toujours acculés à la défensive."

On rapportait également que, dans les régions libérées, le niveau d'organisation politique, militaire et de conscience des masses s'élevait rapidement, dans la mesure où les rapports sociaux se transformaient radicalement. "L'insurrection a ébranlé le droit bourgeois de l'accession à la propriété" et "fait apparaître aux yeux de tous qu'il est plus rationnel et tout à fait naturel que les moyens de production restent propriété commune". (6)

A la lumière de ce rapport, sur les rives du lac Tanganyika la révolution nationale démocratique non seulement était en plein essor mais avait déjà pris un cours socialiste. Cela s'est avéré entièrement faux.

Il n'y avait pas d'organisation de masse ni même de direction politique des forces rebelles. Il y avait plusieurs milliers de combattants en armes, répartis dans des unités de guérilla très autonomes, en fait n'obéissant pas à un commandement central du front qui n'existait que sur le papier. Les guérilleros campaient "dans des endroits bien choisis d'un point de vue tactique, sur des collines très élevées d'accès difficile", notait Guevara, mais ils ne bougeaient pas, n'entreprenaient pas d'actions offensives, confiants dans la passivité de l'armée ennemie. Par ailleurs, "l'Armée populaire de libération se caractérisait par son parasitisme, elle ne travaillait pas, ne s'entraînait pas, ne luttait pas, exigeait de la population qu'elle la ravitaille et travaille pour elle, parfois avec une dureté extrême". Ce qui choquait le plus Guevara et les Cubains, c'étaient les rapports de violence entretenus par les combattants congolais avec la paysannerie et leur façon atroce de traiter les prisonniers de guerre.

"Le plus grand défaut des Congolais, c'est qu'ils ne savent pas tirer, ce qui entraîne un gros gaspillage de munitions; c'est par là qu'il faut commencer", observait Guevara. L'immunisation magique jouait le même rôle qu'au début du soulèvement, en dépit de l'abondance relative des armes à feu qui affluaient de l'étranger. Les combattants comme les commandants, même ceux se disant marxistes, expliquaient aux Cubains" comment pour eux les avions ne comptent absolument pas, car ils possèdent le "dawa", un médicament qui rend invulnérable aux balles". "Les plus avancés politiquement disent qu'il s'agit d'une force naturelle, matérielle, et qu'en tant que matérialistes dialectiques, ils reconnaissent le pouvoir du "dawa", notait Guevara.

Un seul dirigeant congolais a soutenu l'effort cubain visant à construire un front de guerre digne de ce nom: Léonard Mitudidi. Révolutionnaire provenant de l'équipe politique de Mulele et, comme lui, formé militairement en Chine, il était conscient du manque d'une direction politique adéquate du soulèvement. Convaincu qu'il fallait les centraliser et imposer un front unique aux fractions nationalistes rivales, il a joué un rôle important dans la constitution du Conseil suprême de la révolution dont il était membre. Mais début juin, peu de temps après avoir assumé sur le terrain la fonction de chef de l'état-major du front, il s'est noyé lors de la traversée du lac. C'était une perte irréparable. Son substitut, Ildephonse Masengo, ne s'est pas avéré être à la hauteur de la tâche." Nous avons perdu le seul homme efficace dans cette guérilla", commenta Guevara. Une semaine plus tard, un nouveau coup dur, cette fois-ci sur le plan international : en Algérie, l'armée renversait Ben Bella, et l'alliance cubano-algérienne se rompait.

Au combat

Sans prendre en compte la réalité militaire du front dont il était responsable suprême, tout en le dirigeant de l'étranger, Kabila demandait qu'on lance une attaque sur Albertville et qu'on la prenne. Guevara repoussa l'idée: la chute d'Albertville ne pouvait être que l'aboutissement d'une guerre de guérilla sapant le moral de l'armée gouvernementale, détruisant ses communications et ses renforts et attaquant ses avant-postes. Avec beaucoup de réticences, il accepta un autre ordre d'attaque émanant de Kabila et portant sur un objectif plus modeste mais toujours très risqué : une force conjointe cubaine et rwandaise devait attaquer le Front de force, principal avant-poste situé autour de la centrale hydroélectrique à Bendera. Il y avait là un bataillon congolais et une centaine des mercenaires blancs. A Guevara, Kabila interdit de participer aux combats.

43 Cubains et un bataillon des combattants rwandais prirent part à l'attaque, lancée le 29 juin. Même si son commandant Joseph Mudandi avait reçu une instruction militaire en Chine, la troupe était très peu entraînée et expérimentée. Le 29 juin, l'attaque de Front de force devait échouer dans la débandade des combattants rwandais. L'autre unité mixte, chargée de prendre en embuscade les renforts envoyés d'Albertville, s'était égarée et, à cause des erreurs commises par son commandant cubain Norberto Pio Pichardo, s'était lancée dans une attaque frontale désastreuse contre une école voisine des troupes spéciales. Le commandant, trois autres Cubains et au moins quatorze Rwandais devaient trouver la mort.

L'arrivée, longtemps attendue, de Kabila semblait remettre sur pied le mouvement de libération. Kabila a déployé une intense activité à l'intention des masses paysannes et des combattants en tentant d'élever le moral, d'établir la discipline et d'organiser les travaux défensifs autour de la base, les exercices de tir, etc. Mais, après un séjour de cinq jours sur le front, il repartit à l'étranger. Il n'est plus revenu. "Nous ne pouvons pas prétendre que la situation se présente bien: les chefs du mouvement passent le plus clair de leur temps en dehors du territoire", notait Guevara en août. "Le travail d'organisation est quasiment inexistant, vu que les cadres moyens ne travaillent pas, ne savent d'ailleurs pas travailler, et que personne ne leur fait confiance."

Répartis entre plusieurs unités, les Cubains tentèrent d'assurer une instruction militaire aux combattants congolais et rwandais au niveau des tactiques élémentaires de la guerre de guérilla, de les organiser plus efficacement et de les aguerrir. Lentement, cet effort a commencé à donner des résultats : il y avait de plus en plus de petites embuscades réussies. Mais en même temps, à cause de leur dispersion sur un territoire étendu, les Cubains ne pouvaient constituer le noyau d'une force mobile capable de mener même la plus modeste campagne de guerre. Pour une action, il était impossible de concentrer plus de trente ou quarante Cubains.

La défaite

Fin septembre, Guevara tranche: il faut concentrer la plupart des Cubains et former, avec des combattants congolais et rwandais sélectionnés, une colonne indépendante "qui soit à la fois une force de frappe et un modèle". Il refuse la proposition de Fidel Castro d'envoyer au Congo deux cents militaires cubains supplémentaires en insistant sur le fait que la révolution congolaise doit être fondamentalement l'oeuvre des Congolais eux-mêmes. Sinon, dit-il, "au nom de l'internationalisme prolétarien nous pouvons commettre des erreurs très coûteuses". Mais en octobre, Moïse Tshombe est écarté du pouvoir à Léopoldville, et Joseph-Désiré Mobutu, chef de l'armée, devient l'homme fort du régime.

Les États africains pressent pour obtenir le départ des mercenaires, poussent vers une "réconciliation nationale" et proclament une politique de non-intervention au Congo. Dans cette nouvelle situation, le gouvernement tanzanien demande que les Cubains se retirent. Entre-temps, les Cubains se retrouvent de plus en plus au milieu d'un encerclement, non seulement stratégique mais même tac-tique, par les troupes mercenaires dirigées par Miks Hoare. Ces troupes pénètrent même dans le camp où se trouve Guevara et l'obligent à fuir sous les balles. Elles se préparent à l'assaut final de la base cubaine. Le 17 novembre, son cercle de défense extérieure de la base s'effondre. Guevara est obligé de reconnaître la défaite et, le 21 novembre, de quitter le Congo avec les Cubains.

Ce ne sera pas la fin de l'engagement de la révolution cubaine au Congo. Pendant quelques années, les Cubains tenteront d'établir le contact avec Pierre Mulele, même si de la grande insurrection ne restera au Kwilu qu'une petite guérilla. En juin 1967, ils parviendront à expédier de Brazzaville une force combattante - le bataillon " Patrice Lumumba " - sous le commandement du révolutionnaire congolais Thomas Mukwidi. Ce bataillon dont le sort restera inconnu, n'arrivera jamais à joindre le maquis de Mulele. (8)

Un bilan

En 1969, la direction cubaine rendra public son bilan de la défaite au Congo, tout en gardant le silence sur la participation du Che et des militaires cubains. On y lit en particulier: "Si l'offensive déclenchée par les troupes de Tshombe, appuyée par des mercenaires sud-africains et belges, et commandée par le sanguinaire Mike Hoare, n'avait pas été repoussée, ce n'était pas tant pour des raisons de suprématie militaire qu'à cause des hésitations constantes de ceux qui, au lieu d'être à la tête des combattants et d'exposer leur vie pour la libération de leur patrie, faisaient tranquillement la guerre depuis une ville où ils ne couraient aucun danger et où ils jouissaient de tous les avantages de la vie citadine. C'est de là que, sans être des stratèges, ils traçaient la "stratégie", comme le fit Laurent Kabila, dont le poste de commandement se trouvait installé dans un appartement bien meublé de Kigoma (Tanzanie), ou encore Masengo, chef d'état-major, dont on ne peut citer aucune action contre les troupes impérialistes du front est qu'il ait réellement dirigée."

En évoquant le combat de Front de force, ce bilan affirmera : "Des dizaines de fils du peuple congolais et d'autres peuples venus tenir l'engagement international de lutter et de défendre jusqu'à la mort les principes lumumbistes y ont laissé leur vie. Cependant, le fait que les dirigeants ne participaient pratiquement pas au déroulement quotidien de la guerre entraîna une absence totale de fermeté idéologique et de discipline de combat chez la plupart des combattants qui sombraient dans des préjugés tribaux et religieux affectant leur disposition aux sacrifices quotidiens et à la mort. (...) Il faut signaler la disparition, au cours d'un accident sur le lac Tanganyika, du camarade Mitudidi, un révolutionnaire intègre pleinement conscient des faiblesses dont souffrait le mouvement et disposé à chercher des solutions pratiques."

"Nous assurons de notre disposition à rester à leurs côtés ceux qui sont prêts au sacrifice suprême pour contribuer à la victoire révolutionnaire", lit-on également, "mais en exigeant d'eux qu'ils satisfassent à une condition indispensable: prouver par les actes leur conscience du devoir révolutionnaire". En particulier, la direction cubaine exigera des nationalistes congolais de "mobiliser et employer réellement cette grande force invincible que représente leur propre peuple, se suffire à eux-mêmes en faisant face aux difficultés et en grandissant ainsi dans l'estime des peuples, et défendre la mémoire de Lumumba dans l'affrontement direct et définitif avec l'impérialisme jusqu'à la victoire ou la mort." (9)

Paru dans Inprécor n°415, juillet 1997

1) G. Garcia Marquez, " Operaciôn Carlota ", Tricontinental n°53,1977.

2) C. Moore, Castro, the Blacks, and Africa, University of California, Los Angeles, 1988.

3) P. I. Taibo II, F. Escobar, F. Guerra, L'Année où nous n'étions nulle part, Éditions Métailié, Paris, 1995, et P.l. Taibo II, Ernesto Guevara, también conocido como El Che, Editorial J. Mortiz, Mexico, 1996. Voir aussi R. Gott, "Che Guevara and thé Congo", New Left Review n° 220,1996.

4) Les principaux ouvrages sur le soulèvement congolais sont les suivants : B.Verhaegen, Rébellions au Congo, 2 tomes, CRISP - IRES, Bruxelles - Léopoldville/Kinshasa, 1966, 1969; H. Weiss, B. Verhaegen (éds.), "Les rébellions dans l'Est du Zaïre (1964-1967)", Les Cahiers du CEDAF (Bruxelles), n° 7/8, 1986; C. Cocquery-Vidrovitch, A. Forest, H. Weiss (éds.), Rébellions-révolution au Zaïre 1963-1965, 2 tomes, L'Harmattan, Paris, 1987. Par ailleurs, signalons un ouvrage se situant sur des positions staliniennes-maoïstes de L. Martens, Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba, EPO, Anvers, 1985.

5) La déposition de C.R. Bustos devant les militaires boliviens, in A.Saucedo Parada, No disparen... soy el Che, Editorial Oriente, Santa Cruz, 1987, p. 63.

6) H.Vargas, "Cuando el PCV rechazô al Che : Entrevista con Douglas Bravo y Francisco Prada",-DÎ (Mexico), n°66, 1982,p.40.

7) R.I.Lukale, "Les progrès du peuple congolais en armes", La Voix du Peuple (Bruxelles), n°14,1965, p. 14

8) En septembre 1968, Pierre Mulele s'est rendu à la dictature mobutiste et fut assassiné par elle dans des conditions atroces.

9) A.Zapata, " En défense de Lumumba ", Résumé heb-domadaire Granma, n°8,1969, p. 12.

Voir ci-dessus