Cuba et le Che aujourd'hui
Par Fernando Martinez Heredia le Dimanche, 08 Octobre 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le Che est la figure centrale des années 60, parce qu'il a incarné la rébellion absolue contre les deux formes de domination et l'idée d'une vie et d'une culture différentes.

Les années 60 nous apparaissent aujourd'hui comme quelque chose qu'il faut se réapproprier, et pas seulement se rappeler, car ce n'est pas la même chose de se rappeler et de se réapproprier. Les années 60 ont été oubliées de façon méthodique, laborieuse et intentionnelle. Je voudrais donc commencer, concernant le Che, à évoquer le mythe.

Le mythe du Che est apparu immédiatement, dès sa mort, et il s'est éteint rapidement. Le Che a été l'expression suprême des années 60. Il était comme personne d'autre au monde, l'image des années 60 et il a disparu physique-ment au milieu de cette étape. Le mythe du Che a beaucoup bénéficié de l'ambiance d'exaltation et de rébellion contre l'ordre établi qui s'était étendue considérablement. En outre, l'image de sa personne était particulièrement esthétique; il était extraordinairement photogénique, et à cette époque l'image commençait à devenir extrêmement importante.

Jamais depuis la musique n'a été la même que dans les années 60, par exemple; la musique est depuis profondément liée à l'image, à la lumière, et plus seulement aux danses de la jeunesse. Le mythe du Che a disparu très vite parce qu'il s'est avéré impossible d'adapter le Che aux pouvoirs dominants qui se sont renforcés dans le monde après les années 60. Un mythe peut servir l'idéologie d'une classe dominante, dans la mesure où il permet aux classes dominées de s'en accommoder, soit par une auto-identification compensatoire, une sensation de bien-être ou d'exaltation, soit par la fête, le délit commun ou toute autre chose.

Le contrôle de la classe dominante n'est donc pas remis en cause, mais ses sujets se sentent un peu plus libres. Le mythe du Che n'était pas fonctionnel, le Che n'était pas intégrable, et c'est pour cela, je pense, qu'on l'a fait disparaître : il était par trop subversif. Toutes les parties en présence ont donc contribué à la disparition du mythe, même si à vrai dire, les raisons, les motivations pour contribuer à cette opération ont été très diverses.

Ce qu'il y avait d'inacceptable dans le Che peut être synthétisé en quatre points :

1- Il a consacré sa vie et sa pensée à la lutte pour la libération totale de l'homme, et sa vie et sa pensée étaient en concordance absolue. C'est si rare qu'on le rejette, dans un réflexe défensif.

2- C'était un homme politique qui prônait une éthique en harmonie avec le sens qu'il donnait à la vie, et il voulait que cette éthique soit le fondement de la politique.

3- Le Che a incarné la primauté du projet sur le pouvoir dans le processus révolutionnaire. Je reviendrai sur la question des rapports entre projet et pouvoir.

4- La pensée que le Che a élaborée et le courant qui s'est nourri de sa pensée comme de sa vie sont particulièrement utiles pour combattre radicalement et efficacement la domination capitaliste, tout comme pour revenir à une conception anticapitaliste et communiste du socialisme.

Deux formes de domination ont régné sur le XXe siècle et je dois aborder ce thème, ne serait-ce qu'en passant, pour situer la pensée du Che. L'une, la plus importante, qui prédomine toujours, c'est la domination capitaliste impérialiste, l'expansion coloniale et néo-coloniale, essentiellement néocoloniale, qui n'est que l'extension universelle du capitalisme.

Au cours du siècle, ce système a accru ses capacités sur les questions essentielles du fonctionnement de la formation sociale, dans les régions centrales où il domine et à partir desquelles il produit son expansion. Ses mécanismes de domination ont dans le même temps forcé les autres sociétés - à des degrés et selon des formes diverses - à subordonner le développement de leurs capacités, les stratégies, les choix et les buts de ce développement, aux intérêts suprêmes du capitalisme dominant. Ce dernier s'est livré, à une échelle universelle, aux attaques les plus sauvages, les plus impitoyables et les plus cruelles de ce siècle contre la vie humaine et les droits les plus essentiels des personnes, des ethnies, des communautés et des pays.

Son mode d'organisation économique et social est profondément agressif à rencontre de notre environnement, au point de mettre en péril la survie même de l'humanité. Au vu de ses caractères dominants, je qualifie la domination capitaliste aujourd'hui de transnationale en matière économique, démocratique en matière politique (contrôlée sur le plan interne, et pour beaucoup de pays sous tutelle étrangère) et totalitaire en matière d'idéologie et de culture. Telles sont les formes fondamentales de cette domination.

Mais une autre forme de domination a également marqué ce siècle, le soi-disant socialisme soviétique. Les traits essentiels du processus qui l'a vu naître sont d'abord l'épuisement de la grande révolution anticapitaliste dans l'ancien empire russe et la mise en place d'un régi-me post-révolutionnaire qui a abandonné les objectifs des bolcheviques et instauré la dictature ouverte d'un groupe sur la société; par la suite, le règne d'un puissant pouvoir étatique dans un pays immense a acquis une puissance considérable, s'est employé à réaliser d'importantes réformes de modernisation mais s'est terminée par un effondrement général.

La révolution bolchevique et le régime qui lui a fait suite ont aussi été marqués par la nécessité de faire face aux agressions des puissances capitalistes, de livrer une guerre parmi les plus terribles de l'histoire, et de participer pendant cinquante ans à des affrontements et des forums internationaux entre grandes puissances.

Une confusion immense a entouré cette autre forme de domination. Pourquoi ? Parce que l'Etat et le pouvoir qui l'ont représentée étaient à l'origine liés à la révolution, à la volonté d'organiser la lutte anticapitaliste à l'échelle mondiale, ont développé des réseaux, impulsé ou influencé une multitude d'organisations liées à d'innombrables actions contre le capitalisme et le colonialisme, ou tout au moins contre des gouvernements autoritaires; des luttes de résistance qui ont parcouru le monde pendant plus d'un demi siècle, et qui ont influencé largement les idées tout au long de cette période.

Ces réalités ont produit une complexité renforcée encore quand après la Deuxième guerre mondiale, un groupe d'Etats européens s'est agrégé autour de l'URSS, et que le poids de la coopération politique, militaire et économique de ce grand Etat et de ses alliés est devenu significatif, voire déterminant, pour de nombreux pays ou organisations dans le monde entier.

L'effondrement subit du régime et de l'Etat soviétique, et de l'association de pays qu'ils dirigeaient en Europe, a laissé le monde entier dans une situation très difficile. L'expansion capitaliste semble maintenant sans obstacle, son triomphalisme envahit et ronge tous les domaines, et la force militaire et de domination idéologique des Etats-Unis surdétermine, pour le moment tout au moins, le capitalisme développé.

Il était inévitable que la banqueroute de l'URSS et de l'Europe de l'Est soit associée à l'idée même du socialisme, et à la possibilité même qu'il soit réalisé quelque part. De sorte que quelqu'un qui se sent de gauche aujourd'hui, ou garde espoir dans le socialisme, en parlant de ces réalités, cherche à comprendre: "bon, eux n'étaient pas socialistes", ou "c'était des socialistes, mais des socialistes réels" ou encore "ils étaient socialistes au début, ensuite non". Telle est la situation précaire et déplorable où nous a laissés cette forme de domination qui règne depuis la fin de la grande révolution russe, la révolution bolchevique.

Le Che est la figure centrale des années 60, parce qu'il a incarné la rébellion absolue contre les deux formes de domination et l'idée d'une vie et d'une culture différentes. Il ne l'a pas fait du monde entier, c'est impossible, le capitalisme lui-même n'a pas réussi à imposer sa culture au monde entier même s'il paraît pouvoir y parvenir. Il l'a fait du tiers monde occidental - et je dis du tiers monde occidental par souci d'exactitude - mais il a atteint une représentativité universelle à un degré considérable. Et si son mythe, grandi aussitôt, a disparu rapidement, le Che lui-même livre encore de multiples combats. Dans la situation qui s'ouvre, le Che sera à nouveau un sujet de rébellion.

La rébellion du Che n'a pas ignoré le pouvoir, mais a cherché à s'en emparer pour assurer la libération de l'humanité. C'est une rébellion qui naissait de la révolution cubaine, à une époque où le pouvoir cubain était une hérésie. Le Che a incarné la primauté du projet sur le pouvoir, et la question des rapports entre pouvoir et projet est transcendante pour qui cherche à mener à bien la révolution contre le capitalisme jusqu'à ses ultimes conséquences.

Il s'agit de la libération totale, une libération qui s'émancipe du pouvoir militaire, du pouvoir matériel et des ses moyens de coercition, de la propriété privée, du pouvoir spirituel, de la subordination des sexes, de la subordination des races, de la pyramide de toutes les hiérarchies créées avant le capitalisme, et dont celui-ci se sert en les réorganisant. Et il s'agit aussi, simultanément, de mettre en place un pouvoir assez puissant pour que le capitalisme ne puisse pas le détruire, un pouvoir au service des tâches immenses, au point qu'elles paraissent insurmontables, de la libération totale.

La recherche de la liberté conduit donc à créer un pouvoir. Mais ce pouvoir peut se retourner contre ses sujets, de sorte qu'on en vient à oublier ce qu'était son but : en finir avec toute forme de domination, d'aliénation, comme disait le Che, avec les mots de son temps. Un jour le Che expliquait, en parlant du socialisme de l'Europe de l'Est, que c'était un peu comme l'histoire du pilote qui, sans s'en rendre compte, à un moment donné sort de la piste, et ne peut plus la rejoindre (cette anecdote figure dans l'un des nombreux écrits et entretiens inédits du Che, auxquels le public n'a pas accès, et qui représentent les deux tiers de son œuvre).

En octobre 1959, le Che rappelait aux camarades de l'Académie de la police révolutionnaire l'avertissement lancé par Fidel des mois auparavant aux rebelles qui avaient occupé les grandes forteresses militaires de la ville de la Havane: "Notre dirigeant en chef nous a dit, quand nous nous sommes emparés de Columbia et Cabana, qu'en fait c'est elles qui s'étaient emparées de nous." Les rebelles avaient dû devenir des chefs, occuper des bureaux, signer des papiers, assurer l'ordre, prendre des décisions, commander. Le Che soulignait la capacité subtile de l'organisation et de la mentalité préexistantes à imprégner ceux qui assument les fonctions à leur place. Et le problème est d'autant plus aigu quand il faut exercer un pouvoir bien supérieur à tout autre.

Alors que le Che s'apprêtait à partir pour la Bolivie en 1966, Fidel rappelait à tous lors du XI le congrès de la Centrale des travailleurs de Cuba, que la direction révolutionnaire était le groupe de pouvoir le plus puissant de l'histoire de Cuba, parce qu'il régnait sur l'économie, la politique et l'idéologie. C'est évident que c'est un problème très grave, mais la révolution cubaine au pouvoir dans les années 60 l'a explicité dans toute son ampleur, dans l'esprit du projet originel de la révolution, où le pouvoir ne serait qu'un instrument pour lutter contre toute domination.

Il faut aujourd'hui redéfinir le socialisme, se demander à nouveau non seulement ce qu'il n'était pas, mais aussi ce qu'il sera, ce que peut être le socialisme. Le Che a dû parcourir ce chemin et se poser ces questions dès ses premiers pas comme révolutionnaire, combattant, parvenu au pouvoir, à un moment où il semblait qu'il fallait seulement affirmer et exercer le pouvoir. Avant même la lutte à Cuba, il avait beaucoup lu, il se sentait et se considérait marxiste, et s'efforçait d'agir en conséquence comme révolutionnaire.

Dès 1957 il s'est affirmé comme l'un des chefs rebelles les plus éminents de la guérilla, mais il a encore dû évoluer considérablement. Aux heures polémiques de décembre 1957, dans une lettre adressée de la sierra maestra à un dirigeant du Mouvement du 26 juillet, le Che défend des positions de principe révolutionnaires, mais il ajoute: "J'appartiens, du fait de ma formation idéologique, à ceux qui croient que la solution des problèmes du monde réside au-delà du rideau de fer... " Et ce camarade - un héros qui est tombé au combat quelques mois plus tard - lui a répondu, en lui expliquant que tous deux partageaient les mêmes idéaux et les mêmes convictions révolutionnaires, mais en précisant qu'il considérait que les buts du Mouvement à Cuba étaient de "mener à bien, parallèlement à la libération de Cuba, la Révolution qui, initiée dans la pensée politique de José Marti... a avorté du fait de l'intervention du gouvernement des Etats Unis...", et que la révolution cubaine serait partie intégrante de la lutte de "notre Amérique" pour éliminer l'oppression et la misère, conquérir les droits sociaux des peuples et créer des gouvernements des peuples qui, "étroitement unis" en viennent à former une "Amérique forte, maître de son propre destin", face à toutes les grandes puissances.

Le Che a appris vite et mieux que beau-coup de personnes nées à Cuba, ce qu'était l'essence de la révolution cubaine et le rôle qu'elle pouvait jouer. Cela en dit long sur sa capacité à apprendre. En 1959 encore, le Che pensait qu'on pouvait planifier tout de suite, à la manière soviétique. En mars 1962, il critique le fait qu'on ait laissé passer l'année 1959 sans décider de l'orientation économique et des rythmes de sa mise en œuvre. Cet acteur impatient et rigoureux ne voyait pas qu'une révolution véritable implique un chaos inévitable, un chaos que l'on vit ou dont on entend parler, mais qu'on ne sait pas expliquer. Une loi de réforme agraire a été adoptée à Cuba et pour l'appliquer il a fallu la violer et prendre possession des terres en contradiction avec la loi, parce que les lois ne sont pas là pour faire les révolutions, elles voient le jour pour légitimer les révolutions ou les contre-révolutions.

Le Che a parcouru un chemin difficile dans son apprentissage, et il l'a fait vite et bien. En quelques années il a développé un ensemble d'idées concernant le socialisme et le marxisme, ce que sont vraiment la révolution et la transition socialiste, leurs dimensions nationale et internationale et leur interaction mutuelle, les rapports entre le mouvement politique et le mouvement social, entre l'individu, les masses et l'Etat, entre la conscience, l'avant-garde et la participation du peuple dans la direction du processus et de la société, entre éthique, politique et économie.

Tout ce corps d'idées s'est avéré antinomique au socialisme réel. Mais le Che n'a pas accompli cette œuvre exceptionnelle dans une position d'exclu, mais dans celle d'un dirigeant dans un pays qui avait des relations importantes avec l'Union soviétique, des relations complexes qu'il faut aussi connaître et étudier. Le Che n'a pas mené ses critiques hérétiques en cherchant à jouer les francs-tireurs, mais en assumant au contraire ses responsabilités de dirigeant. Cela le rendait d'autant plus dangereux et subversif : la véritable hérésie est celle de l'intérieur.

Cuba, de ces années là, a mis au monde dans sa lutte pour universaliser le socialisme un fils occidental, libertaire et radicalement communiste; un fils issu de l'histoire nationale et pas du mouvement communiste international. Et quand je dis un "fils de l'histoire nationale", je veux dire aussi un fils de l'histoire de la lutte à Cuba pour la justice sociale et pas seulement pour l'existence d'une nation indépendante.

Cette révolution cubaine hautement légitime et communiste ne se faisait pas au nom d'un débat entre intellectuels. Non, elle se faisait tout simplement. Voilà comment le Che commet le péché de dire à Ernesto Sâbato que la révolution était largement en avance sur l'idéologie; et comment Sartre surmonte sa perplexité face au rapport très lâche entre la révolution et la théorie. A vrai dire, même si on ne publiait pas des livres volumineux, Cuba connaissait un grand essor de la pensée révolutionnaire et marxiste, et là aussi résidaient la nouveauté, la subversion et le danger : Cuba n'était pas en face mais à l'intérieur.

Le Che vit, travaille et pense sur la crête d'une vague. Je pense indispensable une certaine compréhension des années 60 pour apprécier la pensée du Che, mais je ne peux pas le faire sérieusement ici. Je mentionnerai simplement que les bases de départ et la production intellectuelle du Che pendant ces années sont influencés par les événements, les idées et l'esprit de cette époque si riche en défis et en expressions originales.

N'oublions donc pas qu'il vivait cette époque, et quant nous étudions le Che, nous devons appliquer la méthode générale qui passe par la distinction de trois réalités. Deux réalités interconnectées, que constituent les " faits " d'une époque et la conscience qu'en ont ceux qui en ont été les acteurs ; et une troisième réalité, celle que postulent nos connaissances et nos positions présentes vis-à-vis de l'époque en question, qui conditionne toutes les approches que nous pouvons en avoir.

La spécificité du Che doit encore être définie en rapport avec le monde qui défiait - ou qui paraissait défier - la domination capitaliste et pas seulement le monde capitaliste lui-même. Je ne peux qu'effleurer cette question ici. Que le Che ait été particulièrement radical ne permet pas de l'identifier à des prises de position et des idées très radicales de ces années 60, qui procédaient d'autres aspirations et d'autres contextes. Que son image soit aussi représentative ne supprime pas la distance entre son intransigeance et son action, et la portée d'autres images et expressions de cette époque.

Quelques illustrations suffiront pour souligner des différences importantes. De la surface la plus connue - et de ce fait la plus présente - des années 60 surgissent des phrases qui furent en vogue, nées de la volonté de nier radicalement les formes de domination : "Faites l'amour, pas la guerre" est une expression très belle ; "Il est interdit d'interdire" est une proposition superbe. Elles se rapportent précisément au rapport indispensable entre le bonheur individuel et les idéaux les plus transcendants, et l'exigence de liberté qui est à la base de tout projet de changement social qui vaille la peine. Mais quand ces expressions se trouvent coupées des luttes pratiques de libération, elles se trouvent rapidement réduites à la vie privée ou à des conversations s'y rapportant.

Dans la mesure où elles ne servent plus de stimulant au mouvement social et ne sont pas produites par lui, elles deviennent manipulables, récupérables par les mécanismes de modernisation de la domination. Des mouvements aussi réels et profonds que celui des droits civiques aux Etats-Unis ont subi l'action du système, qui a réussi à les récupérer par tous les moyens et à les rendre opératoires pour sa propre domination. C'est une mise en garde contre l'ethnocentrisme, réel ou apparent.

Depuis lors, tout lieutenant de police noir est honnête dans les films nord-américains, jamais corrompu, et sa femme l'adore ; et dans les séries télévisées on présente sous un mauvais jour toute personne ethnocentriste, pour que chacun se moque d'elle. En récupérant les messages autrefois adverses, on élargit l'hégémonie et le consensus fonctionne mieux. Je voudrais au moins mentionner un autre aspect. Le Che a développé une expérience pratique sur le terrain de l'économie à partir de ses conceptions de la transition au socialisme, qu'il a soumises à l'épreuve de la pratique à l'échelle d'une partie de la société cubaine pendant plusieurs années.

C'est là un extraordinaire héritage qu'il nous a légué. Au cours du débat de ces années-là, il a pris position contre la reproduction du monde capitaliste au sein de la transition socialiste, dont les effets sont funestes, et contre l'erreur de croire en l'inéluctabilité d'une "phase intermédiaire" prolongée et "antérieure" au socialisme, qui conduirait en fait au gel du processus de transformations et à son échec ultérieur.

L'action du Che, les rapports établis entre des milliers de personnes, les institutions, leur organisation, leur contrôle et leur planification, le système budgétaire de financement, étaient des démonstrations pratiques qu'une autre transition au socialisme était possible.

Je me vois obligé de rappeler une de ses phrases, très synthétique et très juste: "Nous devons commencer à construire le communisme dès le premier jour, même si nous devons passer notre vie à essayer de construire le socialisme." Le Che s'est demandé - et en cela il était hautement subversif - comment opérer une transformation communiste à l'heure de la transition socialiste. La réaliser quotidiennement, toujours plus et mieux planifiée, ne pas renvoyer le communisme à un programme maximum confortable et trompeur. Il se demandait : Comment faire ? C'était au centre de sa réflexion: Comment construire ? Comment créer de nouveaux rapports de solidarité ? Comment résoudre la persistance de l'égoïsme, de l'individualisme ?

La révolution n'est pas l'œuvre de martiens mais du peuple lui-même, habitué, soumis depuis toujours à la barbarie du capitalisme. Le Che affirmait: " Les moyens de production deviennent aujourd'hui la propriété du peuple, mais ce peuple est le même qui, hier, s'en prenait à son patron et maudissait son travail. Bien souvent les conditions de travail n'ont pas changé..."

La lutte quotidienne vise donc le sous-développement, mais ne cherche pas à moderniser le pays. Moderniser un pays, en soi, revient à moderniser le pays et la domination. C'est tout autre chose de produire des changements quotidiens tendus vers le but d'en finir avec toutes les dominations. Le travail théorique produit par le Che pour faire face à la transition socialiste est complexe, et illustre son idée d'un continuum qui aille de la coercition et de la contrainte étatiques à la coercition sociale sur les individus, qui passe par les systèmes d'éducation y compris l'auto-éducation.

Le Che réalise qu'un même individu peut en partie s'auto-éduquer, être éduqué par ailleurs tout en ayant aussi besoin d'être pressé, poussé ou contraint. Il a soulevé un scandale en affirmant que la dictature du prolétariat s'exerce non seulement sur la classe vaincue mais aussi, individuellement, sur la classe victorieuse. L'action du Che, et la merveilleuse réalisation de la révolution cubaine dans son ensemble, me rappellent le long chemin parcouru et les victoires remportées depuis que Karl Marx, tout jeune, déjà convaincu que seul le prolétariat pouvait libérer l'ensemble des classes, écrivait pourtant en toute lucidité: "... Au moins dans la première phase de leur domination, les prolétaires devront-ils faire croire aux autres classes qu'ils peuvent les libérer.

"On trouve dans la pensée du Che un rapport intime entre la théorie et la pratique (une idée à ce point dévaluée par le message marxiste complètement discrédité par les décennies terribles, qu'on a de la peine à parler de rapport entre la théorie et la pratique). Chez le Che, il y a non seulement un rapport étroit entre théorie et pratique, entre ce qu'il faisait et ce qu'il disait, mais il y a aussi une place éminente de la pratique au sein de sa théorie. Par exemple, les concepts incluent souvent pour le Che dans leur définition ce qui touche à la réalité, dont ils veulent rendre compte, mais aussi des propositions de ce qu'ils doivent arriver à inclure.

Sa notion de cadre, par exemple, ne se limite pas à ce qu'étaient les cadres, mais inclut ce qu'ils doivent tendre à devenir. Il en va de même avec la notion d'avant-garde, de la plus haute importance théorique, qui englobe aussi bien ce qu'elle est que ce qu'elle doit devenir.

Par manque de temps je ne peux pas évoquer d'autres éléments de la pensée du Che. Aussi déraisonnable que cela paraisse, je pense que nous n'en sommes qu'au début d'une nouvelle étape de renouveau de la pensée et des pratiques révolutionnaires, et j'attire l'attention sur la pensée du Che parce que je crois qu'elle est de la plus haute valeur et d'une grande utilité pour impulser ce renouveau. Je voudrais égale-ment mettre en garde contre deux thèses à propos du Che, toutes deux funestes.

On dit que le Che était un homme excellent, très héroïque, très altruiste, plein d'abnégation, pratiquement inégalable, mais qu'il était un homme des années 60. C'est d'abord une trivialité, tout le monde appartient à un temps déterminé, à " son temps ". Christ date de quelque deux mille ans. Cette "défense" cherche à disqualifier le Che, à le dépouiller de toute transcendance pratique et à priver ceux qui vivent aujourd'hui de l'appui, de l'aide et de la force que représente le Che. C'est placer ce " grand homme " sur son piédestal, où il ne dérange personne.

On dit aussi que le Che a été bien supérieur à son époque, si supérieur qu'il appartient à une époque non encore advenue. Ce serait acceptable s'il s'agissait d'un aspect de son héritage, la compréhension des dimensions les plus transcendantes de cet homme de son temps et du nôtre dans la lutte contre la domination. Mais ce que postule cette "défense" c'est que le Che était un individu étrange appartenant à un monde qui ne verra jamais le jour, un avenir auquel faisaient jadis référence les programmes maximum formulés pour satisfaire aux rites, s'unifier autour d'un dogme et dormir sur ses deux oreilles, et qu'on présente aujourd'hui comme un monde illusoire et impossible conçu par ceux qui ont eu l'audace de croire que les personnes et les sociétés pourraient être un jour solidaires et libres.

On fait ainsi du Che soit un homme des années 60, soit un homme d'une époque abstraite qui est censée venir, sans qu'on sache quand. Le Che véritable, c'est cet homme qui disait à ses camarades lors de la fameuse controverse de 1963-64: "Pourquoi croire que ce qui "existe" dans la période de transition est ce qui "doit nécessairement exister" ? " C'est ce Che là qui peut revenir, dont je pense qu'il reviendra bientôt, parce que la culture acquise joue en notre faveur. De nombreuses défaites se sont succédées depuis les années 60, mais nous avons aussi accumulé une grande quantité d'expériences, et un merveilleux héritage qui nous appartient. Rien n'est plus comme avant.

Il en va ainsi avec toutes les révolutions véritables, où participe le peuple, et avec tous les mouvements profonds qui s'affrontent à l'ordre établi: ils ne disparaissent jamais complètement; même vaincus, leur défaite est apparente ; ils créent de nouveaux points de départ plus élevés pour les temps futurs. José Marti a écrit dans " L'âge d'or " il y a plus d'un siècle, pour le premier centenaire de la Révolution française, une page et demie à ce sujet. Il y mentionne à six reprises par leur nom les acteurs de la révolution - il les appelle les travailleurs des campagnes et des villes, le peuple du travail, le peuple soulevé - et ne mentionne le nom d'aucun des personnages célèbres qui apparaissent dans les histoires de la Révolution française.

Et même s'il dit que tout finit dans la tyrannie, Marti conclut : "Mais ... le peuple du travail s'est réparti les terres des nobles, et celles du roi ", et ceux-ci n'ont jamais pu les reprendre.  "Ni en France ni dans aucun autre pays - synthétise Marti - les hommes ne sont retombés dans un esclavage aussi terrible qu'avant."

Le Che revient, à mon avis, parce que nous avons besoin de lui et parce que notre culture politique progresse, et nous allons pouvoir le reconnaître pleinement. Il ne revient pas seulement en poster, comme tous ces posters des premières années. Le Che revient maintenant face à l'oubli et aux déguisements que nous lui avons opposés. Cette étape où la pensée sociale était restreinte, stérilisée, incapable de remplir son rôle essentiel est terminée. Aujourd'hui il apparaît clairement que notre culture fait face à un dilemme: elle se situe soit du côté de la domination et du colonialisme, soit du côté de la libération.

Nous sommes face à une guerre culturelle qui, dominant la vie quotidienne, veut nous faire croire qu'aucun socialisme n'est possible, nous laisser parler en général de tout et de rien, à condition que le pouvoir et la vie quotidienne soient complètement contrôlés par le capitalisme. Il est plus que jamais nécessaire de se réapproprier l'exemple du Che, de son action et de sa pensée. C'est aussi aujourd'hui davantage à notre portée.

Paru dans Inprécor n°417, octobre 1997

Philosophe internationalement reconnu, membre du Parti communiste cubain (PCC), Fernando Martinez Heredia a été, au cours des années 60, le principal rédacteur de la revue marxiste indépendante "Pensamiento Critico", qui a dû cesser sa parution en 1971. Auteur d'un livre sur Che Guevara et le socialisme qui a reçu le prix "Casa de las Americas" en 1987.

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