De l'éthique dans le combat politique
Par Janette Habel le Dimanche, 08 Octobre 2000 PDF Imprimer Envoyer

Aujourd'hui il aurait soixante-neuf ans. Dans un ordre mondial qu'il n'avait jamais imaginé, dans un continent ravagé par le néo-libéralisme, dans une île soumise aux contraintes de la dollarisation. Comment penser ou repenser le Che ?

Brouillée par un monde chaotique, l'image du Che oscille entre les contresens et le persiflage. Mythe vide de sens ou utopiste totalitaire et suicidaire. Guérillero héroïque mais mauvais militaire pour les uns, piètre organisateur pour certains, ou pour d'autres encore, puritain masochiste et impitoyable maniant l'abus de pouvoir, dont l'irresponsabilité et l'inflexibilité politique auraient en l'absence du génie pragmatique de Fidel Castro - conduit à l'échec la révolution cubaine à l'instar du Congo et de la Bolivie.

Comment retrouver en cette fin de siècle le sens d'un combat mené dans les années 1960, cette décennie révolutionnaire. On connaît mieux aujourd'hui la fin de la vie du Che mais ses écrits - nombreux - sont conservés à Cuba et restent toujours inconnus. Son itinéraire idéologique reste encore à découvrir.

La brièveté de sa vie politique (treize ans entre la victoire de la CIA contre Arbenz au Guatemala et sa mort en Bolivie, huit ans à Cuba dont six après la victoire) et l'accélération brutale de l'histoire dont il était partie prenante rendent plus complexes l'interprétation de certains de ses textes. La pensée du Che était en constante évolution.

Bien qu'il se soit défendu d'être un théoricien et qu'il n'ait jamais appartenu à un parti politique avant son engagement à Cuba, tous les témoignages concordent : dans la Sierra Maestra, comme lors de la prise du pouvoir, il fut l'un des principaux inspirateurs - voire même le principal - du cours radical suivi par la révolution. Mais sa conscience politique allait profondément évoluer en quelques années. Entre l'évocation positive des pays du "rideau de fer " dans la Sierra Maestra (dans une lettre au responsable du Mouvement du 26 Juillet René Ramos Latour, lettre qu'il qualifiera "d'idiote " plus tard) et la critique impitoyable de l'URSS et des pays d'Europe centrale des années 1964-1965, six ans à peine se sont écoulés.

En Octobre 1960 il voyage à Moscou. L'île est étranglée par l'embargo américain sur les marchandises décrété le 13 Octobre. Il obtient du bloc soviétique des crédits, l'achat d'une grande partie du sucre cubain contre du pétrole (la Chine achètera le reste). Présent lors de l'anniversaire de la révolution d'octobre il est ovationné par la foule.Certain qu'une agression américaine est imminente (l'invasion de la Baie des Cochons aura lieu 4 mois plus tard) il revient convaincu que « l'URSS et tous les pays socialistes sont disposés à entrer en guerre pour défendre notre souveraineté « (1).

En Octobre 1962 la crise des fusées apportera un démenti cinglant à ses illusions. Et le guérillero devenu ministre fera l'expérience des pratiques commerciales soviétiques, de la diplomatie de grande puissance de Moscou lors de la crise des fusées. Il découvre la triste réalité du socialisme autoritaire bureaucratique et les privilèges des détenteurs du pouvoir. Dans les conférences du Ministère de l'industrie il dénoncera ce que l'on n'appelle pas encore le socialisme réellement existant.

Sa réflexion conforte alors un humanisme forgé lors de son périple en Amérique latine. Argentin, il connaît les pratiques clientélistes et populistes du péronisme. Il découvrira plus tard les privilèges des "directeurs" et des responsables du Parti. "L'homme nouveau" qu'il veut promouvoir et dont on fait une caricature totalitaire, le comportement exemplaire qu'il s'impose en tant que dirigeant, le travail volontaire qu'il impulse sont à l'opposé des pratiques staliniennes. Il est inspiré par une conception éthique du pouvoir qui s'avère être aussi une nécessité politique. Lorsqu'il annonce aux ouvriers du sucre en 1961 que les pénuries vont s'aggraver (la viande et le lait sont désormais rationnés) il prend un engagement qui soulève l'enthousiasme des participants : "Dans la nouvelle étape de la lutte révolutionnaire personne ne recevra plus que d'autres, il n'y aura ni fonctionnaires privilégiés ni latifundistes. Les seuls privilégiés à Cuba seront les enfants ".

La population souffre déjà de multiples privations ; la résistance à l'invasion américaine suppose une immense mobilisation populaire impossible sans une adhésion au projet révolutionnaire ; la victoire de Playa Giron, première défaite impériale en Amérique latine ne s'explique pas autrement.

Loin de la corruption et du népotisme propre aux caudillos latino-américains, le Che impose l'image d'un dirigeant austère, exigeant avec lui-même comme avec les autres. Les anecdotes sont inépuisables : il supprime les suppléments dont sa famille bénéficie en matière de nourriture, il explique publiquement pourquoi malade, il occupe provisoirement une demeure au bord de la mer que son salaire ne lui permet pas de payer. Le Che a très vite eu conscience de la nécessité de lutter contre les privilèges ; le projet révolutionnaire devait selon lui faire naître un dirigeant exempt de toute corruption, mettant en accord ses paroles et ses actes. Son austérité personnelle était légendaire.

Il mènera un combat incessant contre la bureaucratisation de la nouvelle administration en tentant d'imposer un mode d'exercice du pouvoir radicalement nouveau. Il échouera et "l'argentin" comme le désigneront avec mépris certains fonctionnaires se fera beaucoup d'ennemis.

On a parfois donné de son intransigeance une interprétation psychanalytique. C'est ne pas comprendre pourquoi à Cuba, le nouveau pouvoir doit incarner une rupture radicale avec la corruption de l'ancien régime. Car la "nature" revient vite au galop : témoin ces guérilleros du 26 juillet qui après la victoire stratégique de Santa Clara, alors que Batista est vaincu, s'emparent des Cadillac des policiers de la dictature pour rejoindre La Havane. Ils sont immédiatement sanctionnés par le Che. On dit aujourd'hui que ces sanctions, voire ces punitions sévères, relèveraient d'un stalinisme spécifique, le goulag tropical. Ainsi, tout est mélangé : la discipline imposée dans une guérilla en lutte contre une dictature appuyée par Washington, les exécutions des tortionnaires de Batista à la caserne de la Cabana après la prise du pouvoir prémisses supposées de l'évolution répressive du régime. On oublie le Che soignant les prisonniers blessés et les relâchant ensuite et sa générosité austère mais sans limites.

Une réflexion inachevée

La relecture des derniers textes du Che dans le grand débat économique public qui l'opposa aux partisans des réformes économiques soviétiques des années 1960 - première version de la perestroïka -, son essai sur "Le socialisme et l'homme à Cuba" et ses derniers discours, en particulier celui prononcé à Alger en 1965 mettent en évidence une vision critique et prémonitoire des problèmes de la société de transition en URSS. Dans un livre commencé peu de temps avant sa mort et qui resta inachevé il écrivait : "Beaucoup de soubresauts guettent l'humanité avant sa libération définitive mais - nous en sommes convaincus - celle ci ne pourra se produire sans un changement radical de stratégie des principales puissances socialistes. Ce changement sera-t-il le produit de la pression inévitable de l'impérialisme ou d'une évolution des masses de ces pays ou d'un enchaînement de facteurs. L'histoire nous le dira. Nous apportons quant à nous notre modeste grain de sable tout en craignant que l'entreprise dépasse nos forces "(2).

Il fût rapidement conscient des difficultés que Cuba risquait de connaître compte tenu de sa dépendance à l'égard du "grand frère" soviétique.

Dès la prise du pouvoir il avait compris la nécessité de rompre avec la monoculture sucrière pour réduire la dépendance du pays et tenter d'assurer un développement économique plus autonome. L'accent mis sur l'industrialisation répondait à cette préoccupation majeure. Mais très vite la loi d'airain du marché mondial s'était fait sentir : la baisse de la production de la canne à sucre - principal produit d'exportation - ne permettait pas de garantir les importations nécessaires au développement économique d'un pays dépourvu de ressources énergétiques et dont les revenus provenaient pour l'essentiel de cette monoculture imposée par la colonisation au 19ème siècle. Il fallut rectifier. "Nous avons voulu accélérer l'industrialisation. Ce fut une sottise. Nous avons voulu remplacer toutes les importations et fabriquer les produits finis sans voir les complications énormes que supposait l'importation des biens intermédiaires" dira le Che à Eduardo Galeano..(3)

Le commerce avec l'URSS, et notamment les livraisons de pétrole après la rupture totale avec les Etats-Unis devaient garantir la stabilité des échanges ainsi qu'une équité commerciale réelle entre un petit pays économiquement dominé et une puissance se réclamant du socialisme qui disposait de l'arme nucléaire et venait de se lancer à la conquête de l'espace.

Il fallut peu de temps au Che - à la différence des autres dirigeants cubains - pour comprendre les risques et la fragilité de ces relations.

Transition et sous développement

Très vite ses doutes portèrent sur la politique intérieure. Les propositions de réformes économiques marchandes engagées par les économistes soviétiques (notamment Liberman et Trapeznikov) firent l'objet de nombreux débats alors que l'île était déjà confrontée à la nécessité de redéfinir une stratégie de développement .

Le grand débat économique engagé de 1963 à 1965 au sein du Ministère de l'industrie, puis au sein de la direction cubaine, portait sur la construction du socialisme, plus précisément sur les conditions de la transition du capitalisme au socialisme dans une île soumise aux contraintes de la monoculture sucrière, subissant directement les pressions du marché international, dont le développement était entravé par le blocus mis en œuvre par la première puissance économique mondiale.

La controverse concernait le rôle de la loi de la valeur pendant la période de transition, le degré de centralisation des entreprises, le rôle des stimulants matériels et moraux. Ceux qui soulignaient l'importance de la loi de la valeur attribuaient une place majeure aux mécanismes du marché dans l'économie planifiée, ainsi qu'à la nécessité d'accorder une large autonomie financière aux entreprises en insistant sur le rôle des incitations monétaires pour accroître la productivité du travail. Le Che et ses partisans mettaient d'abord l'accent sur la nécessité d'une gestion centralisée tenant compte des inégalités du développement cubain : réseau de télécommunications et de transports développés mais pénurie dramatique de cadres et besoin d'un contrôle drastique des ressources compte tenu du blocus, du faible niveau de développement et surtout de la pénurie de devises.

Il estimait que l'autonomie financière des entreprises risquait de remettre en cause les priorités décidées nationalement au profit de choix sectoriels, d'accroître l'autonomie des directeurs en matière d'investissements et de salaires et d'induire un développement inégal et déséquilibré. Il redoutait les effets d'une organisation du travail fondée exclusivement sur des incitations monétaires et les différenciations sociales qui en découleraient nécessairement.

Prophétique, il écrivait : "On revient à la théorie du marché...Toute l'organisation du marché mise sur le stimulant matériel...et ce sont les directeurs qui chaque fois gagnent davantage. Il faut voir le dernier projet de la RDA, l'importance qu'y prend la gestion du directeur ou mieux la rétribution de la gestion du directeur"(4). Vingt cinq ans plus tard on en a vu les conséquences lors du soulèvement des masses populaires d'Allemagne de l'Est lasses du marasme économique, du manque de libertés politiques et des privilèges de dirigeants corrompus.

Inspiré par une sensibilité anti-bureaucratique aiguë et guidé par des considérations politiques et sociales le Che s'était prononcé contre la primauté donnée aux relations monétaro-marchandes dans la construction du socialisme sans que cela ait jamais signifié qu'il ait eu l'illusion de leur suppression brutale. Loin de la caricature que l'on a faite de ses positions il insistait sur la nécessité des stimulants moraux, conçus comme des incitations collectives au travail ce qui allait de pair avec une politique salariale étroitement liée au développement des qualifications, le plus important étant "de choisir correctement l'instrument de mobilisation des masses" sans lequel le socialisme était selon lui voué à l'échec.

L'égalité des droits, et la socialisation - sans doute excessive - de l'économie avaient été décisifs pour la résistance populaire : face à l'agression extérieure un autre monde semblait se construire qui valait la peine que l'on se batte. Mais revendiquant le droit à l'erreur il précisait que si ses conceptions "devaient s'avérer être un frein dangereux pour le développement des forces productives il faudrait en tirer les conclusions et emprunter des voies plus connues (transitados)" (5).

Le développement de la conscience révolutionnaire et de l'éducation devaient contribuer à forger une attitude communiste face au travail (c'est pourquoi il montrait l'exemple non par masochisme mais par nécessité), "la formation de l'homme nouveau et le développement de la technique" devaient éviter que la transition au socialisme ne soit dévoyée. Les rapports entre le socialisme et l'homme étaient au centre de ses préoccupations, l'homme comme facteur essentiel de la révolution, "acteur de ce drame étrange et passionnant qu'est la construction du socialisme".

L'éducation et la conscience étaient au cœur de cette société plus juste. "Dans cette période de construction du socialisme nous pouvons assister à la naissance de l'homme nouveau. Son image n'est pas encore tout à fait fixée, elle ne pourra jamais l'être étant donné que cette évolution est parallèle au développement de nouvelles structures économiques ..C'est l'homme du 21ème siècle que nous devons créer bien que ce ne soit encore qu'une aspiration subjective et non systématisée" (6).

Ainsi, loin des déformations staliniennes, les prémisses du Che étaient elles humanistes et révolutionnaires. Mais il est vrai qu'il mettait trop l'accent sur la critique économique, sur le poids des relations marchandes et insuffisamment sur le caractère policier et répressif du système politique soviétique. C'est sans doute là une des failles essentielles de sa réflexion. L'un de ses biographes Roberto Massari (7) souligne (comme K.S. Karol) les faiblesses de la pensée du Che, ce dont témoignent jusqu'en 1963 environ plusieurs de ses discours ou de ses écrits. Cette faiblesse va de pair avec une certaine naïveté, notable dans ses jugements à l'égard des cadres du vieux PSP.

Ce n'est qu'en 1966, commentant le Manuel d'Economie Politique de l'URSS, qu'il approfondit sa réflexion théorique. Il écrira alors : "Le terrible crime historique de Staline aura été d'avoir méprisé l'éducation communiste et instauré le culte illimité de l'autorité (8).

Contre le dogmatisme

"Une rébellion contre les oligarchies et contre les dogmes révolutionnaires". C'est ainsi qu'il célébrait dans son journal en Bolivie la commémoration du mouvement du 26 juillet. Il critiquait avec vigueur "la scolastique qui a freiné le développement de la philosophie marxiste et empêché systématiquement l'étude de cette période dont on n'a pas analysé les fondements économiques" (Le socialisme et l'homme).

Sa conception de l'avant garde, guidée par des dirigeants exemplaires, témoignait d'une réflexion critique mais inachevée sur le rôle et la place du parti dans ses rapports avec les organisations de masse. Il ironisait : "Le Parti a déjà décidé pour toi et tu n'as plus qu'à le digérer" (9). et il affirmait "Nous ne devons pas créer des salariés soumis à la pensée officielle ni des "boursiers" qui vivent sous la protection du budget de l'Etat en exerçant une liberté entre guillemets."

Mais il n'analysait pas les méfaits du parti unique/parti d'Etat : son expérience de six années à la direction de l'Etat cubain fut trop brève. Il était marqué par la guerre, le conflit démesuré avec Washington et par la spécificité de l'expérience cubaine ; dans la Sierra Maestra il s'était opposé à l'aile urbaine du mouvement du 26 juillet identifiée à un courant de droite. L'existence jusqu'en 1965 de trois courants politiques distincts (le M-26-7, le PSP et le Directoire) se révéla être un obstacle à l'unité de la Révolution. Le Parti unique ne fut constitué qu'en 1975 tant la fusion fut difficile. Dans le climat de guerre des premières années de la révolution l'essentiel était de résister. Le pluralisme était relégué à plus tard.

Ceci ne l'empêchait pas de mettre en pratique une conception politique profondément différente de celle instaurée par le nouveau pouvoir. Lors de la première Réunion Nationale de Production en 1961 la transparence règne : les erreurs et ceux qui en sont responsables sont cités publiquement. "Vous venez de m'accueillir par de chaleureux applaudissements mais je ne sais si c'est en tant que consommateurs ou en tant que complices... je crois que c'est plutôt comme complices" déclare-t-il devant 3 500 cadres du gouvernement.

Il fut le seul - au prix de quelles critiques ! - à mener dans la revue du Ministère de l'industrie, un débat public et contradictoire sur le système économique du pays. Le Ministère était d'ailleurs un refuge pour ceux qui se trouvaient écartés de leurs responsabilités : c'est ainsi qu'il incorpora l'ancien ministre des communications Oltuski écarté du gouvernement en Juillet 1960. L'anecdote est d'autant plus significative que le Che avait polémiqué durement avec Oltuski pendant l'insurrection.

Membre de l'aile gauche du M-26-7, Oltuski était jugé trop anti-soviétique alors que le rapprochement avec l'URSS était à l'ordre du jour. Le Che avait de la même façon refusé de céder aux pressions d'un dirigeant syndical qui exigeait le licenciement d'un employé de banque accusé d'avoir été batistien : défendant l'honnêteté de ce dernier le Che avait dénoncé le début d'une chasse aux sorcières (10).

Dans un texte très significatif (Un pecado de la revolucion) le Che rappelle les erreurs commises selon lui, à l'égard du Deuxième front de l'Escambray mis à l'écart lors de la marche sur La Havane, erreurs dont il estime qu'elles furent à l'origine du départ de nombreux cadres. Ces réflexions autocritiques sur les rapports unitaires avant la prise du pouvoir - sont les seules publiées jusqu'alors.

Il était conscient plus que tout autre dirigeant du tiers-monde à l'époque des tares du socialisme réellement existant. Hostile au langage codé des apparatchiks il n'hésitait pas à critiquer publiquement et durement : dans son discours public à Alger en 1965 (son dernier discours officiel en tant que responsable cubain) il dénonçait devant le séminaire afro-asiatique réuni alors la "complicité tacite" de la direction soviétique avec l'exploitation impérialiste et le maintien de l'échange inégal.

C'est aussi parce qu'il avait pressenti les difficultés infernales auxquelles se heurterait la construction du socialisme dans une seule île, et la nécessité d'autres victoires révolutionnaires qu'il avait lancé dans son message à la Tricontinentale le mot d'ordre célèbre "Créer deux ou trois Vietnam "... dont on a souvent donné une image caricaturale. Révolté par "la guerre d'insultes et de crocs en jambe que se livraient les deux plus grandes puissances du camp socialiste", il était saisi "par l'angoisse de ce moment illogique de l'humanité", face à "la solitude vietnamienne". Avec lucidité, le Che devançait l'évolution historique en prévoyant les dangers d'insurrections isolées dans une configuration mondiale tragiquement dominée à l'époque de la Guerre froide par l'impérialisme et le stalinisme, la mort du second étant déjà inscrite dans sa trajectoire.

Dès 1962, un an après la proclamation officielle du caractère socialiste de la révolution cubaine et 2 ans après l'établissement des relations privilégiées avec l'URSS, la crise des fusées avait ébranlé sa confiance quant à la solidité de l'alliance et à la fiabilité de l'aide. Il avait été chargé de négocier l'appui militaire de Moscou face aux menaces de plus en plus précises d'intervention américaine après l'échec de l'invasion de la Baie des Cochons en 1961.

La proposition d'installer des fusées nucléaires à Cuba - dont la responsabilité incombe à Moscou - avait pour objectif de dissuader le Pentagone de déclencher une telle agression ; mais elle modifiait de fait l'équilibre atomique. La proximité du territoire américain aggravait la menace nucléaire en rendant en cas de conflit une attaque soviétique beaucoup plus rapide et en diminuant l'efficacité de la riposte américaine. Kennedy exigea le retrait des fusées sous peine de risquer un conflit thermonucléaire: le monde fut au bord de la guerre. Le gouvernement soviétique accepta le démantèlement des armes offensives.

Mais le retrait des fusées et les négociations entre Khrouchtchev et Kennedy s'effectuèrent dans la tradition bureaucratique de la diplomatie soviétique sans consultation aucune, dans le mépris le plus complet de la souveraineté cubaine. La surprise et l'indignation des cubains furent totales et la crise d'Octobre ("ces jours lumineux et tristes" évoqués dans sa lettre d'adieu) marqua sans doute la première brèche dans les rapports soviéto-cubains.

La politique étrangère de l'URSS - en particulier le soutien parcimonieux apporté au peuple vietnamien - allaient renforcer sa vision de plus en plus critique à l'égard du camp socialiste.

Le mystère du départ

Comment comprendre son départ de Cuba? Par la conviction de l'impossibilité d'un développement insulaire ? Par son désir de retrouver les champs de bataille ? Par sa volonté de rompre la dépendance cubaine à l'égard de l'URSS et ce en accord avec Fidel ? Ce partage des tâches entre l'homme d'Etat gestionnaire et le combattant insurgé fut peut-être le résultat d'un compromis. Mais cette division du travail ne suffit pas à rendre compte des failles ou des conflits antérieurs à son départ et ne permet pas de comprendre la séquence des événements ultérieurs.

Est-il conscient qu'il a de moins en moins de place dans le système politique qui se met en place ? Ses exigences irritent les fonctionnaires et les cadres dirigeants, son mode de vie est un défi pour la nomenklatura naissante dont il critique l'incompétence. Le manque de cadres est catastrophique pour la gestion économique mais il s'accuse aussi d'être responsable des erreurs commises : "Nous sommes coupables et il faut le dire franchement. La classe ouvrière veut-elle nous condamner pour cela ? Qu'elle nous condamne, qu'elle nous remplace , qu'elle nous fusille, qu'elle fasse ce qu'elle veut . C'est là qu'est le problème" (11).

Il s'en prend aux dirigeants syndicaux dont la majorité n'a aucune base de masse et qui croient n'avoir que des droits et aucun devoir. Il affirme : "En ce moment les syndicats pourraient ne pas exister et transférer leurs fonctions aux comités de justice du travail. Seule la bureaucratie syndicale ne serait pas d'accord car il faudrait qu'elle retourne à la production.. les principaux concernés répondent que ça fait 18 ans qu'ils sont dirigeants syndicaux.."

De même dénonce-t-il très tôt la perversion du rôle des Comités de défense de la révolution (CDR) qu'il accuse d'être un nid d'opportunistes; il rappelle aux membres de la Sûreté qu'un "contre-révolutionnaire est quelqu'un qui lutte contre la révolution, mais celui qui use de son influence pour obtenir un logement puis obtient ensuite deux voitures, celui qui viole le rationnement, qui possède tout ce que le peuple n'a pas est également un contre-révolutionnaire "(12).

La biographie récente de Paco Ignacio Taibo II illustre bien la tension croissante que fait naître l'écart entre la pénurie des ressources économiques et humaines et l'urgence du développement dans un pays agressé. "Nous sommes dans un moment difficile : nous ne pouvons nous payer le luxe de punir les erreurs, peut-être pourrons nous le faire dans un an. Qui va licencier le Ministre de l'industrie (13) qui a signé un plan en Novembre dernier prévoyant la production de 10 millions de chaussures et quelques autres stupidités" (14)

Il semble se consumer dans une lutte épuisante et multiplie les critiques et les autocritiques à l'égard d'un fonctionnement qui exige "l'exécution péremptoire, les obligations non discutées. On finit par ne plus considérer les gens comme des êtres humains mais comme des soldats, comme des numéros dans une guerre qu'il faut gagner. La tension est telle qu'on ne voit plus que le but... Et l'on oublie peu à peu la réalité quotidienne. Nous devons faire quelque chose pour que ce ministère soit un peu plus humain."(15).

Le Che se bat sur tous les terrains : en même temps qu'il impulse la réorganisation industrielle il polémique sur le plan théorique à la recherche d'un autre socialisme de plus en plus convaincu de l'échec soviétique. Mais le débat économique - dont l'enjeu est la stratégie de développement de l'île - se termine pour le Che par une défaite. Il part pour un long voyage. Le discours très critique à l'égard de Moscou qu'il prononce à Alger est très mal accueilli: de nombreux témoignages le confirment (16) et il ne sera pas intégralement publié dans la presse cubaine. L'un des attachés de l'ambassade soviétique aujourd'hui en exil (qui souhaite garder l'anonymat) affirme que le gouvernement soviétique fit savoir qu'il jugeait ce discours inacceptable de la part d'un dirigeant cubain. Après avoir été accueilli par Fidel Castro à l'aéroport, avec lequel il discutera pendant environ deux jours, le Che n'apparaîtra plus jamais publiquement .

Un mois après il part clandestinement pour le Congo. Que l'Afrique ait été considérée par La Havane comme un enjeu majeur dans le conflit entre le tiers-monde et l'impérialisme en ces années soixante ne fait pas de doute. Mais on peut douter que la participation du Che ait été inclue dans le projet initial : outre les problèmes diplomatiques, sa présence ne pouvait manquer de créer des difficultés aux dirigeants africains (dont Laurent-Désiré Kabila) qui ne manquèrent pas de le faire savoir.

Aussi osée qu'ait été la politique étrangère cubaine à l'époque - et elle était d'une extraordinaire audace - il ne semble pas que la présence du principal dirigeant cubain après F.Castro ait été prévue. Selon Taibo, le Che évoque en février 1965 devant Nasser sa participation éventuelle à la lutte congolaise, puis il y renonce, convaincu par les arguments du dirigeant égyptien. Comment expliquer ces hésitations et ces revirements si peu conformes à sa personnalité ?

Quelques mois de présence lui suffiront pour mesurer l'irréalisme de l'entreprise au vu des faiblesses des mouvements de libération africains ; il décidera d'organiser la retraite. Une attitude qui va à l'encontre de ses pulsions "suicidaires". Il s'opposera à l'envoi supplémentaire de cubains proposé par F. Castro (17). Réaliste et pragmatique il juge le départ inéluctable. Son journal d'Afrique (intitulé Passages de la guerre révolutionnaire : le Congo (18)) ne sera publié que partiellement, trente ans plus tard. Sa correspondance avec Fidel est inconnue.

Il séjournera plusieurs mois à Prague... Sa présence est clandestine car il se méfie beaucoup des services secrets tchèques. On ne sait rien des raisons de ce long séjour ni de ses échanges épistolaires avec Fidel. Il retournera secrètement à Cuba pour quelques mois s'entraînant clandestinement.

Comment se prépare le départ en Bolivie à la fin de l'année 1966 ? Comment expliquer le rôle attribué au PC Bolivien en dépit de relations déjà conflictuelles ? La réunion du Che à Cuba en 1964 avec le dirigeant d'une scission du PCB favorable à la lutte armée avait déjà provoqué la colère du secrétaire général Mario Monje. Ce dernier allait imposer des exclusives à l'égard d'autres forces boliviennes de gauche avant d'abandonner la guérilla (20).

Comment expliquer les failles, "le manque de transparence et l'ambiguïté du projet" selon Taibo II quand on connaît la rigueur et la minutie exigeante du Che? François Maspero découvrira plus tard qu'il est le principal support du réseau extérieur, Régis Debray voyage pour repérer et étudier les lieux : lourde responsabilité pour un étudiant français dont le choix sera contesté.

Selon Taibo II qui cite un rapport de la CIA, celle-ci aurait été informée dès la fin de l'année 1966 des préparatifs de la guérilla (21). L'enchaînement fortuit des événements, la découverte prématurée du camp d'entraînement imposant des combats imprévus, suffisent-ils à éclairer la séquence dramatique de l'évolution de la guérilla et l'issue finale ? A cette question nul aujourd'hui ne peut répondre.

Déformé, momifié, le Che survit. Après la chute du mur de Berlin, dans les décombres des révolutions du vingtième siècle. Vainqueur et vaincu. D'où vient la force du message ? Homme de conviction, chef de guerre et poète raté, insurgé et engagé, ministre puis guérillero. Il incarne le mépris du pouvoir, il réhabilite la politique. Il n'y a pas eu, il n'y a pas de modèle guévariste de construction du socialisme.

Mais la recherche d'un autre mode d'organisation sociale, au service de "los de abajo" (ceux d'en-bas) et non de "los de arriba" (ceux d'en-haut) comme l'on dit aujourd'hui en Amérique latine. Porteur d'une conception éthique du pouvoir, dirigeant politique d'un type nouveau mettant en accord ses actes avec ses paroles, critique féroce des socialismes dévoyés, sa modernité tient à ce mélange d'humanisme et d'intégrité. "Guevara est arrivé, la mascarade est terminée" criaient déjà les manifestants à Montevideo en 1961.

Janette Habel , avril 1997

1. Paco Ignacio Taibo II Ernesto Guevara tambien conocido como el Che Ed. Planeta Madrid 1996

2. Oeuvre inédite . Source: Manuscrit de Carlos Tablada

3. Cité in Paco Ignacio Taibo II p. 424 . Cette politique de "substitution des importations" était à l'époque préconisée pour l'Amérique latine par la CEPAL 

4. Ernesto Che Guevara - Ecrits d'un révolutionnaire - Ed. La Brèche Paris 1987

 

5. Ernesto Guevara - A propos du système budgétaire de financement - Ed. Maspero Oeuvres III 1968

 

6. E. Guevara Textes Politiques - Le socialisme et l'homme à Cuba Ed. Maspero 1965-1968

 

7. R. Massari Che Guevara pensiero e politica dell' utopia - Ed. Associate 1987 Roma

 

8. Commentaires au "Manuel d'Economie Politique de l'URSS". Oeuvre inédite. 1966. Cité in Tercer Milenio Juan Antonio Blanco p 83 La Havane 1995

 

9. Oeuvre inédite. Source : manuscrit de C. Tablada 

 

10. cf le récit de Paco Ignacio Taibo II Op. cité

 

11. Ibid. p. 445

 

12. E. Che Guevara Textes inédits Oeuvres VI - Ed. Maspero 1972 - L'influence de la révolution cubaine en Amérique latine p. 149

 

13. Lui-même..

 

14. Ibid. p. 451

 

15. Ibid. p. 435

 

16. Raul Roa téléphone au Che à son retour à La Havane (en Mars 1965) pour lui demander de recevoir Huberman et Sweezy et le félicite pour son discours. Réponse du Che "Eres uno de los pocos comemierdas a quien le gusto ese discurso" (témoignage oral . Paris 1997)

 

17. Extraits du journal de Ernesto Che Guevara - L'année où nous n'étions nulle part . P.I. Taibo II, Froilan Escobar, F.Guerra. Ed. Métailié . Paris 1995 

 

18. Titre qui constitue de fait le deuxième volume de "Passages de la guerre révolutionnaire" (Cuba) 

Selon un agent des services secrets cubains in Paco Ignacio Taibo II Op. cit.

 

19. Ibid. p. 614

 

20. Ibid. p.635

Voir ci-dessus