Le "Che" africain. Il y a 20 ans: Thomas Sankara était renversé
Par Claude Gabriel le Mercredi, 10 Octobre 2007 PDF Imprimer Envoyer

Il y a 20 ans, le 15 octobre 1987, le capitaine Thomas Sankara, leader de la " Révolution burkinabé " était assassiné. Surnommé le " Che africain ", Sankara avait tenté d'impulser une révolution populaire et anti-impérialiste au Burkina Faso. Par certains aspects, son itinéraire ressemble à celui du vénézuélien Hugo Chavez. Mais, parmi les différences fondamentales, la mobilisation des masses, à la base, n'a pas été au rendez-vous dans l'expérience burkinabaise, freinant ainsi un processus original. Nous reproduisons ci-dessous un article de bilan et d'analyse de ce processus publié à l'époque par Inprécor, la revue de la IVe Internationale.

Après quatre ans de "révolution burkinabé" le capitaine Thomas Sankara a été tué le 15 octobre lors d'un putsch dirigé par son principal collaborateur, le capitaine Blaise Compaoré. Le coup d'Etat a opposé des fractions de l'armée et ne semble pas avoir impliqué une partie de la population. Dès que sa mort a été annoncée, par contre, plusieurs milliers de personnes se sont rendues sur sa tombe. Quels que soient les problèmes et le mécontentement social que pouvaient rencontrer le régime dans la dernière période, une partie de la population qui commençait à douter n'est probablement pas prête à penser que l'assassinat de Sankara était la solution attendue.

La fin de Sankara

La fin de Thomas Sankara, au terme de divergences au sein de l'équipe dirigeante et d'un règlement de compte entre quelques personnes, montre les limites du processus politique engagé au Burkina depuis quatre ans. Son exécution surprise illustre bien la coupure qu'il pouvait y avoir entre le pouvoir réel et la masse de la population, malgré l'effort honnêtement entrepris par une partie de l'équipe dirigeante.

La "révolution burkinabé" commence le 4 août 1983 quand Thomas Sankara prend le pouvoir à la tête d'un "Conseil national de la révolution". Premier ministre du régime Ouedraogo, il avait été incarcéré en mai 1983 pour "complot". Deux mois plus tard, un soulèvement de la base de parachutistes de Pô dirigée par Blaise Compaoré avait mis fin au régime en place et libéré Sankara.

Un Conseil national de la révolution est proclamé, qui crée son audience sur la dénonciation de la corruption et de la soumission au néo-colonialisme. Très vite, le pouvoir bénéficie du charisme de Sankara qui incarne à lui tout seul la "révolution burkinabé". La forte personnalisation du pouvoir s'explique par la fragilité et la faiblesse du groupe dirigeant. Mais la personne de Sankara symbolise par ailleurs "l'homme nouveau" qui est proposé comme le but à atteindre par tous pour sortir le pays de la crise. La bataille pour le développement est souvent présentée comme l'enjeu d'une vaste rédemption de la société, chacun et chacune devant faire le ménage devant sa porte... L'appel par exemple à généraliser le sport sur les lieux  de travail relève de cette conception purificatrice de la révolution.

Au plan international, Sankara avait étonné par la simplicité de son langage et la justesse de ses jugements. C'est cette personnalité, plutôt originale parmi les dirigeants africains, qui avait fait forte impression parmi la jeunesse de l'Afrique de l'Ouest. Au-delà de la personne de Sankara, la "révolution burkinabé" avait soulevé l'enthousiasme et la sympathie dans tous les milieux anti-impérialistes. La perplexité et les doutes quand au processus politique lui-même n'ôtait rien au désir de voir ce petit pays réussir face aux pressions impérialistes. Car s'il faut souligner les spécificités du cas burkinabé, il faut aussi en comprendre la part d'analogie avec tous les autres régimes "progressistes" ou "marxistes-léninistes" que compte l'Afrique noire.

A l'origine, pourrait-on dire, il y a le retard socio-économique de ces Etats, un retard qui limite fortement les possibilités de développements révolutionnaires à une échelle régionale. L'Afrique n'est aujourd'hui ni l'Amérique latine, ni le Moyen-Orient ni l'Asie. Il n'y a pas eu pour le moment de dialectique régionale qui ait pu réduire substantiellement le cloisonnement de chacun de ces pays, notamment en Afrique de l'Ouest, et qui ait permis des développements politiques internationaux réduisant les inégalités de situation.

L'immense retard social

Un tel retard limite aussi la conscience de classe d'un prolétariat industriel encore microscopique, limite les possibilités de révolte paysanne, faute d'une conscience collective réelle. Sankara parle de "l'inexistence d'une classe ouvrière consciente... et organisée, par conséquent". De même, ce retard trouve son reflet dans des classes dirigeantes faibles, écartelées par des intérêts régionalistes et ethniques, pourries par la corruption.

Enfin, ce retard aboutit à un appareil d'Etat largement dépendant pour son simple fonctionnement de l'aide française (40% du budget de fonctionnement) et de la coopération impérialiste. Nous touchons ici à l'expression ultime du développement inégal et combiné dans ses effets endogènes, au sein d'un Etat.

Dans ce contexte le projet de révolution anti-impérialiste se heurte à plusieurs grands problèmes: quelle mobilisation populaire peut-on escompter et quelles couches ou classes sociales seraient-elles susceptibles de vertébrer réellement un processus révolutionnaire ?

La "révolution" n'est pas ici portée par une bourgeoisie progressiste avide d'en finir avec l'oppression nationale et les vestiges de la vieille société. Elle n'est pas non plus portée par un prolétariat naissant dont les premières radicalisations s'exprimeraient sur le terrain démocratique et anti-impérialiste.

Les manifestations populaires des 20, 21 et 22 mai 1983 après que Sankara, premier ministre ait été arrêté, n'ont pas, contrairement à ce qu'écrit Sankara, "contribué à mettre à nu l'exacerbation des contradictions de classes de la société voltaïque". Les militaires progressistes en relation avec un certain nombre de groupes de gauche saisissent l'occasion d'un coup d'Etat.  Mais   cette "révolution" se prépare d'en haut, dans les sphères très réduites des jeunes officiers et des intellectuels. Elle s'appuie sur des fractions de classes sans qu'il y ait réellement un bloc social révolutionnaire qui ait été lentement préparé à la lutte.

C'est une "révolution" sans classe candidate au pouvoir. C'est donc une "révolution" où vont se concurrencer et se télescoper toutes sortes de substituts sociaux à une réelle classe dominante.

La révolution nationale et populaire

Un des paradoxes est bien que la "révolution démocratique" installée par un putsch militaire se soit dotée d'une direction influencée par les conceptions marxistes-léninistes. Cet écart entre la réalité objective et l'idéologie du pouvoir ne s'explique que par le retard de la formation sociale dans un environnement capitaliste dominant.

Le régime de Sankara fait le grand écart pour concilier les besoins de la lutte contre le sous-développement dans un pays socialement arriéré et l'exigence d'une interprétation marxiste du monde correspondant à la réalité internationale du développement capitaliste.

Les dirigeants de la "révolution burkinabé" se réclament de la théorie de la révolution nationale et populaire. Pour comprendre la trame de cette position il ne faut pas simplement en revenir aux positions staliniennes ou aux écrits maoïstes. Il faut aussi et surtout se reporter aux débats byzantins des étudiants africains des ex-colonies françaises dans les années 60 et 70. Il faut replacer l'ensemble de ces discussions entre courants maoïstes  et pro-soviétiques divers au sein de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF) dans leur contexte social et politique particulier.

Thomas Sankara a apporté une touche personnelle à cette théorie et surtout, il a consciemment et fermement cherché à la mettre en pratique dans toute sa logique à la différence de la grande majorité des protagonistes de l'époque. La différence entre les débats obscurs et confus des étudiants africains des années 70 et le cas du régime Sankara, c'est que le second a laissé tomber une part de la rhétorique formelle pour suivre une voix plus pragmatique(1). C'est d'ailleurs dans ce domaine aussi qu'il s'est différencié des régimes "marxistes léninistes" du Bénin ou du Congo, ou même de celui du Ghana, où le verbiage marxisant cache depuis fort longtemps une démission totale face aux pesanteurs néo-coloniales.

L'empirisme militant de Sankara se reflétait dans un langage simple, plutôt sympathique pour qui supporte mal les professions de foi ampoulées des régimes "progressistes" africains. C'est cet empirisme qui lui permit de faire un constat lucide sur la situation de son pays et de l'Afrique noire.

Dans un tel contexte, le projet de révolution nationale et populaire se veut réaliste. La "révolution burkinabé" d'août 1983 n'a été possible qu'en raison de l'extrême fragilité de l'appareil d'Etat: un Etat à l'articulation de plusieurs modes de production mais qui, en réalité est dépossédé de la régulation des rapports capitalistes dominants au profit de la France et des entreprises étrangères.

Une fois arrivée au pouvoir, c'est-à-dire une fois accomplie la "révolution au sommet", l'équipe Sankara est confrontée à la question de "comment déclencher" la révolution en bas"? L'appareil d'Etat n'a pas changé. Ses rouages peuvent être réformés mais sa fonction demeurera tant que de la société n'apparaîtront pas des relations sociales alternatives aux anciennes, en milieu rural et en ville. Il faut donc procéder à sa "destruction" après la prise du pouvoir par les militaires. Même "démocratique et populaire", la révolution doit poser le problème de l'appareil d'Etat et de son armée. Or cette dernière n'est pas bouleversée après le 4 août 1983. Elle est épurée puis encadrée par les Comités de défense de la révolution (CDR) mais elle reste une armée de 6.000 hommes qui a seulement changé de chef et de gouvernement. La manière dont Sankara a été renversé, le caractère apparemment "prétorien" du débat et de sa conclusion tragique, montrent bien le problème.

Une contradiction insoluble

Le nouveau régime se heurte alors à ses propres contradictions. Il arrive au pouvoir avec un projet révolutionnaire sans avoir au préalable construit un mouvement de masse, sans avoir organisé les classes laborieuses et sans avoir regroupé une avant-garde consciente. Ni classe candidate au pouvoir ni parti!

La sémantique ne peut seule résoudre cette difficulté en qualifiant conventionnellement de "révolution nationale démocratique" ce qui ressemble à une révolution mais qui en réalité ne dispose pas de la base sociale pour l'accomplir. Le réalisme commande d'abord des réformes démocratiques et nationales... Mais l'utopie ne consiste-t-elle pas à vouloir faire une révolution, quelle qu'elle fut, sans classe dominante potentielle?

Durant quelques mois il existe une certaine disponibilité populaire. La lutte contre la corruption, le projet de développement, la dénonciation de l'impérialisme, l'appel aux femmes favorisent un début de mobilisation sociale. Mais il faut hâter le processus et secouer le peuple burkinabé... La création des Comités de défense de la révolution (CDR) correspond à ce dessein. Dans un premier temps elle s'appuie sur le développement spontané d'un militantisme social mais elle relève fondamentalement d'un projet volontariste sur le long terme. Très vite, trop vite pour l'équilibre du régime lui-même, les CDR cumulent les tâches de regrouper la fraction d'avant-garde et celle de constituer en même temps la base sociale large de la révolution.

Forcer la main d'une société

Hormis les tendances au bureaucratisme et à l'arrivisme ainsi développées, apparaît au sein des CDR le sentiment que toutes les couches de la société sont rétives au projet révolutionnaire: les salariés qui bénéficient d'un niveau de vie incomparablement supérieur à celui des paysans, la petite-bourgeoisie qui craint pour ses revenus, et même la petite paysannerie qui se cramponne à son mode de vie et à ses préjugés. Dès lors, l'autoritarisme prend le pas sur la persuasion. Il faut forcer la main d'une société paralysée par le conservatisme.

Jean Ziegler écrit à ce propos: "je le dis comme je le pense: les CDR sont un instrument peu fiable, fragile et incertain. Je ne critique pas le choix stratégique de Sankara: dès 1983 il n'avait probablement pas d'autre choix que d'affronter les pouvoirs traditionnels; pas d'autre choix non plus, évidemment, que de résister aux tentatives d'hégémonie de tel ou tel parti de gauche, de telle ou telle organisation syndicale. Mais l'arme qu'il a forgée pour servir sa stratégie me paraît - je le répète - une arme partiellement inopérante. Les CDR sont composés surtout de jeunes gens et de jeunes filles liés à Sankara par des liens d'enthousiasme, d'adhésion spontanée. Mais comment contrôler les CDR? Les exactions des CDR sont nombreuses, leur organisation est fragile, l'encadrement rudimentaire, la formation idéologique souvent inexistante"(2).

De là découle un débat quant aux forces sociales sur lesquelles il serait possible de s'appuyer en pareille situation. Au moment de la prise du pouvoir militaire en août 1983, aucune alliance des classes laborieuses ne s'est encore réalisée par une convergence des luttes revendicatives. L'alliance "ouvrière et paysanne" objectivement nécessaire, n'a pas le moindre début d'application pratique: il n'y a pas de danger extérieur menaçant le territoire national et unifiant une résistance populaire; il n'y a pas de guerre civile contre les anciennes classes dominantes, anciens "chefs de la terre" et spéculateurs. Dans ces conditions comment galvaniser  les classes laborieuses et réaliser leur unité révolutionnaire?

Sur qui s'appuyer?

En l'absence de fortes mobilisations avant la prise du pouvoir, c'est donc après qu'il convient de déterminer sur quelles couches ou classes sociales le régime doit s'appuyer, et comment la mobiliser.

Or deux histoires se juxtaposent: celle du coup d'Etat militaire et de l'apparition des CDR et celle, bien antérieure, de petits groupes de gauche, pro-soviétiques ou maoïstes, s'appuyant dans les villes sur une série de syndicats parmi les enseignants, les fonctionnaires et les travailleurs des services publics.

Ce syndicalisme a les qualités et les défauts des courants politiques qui l'inspirent. Il défend un certain nombre de revendications traditionnelles en matière de salaires et d'emploi mais n'a aucun projet politique crédible pour le pays. Or au Burkina, où l'essentiel de la population est rurale ou hors du salariat classique, faut-il juger ces couches salariées comme conservatrices, voire comme une aristocratie ouvrière contre-révolutionnaire? Faut-il considérer les directions syndicales comme un frein au projet révolutionnaire? Thomas Sankara est visiblement tenté par cette conclusion. Les vrais prolétaires africains ne seraient-ils pas les paysans puisqu'ils sont pour l'essentiel les seuls producteurs de richesse du pays?

Il s'agit là d'un vieux débat qui remonte à Frantz Fanon mais qui a connu un nouvel essor dans les années 70 quand se développèrent les études sur les rapports ville-campagne. La paupérisation des zones rurales, la crise paysanne et la chute de la productivité agricole mettaient en évidence l'extravagant échange inégal entre villes et campagnes africaines. De là à penser que toutes les couches urbaines étaient, au sens strict, exploiteuses de la paysannerie, il n'y avait qu'un pas que certains africanistes franchirent.

Dans son discours du 2 octobre 1983 Sankara donnait une analyse - par trop classique et dogmatique - de la définition de la société africaine: "la classe ouvrière voltaïque, jeune et peu nombreuse, mais qui a su faire la preuve, dans ses luttes incessantes contre le patronat, qu'elle est une classe véritablement révolutionnaire" et "le paysan voltaïque qui se trouve lié à la petite production incarne les rapports bourgeois de production". Mais en 1986, par contre, sa position a bien changé et on y pressent un projet social plus précis: "la misère qui entoure les villes rend consciente la différence qui existe entre la ville et la campagne. A tel point que nous, qui sommes en ville, risquons un jour de connaître le sort de ceux qui ont l'outrecuidance de se mettre à une table bien fournie et bien garnie devant des spectateurs très affamés. Spectateurs qui pourraient bien un jour monter à l'assaut de cette table et de cette injustice".

Et sur les fonctionnaires, c'est un réquisitoire: "Considérons le budget. Il consacre plus de 60% de ses ressources à payer les fonctionnaires: 0,035% de la population... Et à lui (le fonctionnaire ndr), à tous ceux de sa caste, on consacre plus de 60% du budget national ! S'il est difficile de maintenir le train de vie des villes qui nous permet de tendre toujours plus vers les métropoles européennes ou autres que nous avons connues, il est possible par contre de construire des postes de santés primaires pour n'importe quel paysan... Avec cette démarche nous pourrons construire une société nouvelle".

La révolution des damnés de la terre ?

Interrogé sur le projet de nivellement des salaires, il répond: "Il est incontestable que quelques centaines, voire des milliers de Burkinabé ont été durement touchés, en ce sens que les privilèges auxquels ils étalent habitués depuis fort longtemps leur ont été retirés"(3).

Quoiqu'il en soit, le dilemme de Sankara ne pouvait que déboucher sur une terrible désillusion. Dans les conditions propres de la "révolution burkinabé" comment échapper au poids du milieu urbain et s'en aller chercher la mobilisation paysanne? La "révolution démocratique et populaire" ne peut devenir une simple révolution des pauvres, une révolution des "damnés de la terre" plaçant le salariat urbain à la remorque. Et ce, d'autant que dans une révolution faite par le haut, il est bien difficile de créer puis de maintenir la mobilisation paysanne.

En d'autres termes, les rapports de forces politiques et les enjeux sociaux, malgré le poids démographique et économique des campagnes, continuent à se contrôler depuis la ville. Ne pas maîtriser les relations socio-politiques qui régissent la ville, c'est déboucher assez vite sur la crise et la débandade. Sankara l'a payé de sa vie.

Les alliés du pouvoir et le pluralisme

Cette question était d'autant plus importante qu'il existait au Burkina un certain nombre de petites organisations politiques "marxistes" dont la principale est la Ligue patriotique pour le développement (LIPAD) pro-soviétique, et quelques autres groupes pro-chinois, pro-albanais etc.(4). Issus des débats étudiants des années 60 et 70, ces groupes sont essentiellement présents en ville et n'ont aucun projet stratégique à long terme si ce n'est, eux-aussi, la référence à la révolution nationale et démocratique. Leurs divergences respectives portent sur le contenu de cette révolution et ses références internationales. Sankara et ses amis ont évidemment côtoyé de longue date ces militants et ces groupes, certains en ont fait partie.

Le Burkina, avant l'arrivée de Sankara, avait été un des rares pays africains où malgré le carcan autoritaire du néo-colonialisme et les gouvernements militaires, le pluripartisme c'était maintenu officiellement ou de facto. Cet héritage, le nouveau régime devait l'intégrer dans son propre projet, ce qu'il fit en partie en intégrant notamment la LIPAD et l'Union de luttes communistes (ULC) au gouvernement. Mais dans la mesure où ces petits partis de gauche n'avaient aucune perspective à l'échelle du pays, la politique de Sankara apparaissait en définitive bien plus audacieuse que la leur.

Pourtant, très vite, la coexistence devint difficile avec la LIPAD, aboutissant au départ de ses ministres. Difficile notamment, parce  que les projets de Sankara se heurtaient parfois aux intérêts propres de la base de ces groupes.(5) Sankara avait pourtant le sens de la mesure et de la prudence. Il avait l'intelligence de comprendre que son pays ne pouvait se permettre certaines formules à l'emporte-pièce auxquelles nous ont habitués d'autres régimes africains. Il avait le souci de ne pas simplement produire une rhétorique à usage interne pour les seules couches dirigeantes et il a très explicitement tiré le bilan de certains régimes "frères". Sachant ce qu'a été l'erreur des projets industriels surdimensionnés faits sur le modèle soviétique dans des pays comme l'Angola, Madagascar ou le Bénin, il précisait que "le Conseil national de la révolution ne se bercera pas d'illusions en projets gigantissimes, sophistiqués".

Conscient qu'il lui fallait à lui aussi une base politique stable, il préféra un temps défendre la pluralité des partis que de se lancer comme d'autres en Ethiopie, en Angola ou au Mozambique dans la proclamation du "parti prolétarien": "A l'avenir, un parti pourra voir le jour, mais nous ne voulons pas focaliser notre réflexion et nos préoccupations sur la notion de parti. Il y aurait danger à le faire. On le créerait pour respecter les canons révolutionnaires("une révolution sans parti n'a pas d'avenir"), ou alors on le créerait pour appartenir à telle Internationale dont ce serait la condition d'entrée sine qua non... La condition serait que le parti joue son rôle de leader, de guide, d'élément d'avant-garde, qu'il conduise toute la révolution, qu'il soit intégré au sein des masses et que, pour cela, les éléments qui le composent soient des éléments sérieux, qui ont de l'ascendant et parviennent à convaincre, sans équivoque, par leur comportement. Mais au préalable il faut qu'on laisse les gens lutter sans parti, faire leurs armes sans parti, sinon on tombe dans la nomemklatura".(6)

Réalisme et utopie

Mais, le "gauchisme", le régime ne l'évitera pourtant pas. Sankara voulait naviguer entre deux écueils: ne pas chercher à construire un utopique parti révolutionnaire mais aussi ne pas s'adapter aux pressions de la vieille société. L'instrument qu'il pensait adéquat pour cette difficile navigation c'était les CDR, à la fois "organisations authentiques du peuple dans l'exercice du pouvoir révolutionnaire" et "détachements d'assaut" (discours du 2 octobre 1983). Ces Comités symbolisent le caractère volontariste de la "révolution burkinabé". Dans cette mesure, ils ont pu accomplir des tâches que l'administration publique était incapable d'assumer seule. Cela a été le cas dans le domaine de l'alphabétisation et surtout dans celui des "commandos" de vaccination des enfants.

Mais les CDR ne s'appuient pas sur une large mobilisation populaire, ils s'y substituent peu à peu. C'est pourquoi aux dires mêmes des responsables des CDR, se sont multipliés depuis deux ans les conflits entre CDR et travailleurs des services publics, entre CDR et certaines parties de la population. La Conférence nationale des CDR qui s'était tenue du 31 mars au 4 avril 1986 a largement mis en évidence ces problèmes et les documents qui en résultèrent sont remplis d'auto-critiques. Sensible à cette crise des CDR et de leur projet révolutionnaire, Sankara écrit en février 1986: "Dans leur action économique, politique, culturelle, militaire, sportive, bref tant et tant de domaines dans lesquels... nous avons vu nos Comités de défense de la révolution se livrer à une bataille rude, parfois dans l'ingratitude des hommes, dans l'ingratitude de ceux-là même qui ont bénéficié des actions des CDR".

Le pragmatisme

L'idée de la "révolution démocratique et populaire" se veut par définition prudente et pragmatique en s'opposant à toute conception d'une révolution plus radicale. Mais le problème n'est malheureusement pas entre "réalisme" et "utopie". Même prudent, le projet révolutionnaire doit s'attaquer aux racines du mal. Comment faire cela dans un pays où il apparaît bien difficile de ne pas habiller Pierre sans déshabiller Paul, dans un pays où les conditions subjectives d'une révolution n'ont pu, en définitive, être préparées ?

Voilà pourquoi les nuances de la pensée de Thomas Sankara n'ont pas évité les dérapages, les erreurs "gauchistes", si l'on veut se référer ici au vocabulaire communiste. Les conditions mêmes du Burkina font qu'à certains moments, le réalisme lui-même devient utopie.

La réforme agraire du 9 août 1984 nationalise le sol et le sous-sol. Mais elle élimine en même temps le système traditionnel des "chefs de terre" ce qui en fait un projet de bouleversement de tout le système social des campagnes(8). Les masses paysannes étaient-elles prêtes à ces changements d'attitude? Incontestablement oui, pour une partie d'entre elles, durant une première période. Mais sur le plus long terme quand, faute de mobilisation réelle, les chefs vont reprendre le contrôle idéologique et social des villages et des familles, l'affaire deviendra beaucoup plus difficile.

Le premier plan quinquennal explique que "le but visé par la réforme agraire et foncière est de détruire les entraves socio-économiques qui bloquent la production, de créer un cadre de production plus approprié et les conditions d'une véritable promotion sociale pour les masses déshéritées". Or, parmi ces entraves se trouvent évidemment la structure traditionnelle qui place femmes et "cadets" en position de subordination vis à vis des "anciens".

Révolution sociale et révolution culturelle

Dans une société comme celle-là, une révolution ce doit être aussi la prise de pouvoir par les "cadets" et par les femmes. Cette révolution là, indispensable, bouleverse les milieux traditionnels, leur structuration lignagère et les hiérarchies sociales.

Elle est à la fois révolution sociale et révolution culturelle. C'est dire la difficulté et la durée d'un tel processus. Vouloir hâter les choses ne peut qu'aboutir à de terribles déboires.

Mais pour y réussir, il faut avoir constitué au préalable un vaste mouvement révolutionnaire composé de centaines de cadres très implantés dans leur milieu et aptes à mesurer chaque jour les avancées et les reculs de la conscience paysanne. On ne mène pas cette révolution comme on peut mener ailleurs l'expropriation d'un grand féodal ou la prise de contrôle d'une grande plantation capitaliste!  La "lutte des classes" au sein du village et au sein du clan est autrement plus compliquée à maîtriser(9). Tous les régimes africains qui ont voulu "révolutionner" les campagnes se sont cassé les dents sur cet obstacle!

En ville aussi, la vigueur des mesures sociales n'a pas été sans poser de graves problèmes. La baisse des loyers et des frais de scolarité, la suppression de l'impôt de capitation (par personne), les actions en faveur des transports en commun et des logements sociaux ont favorisé un premier élan populaire. Mais, en même, temps le gouvernement pour trouver les fonds, procédait aux "dégagements", licenciements et mise en retraite d'environ 10% des fonctionnaires, soit quelques 2.000 personnes. Une fois récupéré quelques milliards de francs CFA à la suite des procès contre la corruption et la spéculation, c'est directement aux salariés et aux étudiants que le régime réclame une forte contribution financière.

Aux salariés les mieux payés, il a été demandé de donner un mois de salaire et de réduire leurs indemnités. Aux étudiants, on a demandé une contribution de 2.500 F CFA (soit 50 francs français) par mois. Dans un même temps, le taux d'imposition des commerçants était augmenté. Le 4 janvier 1984, Sankara décidait pour l'année 1985 de suspendre le paiement des loyers d'habitation à leurs propriétaire burkinabé et pour les baux commerciaux et industriels d'en faire verser les sommes directement à l'Etat. Tout cela aboutit à un certain désordre: un mécontentement des salariés et des étudiants, une perte de crédit parmi la petite bourgeoisie, une baisse du pouvoir d'achat général.

Confronté aux résistances syndicales et au mécontentement, le CDR de la garnison de Ouagadougou demandait "des sanctions d'extrême rigueur contre tous les renégats et leurs alliés à la solde de l'impérialisme". Le 6 février 1985, devant une assemblée de lycéens Sankara expliquait que "l'ennemi principal n'est pas la réaction de droite, mais la réaction de gauche" (10).

Entre CDR et syndicats

Mais ce qui va le plus compromettre, et pour longtemps, les alliances politiques tissées par le pouvoir en milieu urbain, c'est le licenciement de centaines d'enseignants qui avaient fait grève les 20 et 21 mars 1984 pour demander la libération de deux de leurs dirigeants syndicaux, qualifiés par les CDR de "contre-révolutionnaires".

A partir de cette date, les rapports entre une partie de la gauche traditionnelle et Sankara vont devenir conflictuels. Le rupture devait être consommée durant ces derniers mois après que le 23 mai 1987, Soumane Touré, secrétaire général de la Confédération syndicale burkinabé (CSB), et appartenant à la LIPAD, ait été arrêté pour la seconde fois depuis 1983. Les CDR réclamaient son exécution et la LIPAD dénonçait de son côté le fait que les militaires se contentent selon elle de "résoudre les contradictions par la force".

Le 1er mai avait déjà été l'occasion d'un front commun syndical dénonçant l'austérité, les licenciements et les restrictions au droit syndical. De nombreux tracts et appels unitaires circulaient pour avoir le droit de "commémorer le 1er mai en toute quiétude et indépendance" après que le 30 avril l'armée ait occupé la Bourse du travail de Ouagadougou, invitant les syndicats à organiser un rassemblement sous l'égide du gouvernement. Selon des syndicalistes, le ministre du Travail aurait alors qualifié les dirigeants syndicaux de "véritable féodaux" "affairistes" et "bureaucrates" (11).

Une situation de crise

Le 6 juin, la LIPAD publiait une déclaration expliquant notamment que "jamais les réalisations matérielles ou économiques ne peuvent constituer une justification ou un substitut aux libertés démocratiques". Une crise très grave existait donc ces derniers mois dans les rapports de Sankara et avec ses "alliés naturels". Coincé entre CDR et syndicats, il cherchait visiblement une issue mais se heurtait aux contradictions mêmes de la "révolution burkinabé".

Est-ce ce risque d'isolement qui aurait décidé Compaoré et la majorité du CNR à l'éliminer ? Au-delà des querelles de personnes et des conflits de cliques au sein du pouvoir, il semble bien que le vrai problème ait été celui des alliances de classes à nouer autour de l'armée. La révolution des pauvres pouvait-elle se passer des syndicats et des salariés de la ville?

Aussi, la fin tragique de Thomas Sankara ne peut-elle que relancer le débat sur ces processus révolutionnaires inachevés dont l'Afrique noire est maintenant coutumière.

Inprécor n°252, novembre 1987

Sites à consulter:

http://www.thomassankara.net/

http://www.groupesankara.be/

http://www.cadtm.org/spip.php?article2866

Notes: 

(1) Il reste des traces des débats de l'époque notamment dans la référence au "centralisme démocratique" pour le fonctionnement des organes de l'Etat.

(2)Un nouveau pouvoir africain". Editions Pierre-Marcel Favre. Paris. 1986.

(3) Interview dans "L'Autre Journal". 26 mars 1986.

(4) II existe au Burkina de nombreux groupes : la LIPAD, émanation du courant pro-soviélique Parti africain de l'indépendance (PAI) dont on trouve encore aujourd'hui trois fractions au Sénégal l'Union de luttes communistes (ULC) maoïste pro-albanaise. Le Rassemblement des officiers communistes (ROC), l'Union des communistes burkinabé, le Parti communiste révolutionnaire voltaïque.A noter par ailleurs que jusqu'à maintenant, il semble avoir été possible de prendre d'importantes initiatives politiques de manière indépendante, à condition de s'inscrire positivement dans le projet du gouvernement. C'est notamment le cas du comité anti-apartheid qui a pris en charge la récente conférence internationale sur l'Afrique du Sud. Un CDR venait récemment de se former au sein de ce comité, indiquant par là même qu'il n'y avait pas identité stricte entre l'ensemble du comité et le régime.

(5) L'Humanité, organe du Parti communiste français écrivait le 21 août 1984 à propos des CDR : "une organisation qui a recruté le pire et le meilleur". Une façon de soutenir les thèses de la LIPAD tout en maintenant le soutien global au régime Sankara.

(6) "Un nouveau pouvoir africain". Pages 86 et 87.

(7) "Loiowullen", organe des CDR. 28 février 1986.

(8) Le Moro Naba, empereur des Mossi, fut un moment privé d'électricité parce qu'il ne la payait pas. 

(9) Dans l'organe des CDR du 28 février 1986, un article sur la réforme agraire explique : "il s'agit donc d'embraser la lutte des classes entre les paysans et les forces féodales et rétrogrades. En effet cette forme de lutte de classe semble immédiatement prédominante dans les campagnes".

(10) Le Monde du 23 février 1985. A la fin de l'année 1984 le régime, malgré de bonnes relations officielles avec Moscou, expulsait le premier conseiller de l'ambassade d'URSS, accusé d'entretenir des relations trop visibles avec la LIPAD.

(11) Front syndical. Appel du 18 mai 1987. Signé par neuf syndicats. Document ronéoté.

Voir ci-dessus