Les mutations du Parti bolchévik
Par Michel Lequenne le Mardi, 14 Août 2007 PDF Imprimer Envoyer
Pour l'aduler ou le vilipender, on a souvent présenté le Parti bolchevik comme un tout, monolithe traversant l'histoire, de la lutte contre le tsarisme jusqu'au stalinisme triomphant. Façon d'escamoter les complexités d'une révolution et d'une contre-révolution ? C'est à une réalité toute autre que s'attache ici Michel Lequenne: celle d'un parti de changement permanent, qui a connu plusieurs mutations.

Sous un même nom, une organisation, dans son développement, peut changer plus considérablement qu'un charmant bébé en adulte ventru, puis en vieillard desséché. Parler et écrire du Parti bolchevik comme d'une entité identique à elle-même avant, pendant et après la révolution, puis devenant l'instrument de la contre-révolution, c'est affaire d'idéologues formalistes, rarement de bonne foi, mais pas d'historiens.

 

L'esquisse que nous tentons ci-après, comme simples jalons et voies de recherche, ne veut qu'indiquer en quoi la mutation du. parti de Lénine, dans et par la révolution, fut un des facteurs du processus de dégénérescence de la révolution, puis de son inversion.

 

NOMBRES

 

En 1905, le Parti social-démocrate majoritaire (bolchevik), à la veille de la révolution, assure compter 8 000 militants dans ses organisations ouvrières clandestines. Mais d'après L. Shapiro, les deux fractions n'en auraient compté que 8 400.

 

En 1906, après la défaite, le parti réunifié par l'effet de la révolution, et alors que le reflux commence seulement, aurait eu 48 000 militants ( 34 000 pour les menchéviks, 14 000 pour les bolcheviks).

 

En 1907, le congrès de Londres compte 175 délégués russes (90 bolchéviks et 85 menchéviks) qui assurent être les élus de 77 000 militants, auxquels s'ajoutent 44 délégués du Bund, 26 Lettons et 45 Polonais.

 

Mais, après la répression de Stolypine, le parti s'effondre. "De plusieurs milliers, à Moscou, en 1907, ils ne sont plus que 500 à la fin de 1908, 150 à la fin de 1909 ; il n'y a plus d'organisation en 1910. Pour l'ensemble du pays, les effectifs passent de presque 100 000 à moins de 10 000".

 

QUELS MILITANTS POUR QUELLES ORGANISATIONS ?

 

Une telle évolution des nombres renseigne implicitement sur le type des militants en même temps que sur celui des organisations. Le caractère policier du tsarisme et son régime d'exploitation dans l'industrie provoquaient des réactions radicales. Mais, en même temps, l'absence de tradition d'organisation et de structures légales, ainsi que les difficultés d'activité régulière rendaient les adhérences lâches, aussi vite distendues sous le choc des défaites qu'elles avaient été nouées dans l'enthousiasme des assauts sociaux.

 

Il faut lire dans " Ma Vie ", de Trotsky, le chapitre "Ma première organisation révolutionnaire" pour comprendre comment, dans le gigantesque empire, des étudiants, formés de bric et de broc, entraient en contact avec des ouvriers au premier niveau de conscience de classe, et quel type de cercles révolutionnaires ils pouvaient constituer avec eux, d'ailleurs guettés par des provocateurs en tout genre.

 

On est parfois étonné de la relative mansuétude de la répression tsariste (comparée à la férocité de ce que sera celle du stalinisme), mais cela est dû, plus encore qu'à l'efficacité d'un système policier plus serré qu'aucun de ceux qui avaient existé avant lui, à la lenteur de la mise sur pied de structures organisationnelles susceptibles de lui résister.

 

Il faut garder en tête ces conditions pour comprendre la logique de la conception organisationnelle que Lénine élabora. Son parti fut conçu pour résister à la police tsariste, l'Okhrana: former solidement des noyaux de révolutionnaires dont on fait des professionnels. Même si les chiffres annoncés aux congrès sont forcés, on comprend qu'en 1906 ceux des bolcheviks soient moindres que ceux des menchéviks, et qu'en 1907 ils soient supérieurs: les militants selon Lénine étaient plus difficiles à for-mer et à réunir, mais ils résistaient mieux à la répression, d'autant qu'ils n'étaient pas tous "légaux" comme les menchéviks, mais gardaient une structure clandestine derrière la nouvelle activité légale limitée accordée par le tsar.

 

Mais l'effondrement à partir de 1908 ? Là encore les chiffres sont trompeurs. Les organisations sont dispersées, détruites par la répression; les contacts avec les dirigeants en exil sont rompus, mais il y a désormais des milliers de militants décidés, vrais révolutionnaires, et qu'on retrouvera tout à coup quand éclatera la révolution de février 1917.

 

Cependant, plus ou moins bien formés. Léonide Rouzer, dans ses Mémoires cités par Louis Fischer (2), parlant d'une réunion de vingt bolcheviks pétersbourgeois, en août 1906, disait: "Nous, les jeunes du Parti [...} nous étions encore influencés, dans une mesure considérable, par le romantisme révolutionnaire de l'époque de la Nadodnaïa Volia."

 

Dans ses " Conversations " (3), Molotov, c'est-à-dire un militant qui sera membre du comité central puis du bureau politique en 1917, ne dit presque rien de sa formation qui semble bien s'être quasi limitée aux polémiques des petits journaux clandestins. Dans un cercle d'ouvriers qu'il dirigeait en 1913, il leur expliquait "les impostures de Trotski".

 

Que sa culture ait été fort maigre perce en ce que, lors de sa dernière déportation, en 1915, ce n'était pas lui le dirigeant du groupe bolchevik dont il faisait partie, mais l'ouvrier Chliapnikov, qui avait été recommandé par Lénine. Ce dernier ne connaissait-il pas Molotov ? Si ! Il avait pu lire ce qu'il écrivait dans la Pravda de Pétersbourg. Et c'était précisément un organe du parti dont il "s'employait constamment à corriger l'orientation" (4). Lénine jugeait donc le jeune Molotov comme quelqu'un de peu solide théoriquement.

 

Que celui-ci ose dire Chliapnikov "sans formation" (ce qu'il faut lire en tenant compte de la haine qui se cache sous le mépris), alors qu'il s'agissait d'un homme qui avait été en exil, parlait le français et l'anglais, joua un rôle de premier plan tout au long de la Révolution, écrivit des souvenirs et fut plus tard le mari d'Alexandra Kollontaï avec laquelle il avait dirigé l'Opposition ouvrière... pour finir liquidé en 1937, se retourne ainsi contre lui: si celui-ci était peu formé, Molotov l'était sûrement encore moins que lui.

 

Staline est encore un meilleur exemple, puisqu'on peut juger sa formation sur ses écrits antérieurs à la Révolution, et en particulier sur son Anarchisme et socialisme, de 1906-1907. Cette brochure fait certes apparaître un vaste champ de lectures marxistes, bien qu'il soit probable que la plupart soient de seconde main, ce qui est d'ailleurs excusable, étant don-né la limite étroite des textes de Marx et Engels alors publiés, encore plus étroite ceux traduits en russe et pouvant circuler dans la clandestinité. Mais l'intellection de ces lectures, et en particulier de la dialectique matérialiste, est lamentable, autant que la polémique est grossière.

 

On comprend que Lénine ait éprouvé le besoin d'ouvrir en exil, en 1911, pour des ouvriers venant de Russie, une école du Parti qui se tint à Longjumeau. Mais au sommet même du Parti, le marxisme était si mal assimilé que put s'y développer le courant idéaliste "machiste" (du nom du philosophe Mach) de Bogdanov, Bazarov et Lounatcharski.

 

Sans doute plus grave encore est l'opposition que Lénine rencontre de la part des komitetchiki (les "comitards"), jaloux de leur autorité sans contrôle et méprisants à l'égard des ouvriers sans formation dont ils filtrent l'entrée dans le Parti : le type même de ceux qu'on retrouvera au pouvoir après la Révolution. En 1913 encore, Lénine écrivait à Inessa Armand: "La plupart des gens (99% des bourgeois, 98% des liquidateurs, environ 60 à 70%  des bolcheviks) ignorent comment faire pour penser et se contentent d'apprendre des MOTS par cœur." Un tel propos rappelle celui de Marx à Engels, après la défaite de 1848, comptant les membres de leur parti sur les doigts de la main.

 

L'éclatement de la guerre en 1914 va être un autre révélateur de la faiblesse théorico-politique du Parti bolchevik lui-même où, jusqu'en Sibérie, il y eut des militants pour passer avec les menchéviks sur la position de défense de la patrie.Ravagée par une répression qu'aident puissamment des agents provocateurs infiltrés, l'organisation bolchevique se réduit encore et se disloque dans les premières années de guerre. Les contacts avec l'exil se réduisent à quasi-rien.

 

Au printemps de 1916, Lénine et Zinoviev renouent le contact avec le bureau russe de Chliapnikov, mais, en novembre, ils n'avaient plus aucun contact avec la Russie, et ne savaient plus ce qu'était devenu leur parti.

 

Tout ceci montre à quel point le parti réel était loin du modèle théorique que l'on trouve dans les textes de Lénine. Pire encore, alors que, dès l'éclatement de la révolution de Février, le bureau dirigé par Chliapnikov a pris une position révolutionnaire intransigeante, "léniniste", le retour, le 13 mars, des dirigeants déportés, à la tête desquels Kamenev et Staline, amène un tournant de ralliement à la politique menchévique de soutien au gouvernement provisoire et de poursuite de la guerre, en opposition au télégramme de Lénine du 19 mars et à ses " Lettres de loin " dont seule la première est publiée par la Pravda.

 

Tout ceci n'empêche pas que ce "modèle" et l'acharnement de Lénine pour en sélectionner les éléments auront permis, en une dizaine d'années, de lever et de fixer un corps que la guerre et la répression ont dispersé, mais qui, en suspension, subsiste, solide par son dévouement et sa claire conscience de classe, et d'où va sor-tir l'instrument de la révolution d'Octobre.

 

La révolution de Février est parfai-tement spontanée. Mais typique est le cas d'un militant, alors simple soldat d'une compagnie automobile, Mouralov, qui, dès le second jour, conduit le premier détachement de troupes qu'il mène s'emparer du centre de radio (Trotsky note que, huit mois plus tard, il commandait la région militaire de Moscou). Mais, dans le mois qui suit, et surtout à partir de la mi-mars et du retour de Kamenev et Staline, ce type de militant de base, quoique non sans heurts et protestations, doit se plier à la ligne droitière des dirigeants (6).

 

LE PARTI DE 1917

 

A partir du retour de Lénine le 3 avril, puis de la proclamation de ses Thèses d'avril, le 7, dans la Pravda, va commencer, mais lentement, le redressement puis la cristallisation du parti potentiel. Enfin, le 24 avril a lieu une conférence nationale du Parti bolchevik où 149 délégués représentant 79000 adhérents donnent une majorité à Lénine, quasi unanime contre la guerre, forte pour transférer aux soviets les pouvoirs d'Etat, faible sur l'entrée dans la voie de la révolution socialiste, ne lui donnant qu'une majorité d'une voix au comité central, et le laissant minoritaire sur le changement de nom du parti, de social-démocrate en communiste.

 

Le parti "évaporé" réapparaît donc avec des forces inconnues, et d'un grand radicalisme par rapport aux vieux cadres, tel Kamenev, ancrés sur les schémas théoriques du passé. Le nombre considérable des adhérents de la conférence manifeste le rallie-ment de nombreux groupes et organisations isolés ou autonomes. Les votes indiquent clairement que la radicalisation est celle de la classe, dont ces délégués sont l'expression de la conscience la plus claire, violemment opposés à la guerre, refusant la délégation lointaine du pouvoir, mais encore myope quant aux visées de plus longue portée.

 

Et cette conscience, activée par le mouvement de la révolution, bouleverse toutes les structures organisationnelles pré-existantes. Des droitiers bolcheviks quittent le Parti, tandis que les menchéviks internationalistes le rejoignent.

 

Importante par la qualité de ses dirigeants, vieux alliés de Trotsky, est l'organisation Interrayons, que la position droitière de Kamenev-Staline a écartée de la fusion avec les bolcheviks. Les thèses de Lénine changent tout. De retour en Russie, le 5 mai, Trotsky y adhère, ce qui doit tendre à précipiter l'unification. Mais les questions qui la retardent ne sont pas purement formelles. Les évolutions politiques de sens inverse auraient justifié le changement de nom du parti renouvelé. Lénine cède aux "vieux bolcheviks" qui veulent garder l'avantage d'être l'organisation à laquelle les autres adhèrent.

 

La fusion a cependant lieu au VIe Congrès du Parti bolchevik, le 26 juillet, alors que Trotsky est en prison et Lénine caché en Finlande. Il y a là 175 délégués (157 avec voix délibérative), représentant 112 organisations groupant 176 750 membres ; Pétrograd seule en compte 4l 000 dont 36 000 du Parti bolchevik et 4 000 de l'Interrayons ; la région de Moscou 42 000 ; l'Oural 25 000, le Donetz 15 000. Cent dix des délégués avaient fait de la prison, cent cinquante avaient été arrêtés, cinquante-cinq avaient été bannis, vingt-sept avaient connu l'émigration. Lénine sera élu au comité central avec une seule voix contre lui, Zinoviev avec deux voix contre, et Trotsky et Kamenev avec seulement trois voix contre sur 134 votants (7).

 

Cela exprime ce qu'est le Parti de la révolution d'Octobre: un parti refondu au feu de la lutte hasardeuse, où la vie et la mort se jouent à quitte ou double. C'est en ces mois que s'établit la vraie noblesse révolutionnaire, tandis que l'ancienneté bolchevique englobe nombre de militants qui ont erré plus ou moins gravement, et, parmi eux, Kamenev et Zinoviev qui vont se dresser contre la prise du pouvoir en Octobre. Le parti a donc bien connu là sa première mutation.

 

LE PARTI QUI PRIT LE POUVOIR

 

C'est ce parti refondu qui va prendre le pouvoir en Octobre. Derrière les vétérans, du type des délégués, une masse d'ouvriers, de soldats, voire de paysans, qui, comme le soldat dont John Reed a raconté l'histoire dans " Dix jours qui ébranlèrent le monde ", savent solidement "qu'il n'y a que deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat " et que "quiconque n'est pas d'un côté est de l'autre", et aussi que ce que dit Lénine, "c'est bien ce que je veux entendre, et tous les gens de mon espèce."

 

Boris Pilniak, dans " l'Année nue ", peut-être son meilleur roman, paru en 1921, et dont l'édition française de 1926 n'a plus jamais été republiée, nous a peint sans concessions ni le moindre romantisme révolutionnaire ce qu'étaient les bolcheviks des lointaines provinces russes dans les années de la Révolution. Les deux figures les plus sympathiques, que le chaos unit dans leur volonté, quel qu'en soit le prix, d'un autre monde et d'une autre vie, sont, l'un le fils d'un pauvre petit propriétaire paysan, barbu qui écorche les mots du vocabulaire politique, mais s'efforce de remettre en marche l'usine délabrée dont les spécialistes ont désespéré; l'autre une doctoresse échappée de sa famille noble en décomposition. Pilniak, qui ne s'imaginait pas en écrivant ce roman qu'il serait liquidé seize ans plus tard, nous donnait là des portraits types des épurés des années trente de "dékoulakisation" et de "prolétarisation".

 

Le grand, l'admirable Parti bolchevik, c'est celui-là, forgé aux heures torrides de juillet et août 1917 où une terrible répression était suspendue sur les masses en pleine radicalisation, et qui, en trois mois, va gagner la majorité dans les soviets et porter l'assaut d'Octobre.

 

Si dans ces moments les mots d'ordre viennent de Lénine (encore obligé de se cacher en Finlande) et de Trotsky, "le nombre des agitateurs dirigeants diminua fortement vers octobre." Les principaux leaders sont en retrait: Kamenev déjà contre la voie qui s'ouvre vers le pouvoir des soviets, rejoint par Zinoviev, Staline est muet; les plus importants, qui se multiplient, sont Volodarsky, Lachévitch, Kollontaï, Tchoudnovsky.

 

"Mais, écrit Trotsky, incomparablement plus efficace dans cette période avant l'insurrection était l'agitation moléculaire que menaient des anonymes, ouvriers, matelots, soldats, conquérant l'un après l'autre des sympathisants, détruisant les derniers doutes, l'emportant sur les dernières hésitations. Des mois de vie politique fébrile avaient créé d'innombrables cadres de la base, avaient éduqué des centaines et des milliers d'autodidactes qui s'étaient habitués à observer la politique d'en bas et non d'en haut et qui, par conséquent, appréciaient les faits et les gens avec une justesse non toujours accessible aux orateurs du genre académique. En première place se tenaient les ouvriers de Piter [Petrograd], prolétaires héréditairement, qui avaient détaché un effectif d'agitateurs et d'organisateurs d'une trempe exceptionnellement révolutionnaire, d'une haute culture politique, indépendants dans la pensée, dans la parole, dans l'action.

 

Tourneurs, serruriers, forgerons, moniteurs des corporations et des usines avaient déjà autour d'eux leurs écoles, leurs élèves, futurs constructeurs de la République des Soviets. Les matelots de la Baltique, les plus proches compagnons d'armes des ouvriers de Piter, provenant pour une bonne part de ceux-ci, envoyèrent des brigades d'agitateurs qui conquéraient de haute lutte les régiments arriérés, les chefs-lieux de district, les cantons de moujiks. La formule généralisatrice lancée au cirque Moderne par un des leaders révolutionnaires prenait forme et corps dans des centaines de têtes ré-fléchies et ébranlait ensuite tout le pays. [...] Les usines conjointement avec les régiments envoyaient des délégués au front. Les tranchées se liaient avec les ouvriers et les paysans du plus proche arrière-front. (...) Les usines et les régiments de Petrograd et de Moscou frappaient avec de plus en plus d'insistance aux portes de bois du village. Se cotisant, les ouvriers envoyaient des délégués dans les provinces d'où ils étaient originaires. (...) Le bolchévisme conquérait le pays. Les bolcheviks devenaient une force irrésistible" (8).

 

Tel était le parti qui prit le pouvoir (avec nombre de vieux dirigeants traî-nant la patte, voire prêts à revenir en arrière, jusqu'à la fin de 1917). Et l'on continue à nous seriner, et pas seulement à partir de la droite, qu'il s'agît là d'un coup d'Etat !

 

LE PARTI AU POUVOIR

 

Mais, à la mutation révolutionnaire qui lui a assuré la victoire va succéder, avant même la fin de l'année, une modification progressive, par les adhésions en masse au parti victorieux. Certes, pendant les trois années terribles dominées par la guerre civile et les interventions étrangères, dans le chaos et la disette, où chaque mois semble un quitte ou double avec la mort, le flux des adhésions qui donnent un parti de 250 000 militants au VIIIe Congrès, en mars 1919, semble de bonne qualité, du moins à considérer la statistique sur l'origine sociale de ses membres: 52% d'ouvriers, 15% de paysans, 18% d'employés, 14% d'intellectuels.

 

Les autres statistiques précisent encore ce qu'est alors le Parti; 5% de ces membres ont reçu une instruction supérieure, et 8% une instruction secondaire, ce qui correspond à peu près aux 11%  d'intellectuels ! D'autre part, 27% sont alors dans l'Armée rouge au combat, 8% sont des permanents du parti et des syndicats, 53% (!) travaillent à des échelons divers de l'Etat soviétique ; 11% sont encore dans les usines. La moitié ont moins de trente ans, 10% plus de quarante. 8%  seulement étaient militants avant Février, 20% avant Octobre. Tous ces chiffres sont à garder en mémoire pour comprendre ce qui va suivre.

 

Car, en mars 1920, le Parti comptera 610 000 membres, et 730 000 en mars 1921, année de la victoire. Mais alors, la première "purge" de son histoire l'ampute de 180 000 membres, que Trotsky évoque ainsi en 1923: "Par une épuration rigoureuse de ses propres rangs, le Parti se débarrassa d'eux [les arrivistes]. Son effectif diminua, mais sa conscience augmenta" (9). Le phénomène ne fut pas durable.

 

Plus tard, Trotsky devait écrire: "Le gros afflux des anciens menchéviks dans le parti ne commença qu'après l'insurrection d'Octobre: se joignant non point au soulèvement prolétarien, mais au pouvoir qui en était sorti, les menchéviks manifestaient le trait essentiel de l'opportunisme: l'obséquiosité devant le pouvoir du jour. Lénine, qui se tenait extrêmement en garde au sujet de la composition du parti réclama bientôt l'exclusion de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des menchéviks qui y étaient entrés après l'insurrection d'Octobre. Il fut loin de parvenir à ce résultat. Par la suite, les portes furent largement ouvertes aux menchéviks et aux socialistes-révolutionnaires, et les anciens conciliateurs devinrent un des soutiens du régime stalinien dans le "parti" (10).

 

En 1922, il y aura plus de 97% de l'effectif du Parti ayant adhéré après Octobre. En 1927, "l'immense majorité du million de membres du Parti n'avaient qu'une vague conception de ce que le Parti avait été dans la première période de la révolution, sans parler de la clandestinité révolutionnaire. Il suffira de dire qu'alors les trois quarts au moins du Parti se composaient de membres qui l'avaient rejoints seulement après 1923. Le nombre de membres du Parti adhérents d'avant la Révolution - c'est-à-dire les révolutionnaires de la période illégale - était inférieur à un pour cent".

 

LA SECONDE MUTATION

 

La composition de ces énormes flux d'adhésions n'est pas homogène. Au ralliement de dizaines de milliers de révolutionnaires de toutes tendances, sincères, enthousiastes, venus des rangs menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, et de la fleur de la jeunes-se qui ne va pas cesser d'affluer, se mêlent, aussi, sinon plus nombreux, "non seulement des travailleurs peu conscients, mais encore certains éléments nettement étrangers à son esprit: fonctionnaires, carriéristes et politiciens" (11), opportunistes politiques et "sociaux".

 

A cette époque, employés et fonctionnaires ne sont pas prolétarisés comme ils le sont aujourd'hui, et, a fortiori, les techniciens et ingénieurs. Un fossé de formation et de rétributions les séparent des ouvriers et de la révolte qui a conduit ceux-ci à la révolution.

 

John Reed nous a laissé un tableau saisissant de la résistance des ministères au nouveau pouvoir: "Trotski se rendit au ministère des affaires étrangères; le personnel refusa de reconnaître son autorité, se vérouilla dans les bureaux et, voyant les portes enfoncées, démissionna. (...) Chliapnikov essaya de prendre possession du ministère du travail [...] Parmi les centaines de fonctionnaires, pas un ne voulut lui indiquer le bureau ministériel. Alexandra Kollontaï, nommée, le 13 novembre, commissaire à la Sécurité sociale, fut accueillie par une grève de tous ses subordonnés, sauf quarante. [...] Des incidents du même genre eurent lieu au ministère de l'Agriculture, au ministère du Ravitaillement, au ministère des Finances. Lorsque les fonctionnaires étaient sommés de reprendre le travail, sous peine de perdre leur poste et leurs droits à la retraite, ils revenaient pour se livrer au sabotage ".

 

Mais les structures d'un Etat moderne ont une complexité qui exigent des spécialistes, et, de ce fait, bientôt ces messieurs et demoiselles, que les militants ouvriers ne sont guère en capacité de remplacer, vont s'apprivoiser et voleront au secours de la victoire et aux avantages que valent l'appartenance au parti qui dirige. "En un an, du premier semestre 1918 au premier semestre 1919, les effectifs du seul syndicat des fonctionnaires soviétiques quadruplèrent, passant de 114 539 à 529 841 personnes. La disette obligeait d'une part à recenser les consommateurs, de l'autre à recenser les produits disponibles. Quelles méthodes appliquer, quel personnel employer? Il fallait tout improviser avec un personnel souvent malhonnête, nullement préparé en tout cas, par ses origines sociales, à l'intelligence des principes socialistes et des nécessités implacables de la lutte de classes" (14).

 

Les ralliés vont être puissamment aidés par une partie appréciable des vainqueurs, dont certains même des vétérans. Car la corruption par le pouvoir est un mal terriblement contagieux. Il se peut même que le passage rapide de longues années de vie dure, voire de misère, de souffrances et de tensions, au sentiment de détente du succès agisse comme un brusque changement climatique du froid au chaud, et détende certains ressorts moraux, dans la semi-bonne conscience des droits de la revanche et de la récompense due.

 

Victor Serge nous a laissé, dans son roman " Ville conquise ", l'image d'une bolchevique qui, installée dans un de ces ministères devenu commissariat du peuple, a déjà des exigences et des mœurs de bureaucrate, et sur laquelle s'interroge un de ses camarades : "Mais cette bonne femme-là, sous tous les régimes, se fera des simagrées dans les miroirs, aura son auto, mettra du caviar sur son pain blanc quand les chauffeurs de la Grande-Usine ne recevront leur ration extraordinaire de lait que sur le papier." Et son interlocuteur lui répond: "C'est nous qu'elle sert aujourd'hui. Nous tâcherons par la suite d'en débarrasser la terre: vainquons d'abord. (...) Nous avons peu d'hommes. Nous sommes quelques poignées. Des millions d'hommes, les masses les plus formidables qu'il y ait sont derrière nous..."

 

Hélas ! Quand la victoire sur les armées blanches coalisées aura été obtenue, le chaos et la misère ont été et restent si grandes, les sacrifices exigés si insupportables qu'une grande partie de ces masses regimbent, voire s'éloignent du bolchevisme. "La classe ouvrière donne des signes nombreux d'épuisement et de démoralisation. Ses meilleurs fils l'ont quittée pour le front et les institutions soviétiques. Sa situation de classe victorieuse lui vaut de s'accroître d'une foule d'éléments suspects, faux ouvriers, boutiquiers ruinés, spéculateurs" (15).

 

Il faut lire les Ecrits militaires de Trotsky pour saisir cette aspiration par l'Armée rouge vers les fronts, les plus longs jamais vus dans l'histoire, de la fleur du prolétariat russe, et avant tout des bolcheviks, de l'appel "Encore une fois, ne perdez pas de temps", où il demande que "Sur quatre militants locaux, trois doivent être envoyés pour effectuer un travail militaire au sens large du terme", à "Prolétaires à cheval !" du 11 septembre 1919 (16), et pour comprendre quelle saignée ce fut du prolétariat et de la fleur du Parti. A son terme, "de grandes usines deviennent des foyers de démoralisation, propices à l'agitation contre-révolutionnaire..." (17).

 

Le point de cristallisation en sera Kronstadt. La blessure ouverte par ce drame ne se refermera pas malgré le tournant de la NEP et les trois années suivantes de commencement d'un redressement que le bureaucratisme envahissant va engluer.

 

LES ÉLÉMENTS DE LA DÉGÉNÉRESCENCE

 

L'énorme dénivellement culturel entre l'infime minorité des vieux cadres formés et la masse de militants sans formation entraîne une hiérarchisation immédiate qui va bien vite se cristalliser. Aux rapports d'égalité démocratique dans le Parti, et au travers du respect qu'inspirent les vétérans en même temps que la servilité à leur égard qui est l'attitude normale des opportunistes infiltrés, se substituent des rapports de commandement. Ainsi apparaît ce que Lénine désignera comme "corn-suffisance" des cadres.

 

L'inculture politique (larovslavski pourra écrire en 1921 que "parmi les camarades du parti, il est extrêmement difficile de trouver des camarades qui aient lu, ne fût-ce que Le Capital de Marx [sic] ou quelque autre ouvrage de base de la théorie marxiste), crée un type de militants qui va se généraliser dans le monde entier: les "communistes non-marxistes", tout au plus nourris d'une vulgate qui, sous le stalinisme, va pouvoir se manipuler au gré des lignes tactiques successives et contradictoires. Mais au terme de ce premier temps, elle aboutit à un simple suivisme de l'aristocratie des cadres omniscients.

 

Le phénomène est bien net dans la biographie des cadres staliniens, et en particulier dans celle de Khrouchtchev: c'est la fidélité aveugle, et d'ailleurs, au départ, souvent "innocente", au cadre sous lequel on se forme qui assure la "montée" dans l'appareil par un processus de répétition à chaque nouveau niveau (19). Staline comprit vite cette dynamique, c'est ce que précise Trotsky, en écrivant: "En 1923, le Parti avait été envahi par des masses jeunes et inexpérimentées, rapidement modelées et formées, pour jouer le rôle de béni-oui-oui sous l'aiguillon des professionnels de l'appareil" (20).

 

La disette avait été un facteur de corruption de la société qui n'avait pas épargné le Parti, par le biais des privilèges dans la distribution des biens disponibles. La NEP leva l'étau de l'atroce misère des années de guerre civile, mais, en même temps, en donnant libre cours aux privilèges de l'argent, fruit des trafics libérés, elle accentua encore le champ de la corruption. La paix revenue, on soufflait. Le relâchement succédait à la tension exigée et imposée. La volonté de repos des cadres, liée au sentiment de n'avoir pas reçu du monde, et surtout de l'Europe, le soutien qu'ils étaient en droit d'espérer, est un des facteurs qui jouera dans le choix du parti de la ligne de "socialisme dans un seul pays" contre la perspective de "révolution permanente".

 

Pour illustrer cet aspect psychologique de la vie politique, Trotsky raconte: "L'Etat d'esprit était celui d'une tranquilisation morale, de la satisfaction de soi-même, d'un contentement trivial. [...] et il est à propos de dire que les bavardages malveillants prenaient là leur large place. (...) Aller en visite les uns chez les autres, être assidu à des représentations de ballets, assister à des beuveries collectives dans lesquelles on médisait des absents, cela ne me séduisait pas du tout. La nouvelle sphère supérieure sentait que ce genre de vie ne me convenait pas. Elle ne tâchait même pas de m'y engager. C'est pour cette même raison que bien des causeries de groupes cessaient dès que j'apparaissais et que les causeurs se séparaient, un peu confus pour eux-mêmes, avec une certaine hostilité à mon égard. Et cela marqua, si l'on veut, que je commençais à perdre le pouvoir" (21).

 

La corruption "simple" transforme une grande masse des cadres en privilégiés sociaux qui, d'instinct, protègent cette situation par la consolidation de leurs privilèges politiques hiérarchisés. Cela se couronne par la corruption de la volonté de puissance, toujours signe de médiocrité, mais en même temps terrible force en ce que ceux qui en sont possédés y consacrent dans l'obsession toute leur énergie.

 

Le passage de tous les partis socialistes, adversaires ou compagnons momentanés du Parti bolchevik, des armes de la critique politique à la critique des armes a abouti à leur élimination. Dans le même temps, les soviets se sont vidés de la fleur des militants et de ses meilleurs éléments d'avant-garde, favorisant leur reflux politique. Oskar Anweiler a probablement raison de dater de 1921 la fin de leur fonction d'assise de la démocratie soviétique (22). La reprise de leur fonctionnement dans la paix restera locale, paralysée au-delà par la mutation du parti lui-même.

 

De ce fait, une opposition ne pouvait plus être qu'intérieure au parti dirigeant. Elle exista à toutes les étapes, mais elle ne se manifesta comme tendance organisée qu'avec la formation de l'Opposition ouvrière, lors du IXe Congrès du Parti au début de 1920. Le paradoxe veut que ce soit au Xe Congrès, l'année suivante, alors qu'à l'unanimité était adopté le rapport de Boukharine sur la démocratie ouvrière, mettant fin à la "militarisation" et au "centralisme extrême" de la période de communisme de guerre, et condamnant le système des "nominations" auxquelles devait succéder l'élection à tous les postes, qu'en même temps, et au nom des menaces de contre-révolution, Lénine faisait voter l'interdiction des fractions, et accorder au comité central des pouvoirs (provisoire!) d'exclusions qui allaient bientôt devenir la loi du Parti et se révéler suicidaires.

 

Bien loin de redresser le Parti, ces mesures vont favoriser la cristallisation de la bureaucratie. Elle a trouvé son chef, qui a su s'installer, en 1922, dans l'aveuglement général ( à l'exception du seul Préobrajenski) à un poste qui, entre ses mains, devient stratégique : le secrétariat général du comité central du Parti. Là, il contrôle les effectifs. Dès après la mort de Lénine, par un coup de maître, il lance la campagne d'adhésion de la "promotion Lénine" : 250 000 ouvriers ! Le parti augmente de 50%. En 1927, il aura un million de membres ; trois millions en 1933.

 

Ce sera ce parti devenu stalinien qui purgera les innombrables bolcheviks qui ont appartenu aux diverses oppositions, et ceux qui n'y ont pas appartenu mais sont suspects de pouvoir penser mal, quasi tous étiquetés "trotskystes", dans leur grande majorité gratuitement. En 1937, ce parti épuré épurera les épurateurs, éliminant en masse les anciens qui ont suivi Staline dans la conviction qu'il représentait la juste ligne. On avait atteint "la dissolution du bolchévisme et, jusqu'à sa complète destruction, un amenuisement tel du léninisme qu'il en deviendra une fiction, une mainmise totale de l'appareil sur le parti - déjà si peu "politique", de toute façon - qui le transformera en une organisation d'appoint auprès d'une structure administrative.

 

Les dirigeants d'Octobre ont tous vu trop tard le péril montant. Lénine le premier, mais alors qu'il agonise. Trotsky ne suit pas ses conseils et n'engage pas, en 1923, lors du XIIe Congrès, la bataille ouverte contre Staline. Dans sa dénonciation de la bureaucratie, tout y est, sauf de désigner clairement le foyer, au sommet, et d'appeler ouvertement le parti à le combattre.

 

Il dépasserait le cadre de cette étude de tenter d'examiner s'il aurait été possible que l'histoire ait pris un autre cours dans le cas où la lutte aurait été ouverte publiquement dans tout le parti à ce moment. Trotsky aurait-il dû et pu, en 1925, briser la toile d'araignée filée sur le parti par l'appareil et où s'engluait son noyau révolutionnaire? Ou les reculs de la révolution en Europe, et l'état général de l'URSS, rendaient-ils déjà le redressement impossible? On n'a pas cessé d'agiter ces questions. Mais comme à toutes celles qui tentent de refaire l'histoire, il est probable qu'il n'y a pas de réponse pertinente possible.

 

Notes :

1. D'après Pierre Broué, Le Pari bolchevique, Editions de Minuit 1963

2. Louis Fischer, La Vie de Lénine, t.I, p.80, éd. 10/18.

3. Félix Tchouev, " Conversations avec Molotov ", éd. Albin Michel.

4. Louis Fischer, op. cit. p.124.

5. Lénine, " Œuvres complètes ", t. 23.

6. L. Trotsky, " Histoire de la Révolution russe ", t. 1, pp.137 et 264; éd. du Seuil.

7. op. cit. t.2, pp.286-287.

8. op. cit. t.2, pp.390-392.

9. L Trotsky, " Rapport au 12e Congrès du PCbR (17 avril-25 avril 1923) " in La Lutte anti-bureaucratique en URSS, p.79, éd.10/18.

10. L.Trotsky, Histoire de la Révolution russe, t.2, p.288.

11. L. Trotsky, Staline, p. 528, éd. Grasset.

12. L. Trotsky " Rapport... ", p.79.

13. J.Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, chap.II.

14. V. Serge, l'An 1 de la révolution russe, t.III, p.54, éd. François Maspéro.

15. op. cit. t.II, pp.42-43.

16. L. Trotsky, Ecrits militaires ; " Comment la révolution s'est armée ", éd. de l'Herne, 1967.

17. V. Serge, op. cit. p.54.

18. cité par Broué, op. cit. p.131.

19. voire Michel Lequenne, " Les gangsters de la Révolution ", in Utopie critique, n° 7, 8 et 9.

20. L.Trotsky, op. cit. p.528.

21. L.Trotsky, Ma Vie, chap. 41, éd. Gallimard.

22. O. Anweiler, Les Soviets en Russie, éd. Gallimard, 1972.

23. Moshé Lewin, " la Formation du système soviétique ", p.288, éd. Gallimard, 1987.

24. op. cit. p.289.

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