Balkans: La première guerre morale du nouvel ordre global
Par Ataulfo Riera le Samedi, 14 Octobre 2000 PDF Imprimer Envoyer

Un an après le début de la guerre des Balkans, le bilan est tragique. A l'échelle internationale on constate l'émergence d'une sorte de "nouvelle guerre froide" dont les conséquences premières sont une course aux armements et une hausse des budgets militaires. Dans nos pays, la guerre fut un flagrant déni démocratique qui ouvre la porte à toutes les dérives. Dans les Balkans, enfin, elle fut un désastre économique et écologique qui n'a en rien résolu les conflits ethniques.

La guerre des Balkans est à la fois le résultat de la longue décomposition interne de l'ex-Yougolsavie et le fruit de la volonté de l'impérialisme occidental, à l'heure des reclassements géostratégiques. C'est pourquoi, au propre comme au figuré, on a assisté à deux guerres parallèles: celle du pouvoir serbe contre les Kosovars et celle de l'OTAN contre la Serbie.

Tandis que l'Alliance bombardait essentiellement des cibles civiles à plus de 5.000 mètres d'altitude, au sol, les forces répressives serbes menaient sans grand souci leur opération d'épuration ethnique. Ce qui permet d'expliquer le paradoxe apparent de cette guerre menée au nom des droits de l'homme et où les victimes furent avant tout civiles. Parallèles, ces deux guerres n'en étaient pas moins en interaction: les bombardements de l'OTAN, loin d'arrêter Milosevic, ont permis à ce dernier d'intensifier l'épuration ethnique au Kosovo et de renforcer son pouvoir en Serbie.

Une démonstration de force

Quelles furent les causes essentielles de la guerre de l'OTAN? Fondamentalement, ce fut une démonstration de puissance visant à montrer à la face du monde la supériorité militaire des principales puissances capitalistes, capables de frapper sans être touchées - la guerre "zéro mort"... pour les occidentaux bien entendu! - tout Etat récalcitrant à ses diktats. La guerre des Balkans et celles du même type qui suivront, sont le corollaire militaire de la domination économique et financières de ces puissances impérialistes sur le reste du monde: au néolibéralisme mondialisé correspond ainsi une "gendarmerie sans frontière" qui contribue également à miner les souverainetés nationales et à dénier aux peuples tout contrôle démocratique sur leur destin.

En donnant à l'OTAN - et donc aux Etats-Unis - le premier rôle, la guerre mettait hors jeu l'Union européenne en tant qu’instrument d'intégration capitaliste des pays de l'Est. Les Etats-Unis s'arrogent ainsi le leadership parmi le cercle fermé des grandes puissances. Ce que résume sans trop de complexes Thomas Friedman, conseiller de M. Albright: "Comme les Etats-Unis sont le pays qui tire le plus de bénéfices de la mondialisation, il est également celui auquel incombe principalement la responsabilité de la maintenir. Maintenir la mondialisation est le pilier de notre intérêt national".

Justification et contrôle

Les bombardements sur la Serbie ont permis de justifier le maintien et la  nouvelle orientation stratégique de l'OTAN, dont la raison d'être pouvait être mise en doute depuis la fin du bloc de l'Est. Son maintien et son extension géographique équivaut à péréniser et accroître le poids de l'impérialisme américain sur le continent. Ainsi, Zbigniew Brzezinski, patron d'un "think tank" géopolitique très influent sur Albright et Clinton, exigeait une guerre totale contre Milosevic car "un échec de l'OTAN signifierait à la fois la fin de la crédibilité de l'Alliance et l'affaiblissement du leadership américain".

Pas de pétrole au Kosovo? Certes, mais en établissant dans la région de nouveaux protectorats et des bases militaires de l'OTAN (Bosnie, Kosovo, Albanie, Macédoine), les Etats-Unis contrôlent désormais une région-stratégique au carrefour du Proche Orient, du Caucase et de l'Asie centrale, véritable tête de pont vers ces zones riches en hydrocarbures. Robert Hunter, ancien ambassadeur US à l'OTAN eu la franchise de le déclarer: "Le Kosovo constitue la porte d'entrée pour des régions d'intérêt primordial pour les Occidentaux".

Air power

Parmi les causes de l'opération "Force Alliée", on oublie souvent de mentionner le fait qu'elle fut également un test et une vitrine publicitaire pour démontrer l'efficacité de la nouvelle doctrine militaire du "air power" et de sa panoplie technologique.

Si les Etats-Unis ont imposé la stratégie du "tout aérien" en écartant tout scénario sérieux d'intervention au sol, ce n'était pas uniquement pour éviter la mort de leurs soldats. Il s'agissait surtout de démontrer qu'une guerre pouvait être gagnée par voie des airs. En effet, l'US Air force et les nouvelles technologies de pointe qu'elle utilise jouent un rôle clé dans la stratégie de domination mondiale de l'impérialisme américain. Pour ce dernier, la maîtrise du ciel et de l'espace permet la maîtrise du globe. "L'air power" est la clé du "global power".

D'ailleurs, les Etats-Unis sont reliés au reste du monde par les airs plus que par les voies terrestres et navales, l'essentiel de leurs exportations se faisant par avions cargo. L'image des bombardiers B-2 décollant de bases situées aux Etats-Unis pour bombarder la Serbie et revenant sans escale est plus qu'un symbole du "air power": à partir de leur propres bases, les Etats-Unis peuvent frapper n'importe quel ennemi dans n’importe point du globe. Et avec leur réseau unique et dense de surveillance visuelle et d'écoute par satellite, ils ont la maîtrise totale de l'information.

Une guerre profitable

Comme toute guerre impérialiste, celle des Balkans fut également menée pour le plus grand profit de quelques uns. En effet, derrière la doctrine de "l'air power" ou de la Révolution des affaires militaires (RMA, voir ci-dessous) se cachent les intérêts économiques du puissant complexe militaro-industriel (CMI) US dont les entreprises aéronautiques-technologiques (Boeing-Mc Donnell Douglass, Raytheon, Lockheed-Martin) sont les chefs de file. Pour le CMI, la fin de la guerre froide posait également la question de sa survie ou, du moins, du maintien de sa toute-puissance.

Le nouveau climat d'instabilité internationale est une aubaine et il aura largement contribué à le générer. Les entreprises de la Défense ont pesé de tout leur poids dans la décision d'élargir le champ d'intervention de l'OTAN au nom "des nouvelles menaces". Le sommet-anniversaire de l'OTAN d'avril 1999, qui a adopté le nouveau concept stratégique de l'Alliance, a été gracieusement sponsorisé par le CMI US qui a versé plus de 8 millions de dollars pour les "festivités".

La guerre elle-même a été très lucrative: plus de 500 millions de dollars ont été dépensés chaque jour, soit 40 milliards de dollars au 9 juin 1999. Dès les premiers jours de bombardement, les actions de Raytheon ont grimpé de 17%, celles de Boeing de 12% et celles de Lockheed-Martin de 8%. Le tableau ci-contre est à ce sujet édifiant: dès le début des frappes, les actions sont à la hausse. Mais brutalement, le 9 juin, avec l'arrêt de la guerre, un net recul apparaît! Au regard des "eaux glacées du calcul égoïste", les victimes n'entrent pas en ligne de compte. Ou comme l'écrivait laconiquement le Financial Times, "les Bourses ne sont pas sentimentales"...

Mais ce n'est pas tout. Le simple recomplètement des stocks de missiles et autres bombes "intelligentes" utilisées va rapporter 1 milliard de dollars à Raytheon et 2 milliards à Boeing. L'un des effets de la guerre est la hausse des budgets militaires des principales puissances. Pour les Etats-Unis, il s'agit d'approfondir leur leadership technologique tandis que les Européens tenteront de combler un peu leur retard. Sur tous les tableaux, le CMI est gagnant et les retombées seront juteuses.

Conséquences majeures

Cette militarisation du monde est tout à la fois la source et le résultat d'une détérioration constante des relations entre les "puissances" (Etats-Unis, Chine, Russie...) de la planète dont la guerre du Kosovo aura été une étape décisive. Malgré quelques revirements spectaculaires (liens OTAN-Russie renoués) en apparence, la tendance lourde de ces relations est à la dégradation. L'ampleur et la hausse du budget de la Défense US (331 milliards de dollars en 2005) ne peuvent s'expliquer que par la préparation de ce pays à un éventuel affrontement avec la Chine et/ou la Russie.

Dans l'immédiat, en disqualifiant l'ONU et la notion de "souveraineté" des nations plus faibles, la guerre des Balkans a d'ores et déjà accéléré les guerres et les risques de guerre plus "locales": la guerre totale en Tchétchénie, le conflit Inde-Pakistan au Cachemire, les tensions Chine-Taïwan en sont les premières manifestations.

Le précédent de mars 1999 permet aux Etats-Unis d'agir désormais à leur guise où que ce soit. En évoquant l’intervention de l'OTAN dans un discours prononcé lors de sa visite en Macédoine le 22 juin 1999, Clinton l'a clairement annoncé au reste du monde: "Nous pouvons le faire maintenant, nous pouvons le faire demain et, si nécessaire, nous pouvons le faire ailleurs, en Afrique ou en Europe centrale".

Politiquement, la guerre aura également eu plusieurs conséquences majeures. Les images de l'exode des réfugiés, la formidable et habile manipulation des opinions publiques, le discours "moral", tout à contribué à semer la confusion parmi les organisations de gauche, les syndicats et le mouvement pacifiste.

Au nom d'un pseudo "nouvel internationalisme"'(Blair), elle a accéléré - sans opposition interne - l'adhésion de la social-démocratie à la conception néolibérale de la mondialisation impérialiste. Pas étonnant depuis "août 14" sans doute.

Mais, plus important, dans son sillage, la social-démocratie a entraîné la plupart des sommets syndicaux et des partis Verts. La majorité de ces derniers, au pouvoir ou pas, ont dès le début approuvé les "frappes", même si ce fut avec de plus en plus de réticences au fil du temps. Mais même dans ce cas, les critiques n'ont pas touché au caractère impérialiste du conflit (ni même écologique!), mais à son "inefficacité"! En Belgique, l'attitude "réaliste" d'Ecolo face à la guerre fut son ticket d'entrée au pouvoir. Avec le recul et au vu des résultats aujourd'hui dans les Balkans, se confirme que la seule position correcte fut celle que nous avons impulsée, avec d'autres, résumée par la formule « Ni OTAN, ni Milosevic ».

A bien des égards, la guerre des Balkans restera comme un tournant. Elle signale l'entrée du monde dans une nouvelle période historique qui clôt celle, transitoire, qui fut ouverte avec la chute du Mur. Et cette époque nouvelle, comme le souligne Daniel Bensaïd, est peuplée de "périls inédits" qu'il nous faudra comprendre. Et déjouer.


La RMA et ses limites

La RMA (Révolution in Military Affairs) peut se définir en trois mots: surveiller, aveugler et frapper. Il s'agit, grâce aux nouvelles technologies, de surveiller 24h sur 24h le champ de bataille tout en aveuglant l'adversaire pour le détruire par des frappes précises à longue distance (sans risques pour l'assaillant) avec des munitions dites "intelligentes" (bombes à guidage lasers...).

Cette "révolution" a pourtant ses limites. Dans les Balkans, les bombes "intelligentes" n'étaient pas prévues pour être larguées à plus de 5.000 mètres d'altitude (pour éviter la DCA serbe). Selon les spécialistes, une bombe sur trois de ce type aurait manqué sa cible. Le traitement de l'information fut également plus long que prévu. Enfin, ce type de guerre "high tech" doit impérativement être de courte durée car ces munitions coûtent très chers. En tablant sur une reddition rapide de Milosevic après quelques jours de "frappes", les stratèges n'avaient prévu q'un stock limité de ces munitions dites intelligentes! Au lendemain du 24 mars, Javier Solana déclarait ainsi que l'intervention n'était qu'une "question de jours, voire de semaines"! Or Milosevic n'a pas plié aussi vite que prévu. Et il fallait à tout prix garder le soutien de l'opinion publique.

C'est donc avec un véritable soulagement que l'OTAN a assisté à l'exode massif des Kosovars. Selon un officier de l'Alliance, "Après le fiasco de la guerre éclair, les réfugiés nous ont donné un nouveau but de guerre. C'était décisif. Sans eux nous aurions bricolé très vite un accord avec Belgrade"! (Nouvel Observateur, 1-7 juillet 1999). Mais même avec "l'aide" des réfugiés, la guerre aérienne ne pouvait s'éterniser au-delà de quelques mois. En Allemagne, fin avril, 52% des gens souhaitaient l'arrêt unilatéral des bombardements. Début juin, 45% des Belges pensaient de même. C'est ce lent retournement des opinions publiques qui explique que dans les accords de Kumanovo, l'OTAN a finalement dû accepter un retour dans le jeu de l'ONU et de la Russie. Et l'Alliance y a discrètement abandonné son exigence d'une présence de ses troupes sur tout le territoire Yougoslave, soit l'ultimatum qui avait été présenté en février à Rambouillet aux Serbes et dont le rejet servit de prétexte à la guerre...


Le discours et la méthode

L'intervention militaire a été légitimée partout un discours porté par une "communauté internationale" partageant les mêmes "valeurs démocratiques" et qui s'estime en droit de mener une "guerre morale" lorsque les droits de l'Homme sont menacés. On a chanté la victoire des "droits de l'Homme" sur la "souveraineté nationale".

En vérité, outre le caractère à géométrie variable de ce discours (Kurdistan, Tchétchénie...), cette "communauté internationale" se limite aux seules puissances capitalistes dont les chefs d'Etat déterminent eux-mêmes ce qui est "moral" ou pas. Ses vraies valeurs sont celles de la puissance et du profit. Un an après en effet, ce ne sont pas les droits de l'Homme et la démocratie qui se sont imposés dans les Balkans, mais bien l'économie néolibérale et la mise sous tutelle occidentales de ces peuples. Avec un PNB qui a chuté de 27% en Serbie, 20% en Bosnie; 9% en l'Albanie et 8% en Macédoine, ces pays ont été obligés de contracter des prêts via le FMI et la Banque Mondiale avec les conditions habituelles d'ajustements structurels.

Selon Alain Joxe: "La vision globalisante du monde sous leadership américain admet et impulse partout un double processus de sécession au sein des Etats (par balkanisation-libanisation) et de réunification par le marché d'ensemble régionaux (sous leadership)"...

Le Kosovo, comme l'Albanie, la Bosnie ou la Macédoine sont de véritables laboratoires: ces Etats doivent en effet être suffisamment stables que pour permettre un certain développement économique, mais pas suffisamment forts pour accéder à une véritable indépendance politique. Les deux piliers (économique et militaire) du nouvel ordre global impérialiste fonctionnent ainsi au diapason: la souveraineté nationale (en fait celle des peuples) est niée à la fois par le bras armé (OTAN) au nom des droits de l'Homme et par les institutions internationales (OMC, FMI...) au nom du "libre marché".


Un violent creuset

Depuis Clausewitz, que Lénine aimait citer, on sait que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. La guerre des Balkans n'échappe pas à cette règle.

Mais la formule peut être inversée: la politique, à son tour, peut être la continuation de la guerre par d'autres moyens. Marx et Engels ont notamment souligné le rôle de la guerre et de l'armée comme creuset dans lequel se forgent les futurs rapports sociaux qui détermineront le reste de la société. Dans son livre "L'OTAN attaque", Bernard Wicht pointe plusieurs conséquences de la doctrine militaire employée par les Etats-Unis dans les Balkans et basée sur les nouvelles technologies:

- Cette méthode, en permettant l'utilisation d'une puissance de feu relativement précise ouvre de nouveau la voie à la guerre "classique" en évitant l'escalade nucléaire. Mais, par contre-coup, les Etats qui ne peuvent se doter de moyens de défense à la hauteur technologique de ces armes sont amenés à accroître ou à impulser la possession d'armes de destruction massive et désormais peu coûteuses (nucléaires, chimiques et bactéréologiques) puisque de telles armes, même en petite quantité, peuvent être "dissuasives".

- Puisqu'il s'agit moins aujourd'hui pour l'impérialisme de contrôler des territoire que de contrôler des marchés et que le facteur "masse" est remplacé par une technologie précise et rapide, les armées peuvent êtres réduites, professionnalisées et hautement "qualifiées" pour leur permettre de maintenir l'ordre néolibéral partout où il est remis en cause ou déstabilisé.

- Cette tendance entraîne donc la disparition des armées nationales de masse: "Le citoyen-soldat disparaît à tous les niveaux. On n'a plus besoin de le consulter politiquement puisqu'on n'a plus besoin de lui pour faire la guerre". De fait, aucun parlement européen n'a été consulté sur le choix des bombardements à rencontre de la Serbie...

- Au XVIIIe siècle, les grandes armées permanentes avaient rendu à la fois possible et nécessaire l'apparition des Etats-nations modernes. La disparition de ces armées de masse et la fin de leur rôle de défense du "territoire national" au profit d'un rôle de force répressive internationale entraîne un triple processus de dépossession du monopole de la violence d'Etat: "par le haut" au profit d'institutions internationales (OTAN, UEO); par "en bas" par la privatisation croissante des fonctions de police (sociétés de gardiennage, de protection, etc, et,  enfin, de façon souterraine, par le crime organisé et les mafias internationales.

La Gauche n°6, 24 mars 1999

Voir ci-dessus