LIBAN: Confessionnalisme et résistance
Par Nicolas Qualander le Mardi, 25 Mars 2008 PDF Imprimer Envoyer

Avec l’arrivée de trois navires de la VIe Flotte américaine au large des côtes libanaises, l’assassinat à Damas du coordinateur militaire du Hezbollah, Imad Moughnie, le 13 février dernier, et l’appel au départ des ressortissants saoudiens et koweïtiens, les risques d’une nouvelle guerre entre la résistance libanaise et Israël se sont accrus ces deux dernières semaines.

de Beyrouth, Nicolas Qualander

Américains et Israéliens hésitent encore à lancer une nouvelle guerre contre le Liban. Premièrement, parce qu’Israël ne s’est pas encore remis de sa défaite militaire contre le Hezbollah islamo-nationaliste de l’été 2006 ; que ce dernier semble s’être à la fois réorganisé et réarmé au Sud-Liban, disposant d’un arsenal de missiles de moyenne et longue portée plaçant les principales villes israéliennes sous le feu direct de la résistance. Deuxièmement, parce qu’existe la menace de déclenchement d’une troisième Intifada palestinienne pouvant inclure, selon les services de renseignement israéliens, les Palestiniens des territoires de 1948, c’est-à-dire résidant au sein même du territoire israélien. Enfin, parce que la probabilité est forte que le Hamas lui-même, à Gaza, se soit doté de missiles de type Grad, pouvant frapper durement le sud d’Israël. Bref, c’est la menace d’une multitude de fronts ouverts, au Nord comme au Sud, et un rapport de force militaire plus ou moins rééquilibré qui, pour la première fois de son histoire, fait vraiment hésiter l’état-major israélien sur la possibilité de frappes aériennes et d’une invasion terrestre du Liban.

Division

 

Depuis septembre 2004 et l’adoption, par le Conseil de sécurité de l’ONU, de la résolution 1559 demandant à la fois le retrait des troupes syriennes du Liban et le désarmement du Hezbollah, la situation n’a cessé de se dégrader. Jusque-là, la stratégie israélo-américaine était double. D’une part, il s’agissait de permettre à Israël d’intervenir militairement pour frapper et éliminer le Hezbollah au Sud-Liban, et de créer une ligne de démarcation au nord du fleuve Litani : tel était le but de la guerre de 2006, qui s’est soldée pour Israël par un échec total, ses troupes ayant été défaites au sol par le Hezbollah. D’autre part, elle avait pour but de favoriser un processus graduel de guerre civile au Liban entre, d’un côté, l’opposition nationale libanaise et, de l’autre, la majorité parlementaire pro-occidentale dite du 14 Mars. Cette stratégie est toujours à l’ordre du jour. Depuis 2004, les attentats en tout genre, tout comme les affrontements continus et réguliers entre les partisans de l’opposition anti-américaine et ceux du 14 Mars, n’ont cessé de s’amplifier.

 

Pour l’essentiel, l’opposition nationale libanaise est constituée du Hezbollah et d’Amal (chiites), du Courant patriotique libre du général Michel Aoun – l’une des formations les plus implantées dans la communauté chrétienne maronite –, de petites formations chrétiennes et sunnites – comme le Front d’action islamique (sunnite) à Tripoli (nord du pays) ou le Courant des Maradas, dans la ville chrétienne de Zghorta (non loin de Tripoli) – et, enfin, d’une multitude de formations laïques, nationalistes, de gauche, baasistes ou nassériennes – comme le Mouvement du peuple, de l’ancien député Najah Wakim, ou l’Organisation populaire nassérienne, d’Oussama Saad, très implantée à Saïda (Sud-Liban).

 

Pour sa part, le Parti communiste libanais (PCL) soutient l’opposition dans ses revendications nationalistes, même s’il critique l’absence de programme social et de sortie du confessionnalisme politique. Le ciment commun de l’opposition reste le rejet du plan américain de Grand Moyen-Orient et la défense des armes de la résistance libanaise du Hezbollah au Sud-Liban. La légitimité de la résistance dans cette zone provient du fait qu’Israël y maintient l’occupation de deux territoires : les fermes de Chebaa et les collines de Kfar Chouba. Enfin, Israël détient toujours des prisonniers libanais. Le caractère transconfessionnel de l’opposition, qui regroupe la majorité des musulmans chiites et une large partie des chrétiens depuis février 2006, et la signature d’un document d’entente entre le Hezbollah et le CPL (courant patriotique libre), tout comme sa diversité politique (courants islamiques, nationalistes, séculiers, de gauche), lui assurent une réelle représentativité dans le pays, et limitent, de fait, les velléités américaines de guerre civile et d’isolement du Hezbollah.

 

Résistance historique

 

De son côté, le 14 Mars pro-occidental, fortement appuyé par la France et les États-Unis, est composé du Courant du futur (musulmans sunnites), mené par Saad Hariri, le fils de l’ancien Premier ministre assassiné en février 2005, Rafic Hariri, du Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt (Druzes), et des deux grands partis de la droite chrétienne, les Phalanges libanaises et les Forces libanaises. Le 14 Mars, qui tient les rênes du gouvernement grâce au Premier ministre, Fouad Siniora, se déclare antisyrien et favorable à une double intervention américaine et française au Liban, tout comme à la création d’un tribunal international pour juger les meurtriers de Rafic Hariri, toujours inconnus à ce jour, mais dont ils font d’emblée porter la responsabilité à la Syrie.

 

Le Liban fait donc office de caisse de résonance régionale, entre les partisans de la présence américaine (Jordanie, Arabie Saoudite, Égypte), et ceux qui lui sont, au contraire, opposés (Syrie, Iran, et les organisations nationalistes séculières ou islamo-nationalistes de la région, plus particulièrement en Palestine et au Liban). Mais le Liban n’est pas qu’une simple caisse de résonance : historiquement, c’est bien là que se sont, en partie, modifiés les rapports de force géopolitiques. De 1982 à 1990, les résistances conjuguées du Front de la résistance nationale libanaise (FRNL, dont le PCL constituait la principale force), d’Amal et du Hezbollah, obligeront aux départs successifs des troupes israéliennes de Beyrouth, ainsi que des forces françaises et américaines du Liban.

 

De 1990 à 2000, le Hezbollah, seul mouvement autorisé par la Syrie à porter les armes, mènera la résistance à Israël au Sud-Liban occupé, ce qui aboutira à l’événement historique d’ampleur que fut le retrait unilatéral des troupes israéliennes de cette zone, en mai 2000. De 2000 à 2006, le Hezbollah, parti originellement inspiré par la Révolution iranienne de 1979, mais ayant peu à peu renoncé à la perspective de création d’un État islamique au Liban, obtiendra d’autres victoires d’ampleur, comme l’échange de plus de 400 prisonniers palestiniens et libanais, dont de nombreux militants du PCL, contre les corps de soldats israéliens et, enfin, en 2006, la défaite au sol des troupes israéliennes, après 33 jours de guerre. Dans la perspective d’un Grand Moyen-Orient et d’un plan de partition des États arabes, telle que théorisée par les néoconservateurs américains après le 11 Septembre, l’existence d’une résistance libanaise large et continue depuis plus de vingt ans, ayant à son actif des victoires significatives, est une véritable épine dans le pied de l’ordre impérial.

 

Beaucoup s’étonneront du caractère confessionnel de l’histoire politique libanaise. Le confessionnalisme politique, officiellement institutionnalisé lors du mandat colonial français, de 1920 à 1943, a permis aux différentes forces mondiales et régionales de prendre appui au Liban en dressant une communauté contre d’autres. Composé de dix-huit communautés religieuses, le pays fait ainsi office de maillon faible du Moyen-Orient. En 1860, les troupes de Napoléon III débarquent au Liban, officiellement pour protéger la communauté chrétienne maronite en guerre contre les Druzes. En 1958, les États-Unis appuient les forces chrétiennes maronites du président Camille Chamoun contre les sunnites, majoritairement partisans du président nationaliste égyptien Gamal Abdel Nasser. De 1975 à 1982, Israël soutiendra les Phalanges libanaises, maronites chrétiennes, contre le bloc constitué des Palestiniens et des forces nationalistes et de gauche, à majorité musulmane et druze.

 

Depuis 2004, les Américains et les Français s’appuient essentiellement sur la majorité des musulmans sunnites, contre les chiites, reflétant les tensions régionales entre l’Arabie Saoudite, sunnite, et l’Iran, chiite. En institutionnalisant le communautarisme politique, qui force par exemple les Libanais à se déterminer en fonction de leurs confessions et oblige les institutions à respecter un strict partage entre chrétiens, chiites et sunnites (le président de la République devant être maronite chrétien, le Premier ministre sunnite et le président du Parlement chiite), les autorités coloniales françaises ont sacralisé un système à même, depuis plus de 60 ans, de provoquer des guerres civiles politico-communautaires à répétition.

 

Pressions américaines

 

Comme en 1976, lors de la première guerre civile opposant le Mouvement national libanais et ses alliés palestiniens de l’OLP à la droite chrétienne maronite, le Liban se retrouve déchiré au sujet de son identité nationale, et sur le fait de savoir s’il doit être, comme Israël, une enclave pro-occidentale au Moyen-Orient ou, au contraire, s’il doit se considérer comme partie prenante d’une lutte de libération à l’échelle régionale arabe. Ainsi, les configurations confessionnelles ont changé – dans un pays où la question de la libération nationale reste problématiquement arrimée aux configurations communautaires –, l’expérience politique et militaire de la résistance s’est approfondie, tandis que le leadership politique anti-impérialiste n’est plus assuré par la gauche, mais par un parti nationaliste d’inspiration religieuse, le Hezbollah.

 

Aujourd’hui, beaucoup craignent un conflit civil entre sunnites et chiites, les chrétiens étant divisés entre la majorité et l’opposition. Couplée à une intervention israélienne, ou à une nouvelle résolution onusienne permettant aux troupes étrangères de la Finul de faire usage de la force pour désarmer le Hezbollah, une guerre civile permettrait de prendre en étau la résistance libanaise. D’où la bataille institutionnelle et sécuritaire en cours au Liban : sans gouvernement nationalement reconnu depuis la démission des ministres chiites en décembre 2006, sans président de la République depuis le départ d’Émile Lahoud, le 23 novembre dernier, la bataille est engagée entre le 14 Mars et l’opposition pour le contrôle des institutions, mais aussi des forces armées et des services de sécurité. L’opposition suspecte le gouvernement de Fouad Siniora et les Américains de vouloir modifier la composition confessionnelle et politique de l’armée, afin de la faire basculer contre le Hezbollah.

 

La manifestation du 27 janvier, dans la banlieue sud de Beyrouth, contre la hausse des prix et les coupures d’électricité, lors de laquelle des soldats ont abattu neuf jeunes chiites, constituait un signe clair des divisions de l’armée libanaise, même si nombre d’officiers restent proches de la résistance et de l’opposition. Présidence, armée, gouvernement, forces de sécurité : l’ensemble de ces dossiers ne semble pouvoir être réglé dans les prochains mois, tant les pressions de l’administration américaine sont fortes sur ses alliés libanais et régionaux.

 

 

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