Le marxisme révolutionnaire d'Antonio Gramsci
Par Livio Maitan le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

De son vivant, Antonio Gramsci n'a exercé une influence déterminante dans le parti qu'il avait contribué à fonder que pendant une période assez brève. Avant et immédiatement après la scission de Livourne (1921), son apport théorique et politique toucha surtout la région de Turin et fut largement contrebalancé par l'hégémonie de Bordiga à l'échelle nationale. Ce n'est qu'à partir du moment où, en lien avec la direction de l'Internationale communiste, il lança sa bataille pour la formation d'un nouveau groupe dirigeant qu'il assuma le rôle principal dans son parti. Cela dura jusqu'à son arrestation. Depuis lors, il aura fallu plus de vingt ans avant que sa figure et sa pensée occupent de nouveau une place centrale dans le mouvement ouvrier italien.

Les Cahiers de prison, dont la publication commença en 1948, furent une véritable révélation. Mais, dés le début, la tendance à les utiliser pour des besoins politiques conjoncturels eut largement le dessus sur l'analyse de leur valeur intrinsèque. Par ailleurs, ils furent publiés dans les années où le mouvement ouvrier italien était le plus sous l'emprise du stalinisme. De même que les Lettres, ils subirent des manipulations, voire des falsifications, pour lesquelles Palmiro Togliatti porte sans aucun doute une responsabilité directe.

Avec la diffusion des Cahiers, le PCI visait en premier lieu à accroître son propre prestige. L'un de ses fondateurs avait non seulement résisté avec abnégation et stoïcisme à la persécution fasciste, mais il avait maintenu toute sa force intellectuelle dans des conditions extrêmement pénibles en léguant au mouvement ouvrier des écrits d'une très grande valeur politique et culturelle. Après Antonio Labriola personne n'avait apporté une telle contribution au marxisme en Italie.

Mais les dirigeants du PCI avaient également intérêt à valoriser Gramsci dans un sens plus précis. Ils le présentèrent comme l'avant-coureur de la stratégie qu'ils avaient adoptée surtout depuis 1944. En même temps, à une époque où le mouvement communiste international apparaissait sous les traits répugnants du stalinisme, ils ne pouvaient qu'être aidés par le contrepoids que représentaient objectivement l'approche et le style gramsciens. Rappelons par exemple qu'à la fin des années quarante la culture du mouvement communiste était sous la férule d'Andréï Jdanov, le grand inquisiteur de l'intelligentsia soviétique. Pour le PCI, et encore plus pour les intellectuels sous son influence qui avaient un rôle largement hégémonique dans la culture du pays, c'était dur à avaler. Dés que les Cahiers de prison et, avant tout, les notes sur les intellectuels furent connus, chacun put saisir la différence et privilégier la référence à Gramsci.

Une deuxième phase dans l'utilisation de Gramsci s'ouvre après le XXe Congrès du PCI en décembre 1956. C'est surtout à ce moment qu'on met l'accent sur le concept d'hégémonie. Cela aussi bien dans le but de reléguer définitivement au grenier le concept de dictature du prolétariat, que d'estomper au maximum la perspective stratégique de la prise du pouvoir.

Il va de soi qu'au fur et à mesure que le PCI parachevait sa révision idéologique et politique en adoptant l'approche classique de la social-démocratie sur la valeur universelle de la démocratie (bourgeoise) et en se présentant finalement comme « partie intégrale de la gauche européenne », la référence à Gramsci posait des problèmes insolubles. La difficulté est avant tout intrinsèque, mais elle est également tactique. Dans leur effort de donner des gages à des partenaires réels ou potentiels, les dirigeants du PCI doivent prouver qu'ils ont « dépassé » les étapes de leur histoire dont Gramsci fut le symbole. Ainsi ils en sont arrivés aux positions exprimées, dans une interview récente, par Natta, le successeur de Berlinguer. Celui-ci a notamment déclaré que sa conception du parti n'est plus celle de Gramsci, que Gramsci avait une conception « intégraliste » du marxisme et n'avait pas anticipé la conception actuelle des voies nationales au socialisme (l'Unita, 18 janvier 1967). La méthode de Gramsci reste, selon Natta, valable dans la mesure où Gramsci « partait de la réalité effective et luttait contre tout doctrinarisme ». On ne saurait imaginer une plus grande platitude.

Pour notre part, nous estimons que la meilleure forme d'honorer la mémoire de Gramsci, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, est de répondre à deux questions : quel a été son apport historique dans le mouvement ouvrier italien et international ? Est-ce que sa pensée est encore valable aujourd'hui ?

De 1919 A 1926 : L'Ordine Nuovo et la fondation du Parti communiste

En laissant de côté la période des écrits de jeunesse, on peut diviser schématiquement le combat de Gramsci en quatre chapitres : a) la bataille de l'Ordine Nuovo jusqu'à la fondation du Parti communiste italien et l'avènement du fascisme (octobre 1922) ; b) la lutte pour la formation d'un nouveau groupe dirigeant et la rectification de l'orientation d'ensemble du parti (1923-1926) ; c) les prises de positions critiques à l'égard de l'orientation du PC italien et de l'Internationale communiste dans la «troisième période» (1930) ; d) l'élaboration des Cahiers (1929-1935).

Remarquons d'abord que le PCI n'a pas été pressé de faire connaître les écrits de Gramsci parus dans l'Ordine Nuovo. Ses articles des années 1919-1920 n'ont été publiés qu'en 1954 et ceux des années 1921-1922 qu'en 1966, c'est-à-dire plus de vingt ans après la fin de la guerre. La raison de ce retard est parfaitement claire : ils ne pouvaient pas être utilisés en soutien à la stratégie de Togliatti, qu'un véritable abîme séparait de celle qu'avaient prônée Gramsci et l'Internationale communiste.

En effet, Gramsci part de l'analyse de la situation en Italie comme d'« une situation spécifiquement révolutionnaire » et il en tire la conclusion que l'alternative suivante existe : « Soit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire dans le but d'introduire des modes de production et de distribution nouveaux tels à permettre une relance de la production, soit une réaction terrible de la part de la classe propriétaire et de la caste gouvernementale. » (p.117)

Dans un tel contexte, il fallait rejeter toutes les demi-mesures : c'est pourquoi Gramsci repoussait non seulement l'attitude des réformistes à la Turati mais aussi les déclamations stériles des maximalistes à la Serrati. Le prolétariat devait lutter dans la perspective de la lutte pour le pouvoir. Par exemple, en mai 1920, Gramsci écrivait : « Le parti doit lancer un manifeste dans lequel la conquête révolutionnaire du pouvoir politique est avancée explicitement, le prolétariat industriel et agricole est invité à se préparer et à s'armer, et dans lequel sont mentionnés les éléments des solutions communistes aux problèmes actuels. » (p. 122)

En d'autres termes, la perspective stratégique était celle de la destruction de l'appareil d'Etat bourgeois et de l'instauration d'un Etat ouvrier. Dans la crise révolutionnaire qui s'était ouverte et dans cette perspective, un rôle central appartenait aux conseils d'usine. « Dés maintenant, écrivait Gramsci en 1919, les ouvriers doivent élire de larges assemblées de délégués, choisis parmi les camarades les meilleurs et les plus conscients avec le mot d'ordre: "Tout le pouvoir aux conseils d'usine", coordonné avec l'autre : "Tout le pouvoir d'Etat aux conseils ouvriers et paysans..." La dictature du prolétariat est l'instauration d'un Etat nouveau, typiquement prolétarien, dans lequel confluent les expériences institutionnelles de la classe opprimée, et la vie sociale de la classe ouvrière et paysanne devient un système diffus et fortement organisé. » (p. 10-13)

Il est inutile de rappeler la contribution qu'a donnée Gramsci à cette création des conseils dans les entreprises turinoises qui fut et demeure l'une des expériences les plus lumineuses du mouvement ouvrier italien. Il suffit de souligner que la conception gramscienne des conseils s'intégrait à une conception plus générale de la démocratie ouvrière. « Le soviet, expliquait-il, s'est avéré immortel en tant que forme de société organisée qui s'adapte plastiquement aux besoins multiformes (économiques et politiques) permanents et vitaux de la grande masse du peuple russe qui incarne et satisfait les aspirations et les espoirs de tous les opprimés dans le monde. » (p. 8)

Ajoutons que, contrairement à ce qu'ont affirmé certains de ces critiques2, Gramsci était parfaitement conscient que la situation révolutionnaire qui existait en Italie ne pouvait être exploitée avec succès par la classe ouvrière qu'à deux conditions : l'une, c'était justement la formation d'outils de lutte démocratique révolutionnaire organisant et unifiant les travailleurs, l'autre, la formation d'une direction révolutionnaire en rupture aussi bien avec le réformisme qu'avec le maximalisme.

Finalement, il est absolument clair chez Gramsci que l'Etat ouvrier doit se baser sur une démocratie prolétarienne réelle, c'est-à-dire sur la participation « active et permanente » des masses ; cela implique qu'il devra « garantir à toutes les tendances anticapitalistes la liberté et la possibilité de devenir des partis du gouvernement prolétarien ». Seront reconnues en tant qu'anticapitalistes toutes les tendances qui s'expriment au sein de la classe ouvrière et acceptent la nouvelle légalité instaurée par la révolution, (p. 59-60)

Pendant toute une période, les dirigeants du PCI ont fait appel à Gramsci pour justifier leur conception du rôle national de la classe ouvrière et de leur conception des alliances. En fait, pour ne citer qu'un article écrit à la veille du congrès de Livourne, selon Gramsci : « La classe ouvrière a la tâche d'unifier économiquement et spirituellement le peuple italien. Cela ne peut se produire qu'en brisant la machine actuelle de l'Etat bourgeois, qui est bâtie sur une surimposition hiérarchique du capitalisme industriel et financier aux autres forces productives de la nation. En s'émancipant, la classe ouvrière émancipera toutes les autres classes opprimées et exploitées... et ces autres classes ne pourront s'émanciper qu'en s'alliant à la classe ouvrière et en conservant à cette alliance une forme permanente. » (p. 40). Les alliés essentiels du prolétariat sont les paysans pauvres et le prolétariat intellectuel, (p. 134-135)

En d'autres termes, le prolétariat est la seule classe qui puisse assurer un développement ultérieur de la civilisation dans toutes ses manifestations et qui représente les intérêts de la grande majorité de la « nation », c'est-à-dire même ces couches intermédiaires qui sont beaucoup plus les victimes que les bénéficiaires du système capitaliste. Si le prolétariat est désormais la seule classe « nationale », voilà une raison supplémentaire pour en conclure que la seule solution possible de la crise de la société italienne est la solution révolutionnaire représentée par la dictature prolétarienne.

Par ailleurs, la conception de la révolution italienne avancée par Gramsci est strictement liée à une conception internationaliste conséquente. Selon Gramsci. de même que selon Marx et Lénine, la classe ouvrière est une classe internationale et la révolution prolétarienne ne pourra triompher, en dernière analyse, qu'à l'échelle mondiale. La Révolution russe elle-même doit être interprétée et défendue dans une telle optique. « Le prolétariat russe et tous les autres prolétariats ne peuvent espérer que les conflits et les crises, qui déchirent aujourd'hui la société, soient surmontés, sinon par la révolution mondiale et la solidarité de l'Internationale ouvrière. » (mars 1921) « La révolution ouvrière italienne et la participation du peuple travailleur italien à la vie du monde ne peuvent se produire que dans le cadre de la révolution mondiale. Il existe déjà un embryon du gouvernement ouvrier mondial: c'est le comité exécutif de l'Internationale communiste, du IIe Congrès. » (janvier 1921)

Il est facile de constater aujourd'hui, avec un recul de plus de soixante ans, que certaines affirmations de Gramsci étaient trop linéaires et certaines attentes n'étaient que très partiellement fondées (cela ne vaut pas que pour Gramsci). On pourrait, d'autre part, indiquer dans les écrits de l’Ordine Nuovo toute une série d'insuffisances, d'ambiguïtés, voire d'erreurs. On pourrait notamment souligner que Gramsci n'établit pas toujours d'une façon suffisamment claire la distinction entre la fonction des conseils en tant qu'instruments de lutte pour le renversement du régime capitaliste et leur fonction en tant qu'organismes essentiels du futur Etat prolétarien. Sur le terrain de l'analyse, il semble ne pas saisir le tournant de la situation marqué par la fin de l'occupation des usines en septembre 1920 4.

Mais la question qu'il faut se poser est surtout la suivante : dans quelle mesure les idées avancées par Gramsci dans l'Ordine Nuovo sont le produit d'une élaboration originale de leur auteur ?

Il est évident que toutes ses idées reflètent, dans une très large mesure, les thèmes essentiels formulés à l'époque par l'Internationale communiste et ses principaux dirigeants. Mais, en premier lieu, si beaucoup de dirigeants du mouvement ouvrier européen se réclamaient des conceptions de Lénine et de l'Internationale, très peu ont démontré par leurs écrits et à plus forte raison par leurs actions avoir assimilé ces conceptions comme Gramsci les avait effectivement assimilées. Deuxièmement, Gramsci a su appliquer les thèses de l'Internationale dans le contexte italien en leur donnant un contenu spécifique et en développant une analyse souvent magistrale de la crise révolutionnaire dans son pays. Troisièmement, ses réflexions sur les conseils, au-delà de l'incontestable inspiration léniniste, découlent de l'expérience du prolétariat de Turin que Gramsci avait personnellement vécue et sont développées d'une façon indépendante.

Les thèses de Lyon et les notes sur la question du Mezzogiorno

Dans la période allant de l'avènement du fascisme (octobre 1922) à son arrestation (novembre 1926) les deux contributions, de loin les plus significatives de Gramsci, furent les thèses pour le congrès de Lyon et les notes sur la question du Mezzogiorno. Mais il faut distinguer auparavant une phase pour ainsi dire de transition entre mai 1922 et mai 1925, lorsque Gramsci séjourna à l'étranger, en Union soviétique et en Autriche, pour participer à des instances de direction de l'Internationale communiste. C'est dans cette phase qu'il commença, bien qu'avec prudence, sa bataille pour rectifier le cours bordiguiste du parti et stimuler, en dernière analyse, l'émergence d'un nouveau groupe dirigeant.

En décembre 1923 déjà, il avait avancé l'idée de la constitution d'un courant de « centre », se plaçant entre l'ultra-gauchiste Amadeo Bordiga et le droitier Angelo Tasca et, un mois plus tard, il avait même fait l'hypothèse d'une intervention d'autorité de la part de l'Internationale communiste (5). Par la suite, il développe de plus en plus sa critique des conceptions de Bordiga auxquelles il oppose une conception de construction et de fonctionnement du parti, de sa stratégie et de sa tactique se réclamant des textes fondamentaux des quatre premiers congres de l'Internationale. A la base de sa réflexion et de son initiative on trouve l'expérience du mouvement ouvrier italien et le besoin de faire face à des situations nouvelles. Mais l'influence de l'Internationale est très grande et sans cette influence la bataille n'aurait pas été lancée. Il est au demeurant significatif que, aussi bien dans son analyse de la situation de son parti que dans sa définition du mouvement communiste comme mouvement mondial, Gramsci affirme à plusieurs reprises que « la force fondamentale qui maintient ensemble le corps du parti, c'est le prestige et l'idéal de l'Internationale6 ».

La bataille contre le courant de Bordiga, dont la conférence de Corne avait été une première étape, s'acheva au congrès de Lyon en janvier 1926. A notre avis, les thèses de Lyon d'un côté, les notes sur la question du Mezzogiorno de l'autre, constituent sans aucun doute une contribution plus originale et autonome que les écrits des années précédentes. Certes, les objectifs stratégiques, et plus généralement la méthode et l'approche de ces deux textes, reflètent les élaborations et les généralisations des cinq congres de l'Internationale communiste. Mais aussi bien les thèses que les notes se fondent sur une analyse de la réalité italienne, celle du Midi en particulier, que l'Internationale n'avait pas faite et n'aurait pas pu faire.

Les thèses de Lyon ont fait l'objet de deux interprétations — opposées dans leurs intentions, mais convergentes dans leurs conclusions — c'est-à-dire celle du PCI après la fin de la guerre et celle du courant bordiguiste dont le congrès marqua la défaite. Selon le PCI, les décisions de Lyon avaient été le prémisse des orientations qu'il aurait adoptées par la suite (7). Selon les bordiguistes, elles seraient le point de départ, voire le premier aboutissement de la bureaucratisation et la dérive opportuniste du parti.

En fait, les thèses expliquent sans ambiguïté que la révolution à l'ordre du jour en Italie est une révolution socialiste dont les forces motrices sont la classe ouvrière, le prolétariat agricole et les paysans du Midi et des autres régions du pays ; que le rôle de direction appartient à la classe ouvrière qui doit « se mettre à la tête de la grande majorité de la population ; que la victoire de la révolution présuppose une insurrection de masse ; que la défaite du mouvement ouvrier dans l'après-guerre avait été déterminée par l'absence d'un parti révolutionnaire ; que le Parti communiste doit conquérir une influence majoritaire dans la classe ouvrière par sa lutte dans les organisations de masse pour des revendications immédiates et des objectifs susceptibles d'être assimilés par des larges masses, de faire progresser leur prise de conscience et de faciliter leur abandon des organisations réformistes ; que le front unique est un instrument fondamental de cette lutte qui devait être menée avec la formule politique du gouvernement ouvrier et paysan (8).

Il s'agissait donc d'un réarmement stratégique du parti par rapport aux orientations adoptées auparavant sous la direction de Bordiga. Ce réarmement était explicitement conçu dans le cadre de la bataille que l'Internationale communiste menait plus généralement pour le redressement de ses sections. On pourrait remarquer que certaines formules, utilisées à l'égard des réformistes et des maximalistes, gardent des relents sectaires qui ont probablement facilité le tournant de la « troisième période », quelques années plus tard. Il est évident, par ailleurs, que les mots d'ordre de transition apparaissent plutôt comme des mots d'ordre intermédiaires : sous cet angle, la leçon des textes fondamentaux de l'Internationale communiste n'avait pas été retenue. Quant à la formule du « gouvernement ouvrier et paysan » l'explication que Gramsci en donne ne contribue certainement pas à faire la clarté sur son contenu réel et son utilisation (9). Mais c'est surtout le thème de la « bolchévisation » qui mérite une réflexion, d'autant plus qu'il a été traditionnellement l'une des cibles de la polémique bordiguiste.

Il est certain qu'à l'échelle internationale ce qu'on appela la bolchévisation fut une opération ambiguë et même contradictoire. Les partis qui avaient adhéré à la IIIe Internationale n'étaient pas de véritables partis communistes ayant assimilé effectivement l'expérience du Parti bolchevik : une campagne de clarification et de formation était donc nécessaire. Mais cette campagne, lancée au moment où la lutte contre les opposants faisait déjà rage en Union soviétique, fut menée avec des méthodes qui anticipèrent incontestablement les méthodes staliniennes. Cela eut des répercussions au sein du Parti communiste italien aussi.

Nous reviendrons plus loin sur l'attitude de Gramsci à l'égard de l'Opposition russe et de Trotsky en particulier. Aussi bien dans les thèses de Lyon que dans des articles de l'époque, il ne cesse de réaffirmer le droit de tendance (que, par contre, le PCI nie toujours, même aujourd'hui). Mais, en même temps, on retrouve chez lui aussi un ton de chasse aux sorcières contre le « fractionnisme», une interprétation policière des différenciations politiques, une disponibilité à accepter des exclusions avec une désinvolture excessive, un jugement favorable sur les votes unanimes au sein de la direction de l'Internationale communiste. L'idée de la primauté du PCUS est explicitement affirmée (10).

L'essai sur la question du Mezzogiorno n'est qu'une esquisse selon l'appréciation de Gramsci lui-même. Néanmoins, il contient une analyse magistrale des mécanismes à l’œuvre dans la société méridionale, des alliances socio-politiques dans l'Italie après l'unification et notamment du rôle des intellectuels que l'auteur analysera de manière plus générale dans les Cahiers de prison. Son idée centrale est que le prolétariat doit réaliser une alliance avec les paysans pauvres et, en premier lieu, les paysans pauvres du Sud et par son système d'alliances stimuler la mobilisation la plus large « contre le capitalisme et l'Etat bourgeois » avec l'objectif de « renverser la bourgeoisie hors du pouvoir de l'Etat ». La révolution dans le Mezzogiorno est conçue comme partie intégrante de la révolution italienne qui, nous l'avons déjà rappelé, ne peut être qu'une révolution socialiste.

Contrairement à ce qu'ont prétendu pendant une décennie au moins les dirigeants et les intellectuels du PCI, une telle approche est qualitativement différente de celle que le parti adopta après la guerre. Il est vrai, en effet, que dans les années cinquante le PCI expliquait qu'il était nécessaire de changer les vieilles structures de l'Etat italien et d'arracher le gouvernement aux vieux groupes dominants. Mais le changement souhaité était envisagé dans le cadre de la société existante et de sa Constitution républicaine, sur la base d'alliances, y compris avec la bourgeoise ou des secteurs importants de celle-ci. Plus généralement, la solution de la question du Mezzogiorno est insérée dans la perspective d'un parachèvement de la révolution démocratique bourgeoise et non pas d'une révolution socialiste.

Gramsci et la « troisième période »

La question de savoir dans quelle optique on pouvait envisager le renversement du fascisme revient souvent dans les écrits de Gramsci. Pendant une certaine période, il sembla partager l'illusion largement répandue selon laquelle le fascisme tomberait à une échéance relativement rapprochée. Par exemple, en juin 1923, il déclara devant l'exécutif élargi de l'Internationale communiste : « Après la période du gouvernement fasciste, on entrera dans la période de la lutte décisive du prolétariat pour la conquête du pouvoir. Cette période viendra à une échéance plus ou moins lointaine... Mais on peut affirmer qu'en Italie la décomposition du fascisme marquera le commencement de la lutte décisive du prolétariat pour la conquête du pouvoir. » A la conférence de Corne, en mai 1924, son appréciation semblait plus prudente. Mais après l'assassinat de Matteotti (juin 1924) le ton changeait nettement : « Le fascisme s'épuise et meurt car il n'a tenu aucune de ses promesses, n'a satisfait aucun espoir, n'a soulagé aucune misère. » (comité central d'août 1924). Dix mois plus tard, dans un éditorial de l'Unità, il concluait que le « Parti communiste italien est plus proche de la lutte révolutionnaire décisive que ne l'était le Parti communiste russe en 1907-1908. »

Même la portée du discours prononcé par Mussolini, le 3 janvier 1925, qui sonna pratiquement le glas de la démocratie bourgeoise en Italie, fut sous-estimée par la direction du PCI et par Gramsci lui-même. Dans une réunion de l'exécutif tenue le jour suivant, le rapporteur Maffi expliqua que les mesures annoncées n'étaient qu'« un simple épisode qui ne changeait pas la situation » et l'intervention de Gramsci ne se différencia pas d'une telle appréciation. Un mois plus tard, celui-ci n'hésita pas à affirmer qu'il fallait « mettre à l'ordre du jour (comme préparation concrète et non comme solution immédiate) le problème de la préparation de l'insurrection. Les derniers événements politiques marquent le début d'une phase où l'insurrection devient une possibilité ». Ce n'est qu'au mois de novembre, après un attentat manqué contre Mussolini et les réactions que cet attentat avait provoquées, que le jugement est substantiellement modifié : « Un cycle de l'histoire de notre pays, le cycle ouvert par l'occupation des usines, est terminé. »

Pendant toute cette période, le leitmotiv est que le fascisme ne pourrait être renversé que par une action révolutionnaire de la classe ouvrière, appuyée par ses alliés. Cela est synthétisé dans un article de l'Unità du 7 octobre 1924, dans les termes suivants : « Seule la lutte de classe des masses ouvrières et paysannes vaincra le fascisme ! Seul un gouvernement d'ouvriers et de paysans est capable de liquider le fascisme et d'en éliminer les causes ! Seul l'armement des ouvriers et des paysans pourra désarmer la milice fasciste ! »

Cependant, il faut ajouter que Gramsci ne tira pas de tout cela la conclusion que la chute du fascisme comporterait nécessairement l'instauration de la dictature du prolétariat. Dans un texte rédigé en août 1926. il écrivit : « S'il est vrai que le fascisme peut avoir comme successeur une dictature du prolétariat — puisque aucun parti ni aucune coalition intermédiaire est en état de satisfaire un tant soi peu les besoins économiques des classes travailleuses qui feraient violemment irruption sur la scène politique au moment de la rupture des rapports existants - ce n'est pas sûr et même pas probable que le passage du fascisme à la dictature du prolétariat soit immédiat (10). »

Gramsci peut à plus forte raison aborder dans toute sa complexité le problème de la perspective après la chute éventuelle du fascisme quatre ans plus tard au moment où l'Internationale communiste imposa au PCI, de même qu'aux autres partis communistes, les analyses et les approches irréalistes, sectaires et aventuristes de la « troisième période ». Sur son attitude à ce sujet, il n'existe aucun texte écrit par lui. Sauf erreur, il n'y a aucune trace directe ou indirecte dans les Cahiers non plus. Toutefois, en 1964 - vingt-sept ans après sa mort ! - le PCI lui-même fut obligé d'admettre que des documents en sa possession prouvaient qu'en 1936 Gramsci ne partageait pas l'orientation de son parti et de la direction italienne de l'Internationale communiste.

Les témoignages en la matière sont multiples et de nombreux auteurs les ont mentionnés et largement cités". Ils proviennent de militants qui furent en prison avec Gramsci et purent connaître, plus ou moins directement, ses opinions. Le plus important de ces témoignages est un rapport que le militant communiste Athos Lisa écrivit pour le centre de son parti le 22 mars 1933, immédiatement après avoir quitté la prison de Turin où il se trouvait avec Gramsci. Le rapport est absolument clair : « Gramsci avait tiré la conclusion que la politique du parti n'était pas correcte. » II s'indignait notamment « de la superficialité de certains camarades qui, en 1930, affirmaient que la chute du fascisme était imminente... et qui expliquaient qu'on passerait directement de la dictature fasciste à la dictature du prolétariat ».

Le rejet de l'orientation catastrophiste et sectaire allait de pair avec une compréhension de l'importance des mots d'ordre démocratiques. C'est toujours Athos Lisa qui nous dit que, dans un rapport qu'il avait fait en prison, Gramsci avait soulevé le problème de l'Assemblée constituante et que, pour marquer la portée de son désaccord avec le parti, il avait prévenu ses camarades qu'il s'apprêtait à donner « un coup de poing dans l'œil » à quelqu'un. Le parti aurait du, selon lui, avancer le mot d'ordre de la Constituante avant les autres partis luttant contre le fascisme. Cette idée sera reprise par Gramsci lors de sa dernière rencontre avec Pietro Sraffa peu avant sa mort. Selon le socialiste Sandro Pertini, lui aussi emprisonné à Turin dans la même période, Gramsci n'était pas d'accord non plus avec la caractérisation des socialistes comme « social-fascistes » et il prévoyait qu'« un jour une alliance serait réalisée entre communistes, socialistes et toutes les autres forces antifascistes (12) ».

Il existe finalement le témoignage que le frère de Gramsci, Gennaro. a déposé beaucoup plus tard à Giuseppe Fiori sur sa visite à la prison de Turin en juin 1930. Antonio partageait l'opinion de Alfonso Leonetti, de Pietro Tresso, de Paolo Ravazzoli, membres du bureau politique qui venaient d'être exclus du parti, il ne justifiait pas leur exclusion et rejetait la ligne de l'Internationale communiste.

Répétons-le, tous les témoignages vont dans le même sens et personne ne les conteste. Gramsci s'oppose à son parti et à l'Internationale communiste à un moment crucial de leur évolution. Ajoutons que rien n'autorise à penser qu'une telle attitude représentait - comme l'ont prétendu à l'époque dans sa prison même les inconditionnels de la direction - un dérapage de Gramsci vers des conceptions social-démocrates ni même vers les idées que le PCI défendra quelques années plus tard après un nouveau tournant. Gramsci était favorable, toujours selon le rapport de Athos Lisa, à une action commune avec les partis qui luttaient sur place contre le fascisme, mais les PC ne devaient pas se mettre à leur remorque.

A propos du mot d'ordre de Constituante, il précisait par ailleurs ce qui suit : « La Constituante représente la forme d'organisation au sein de laquelle on peut avancer les revendications auxquelles la classe travailleuse est plus sensible, au sein de laquelle, par l'intermédiaire de ses représentants, peut et doit se développer l'action du parti qui doit viser à déprécier tous les projets de reforme pacifique, en démontrant à la classe travailleuse italienne que la seule solution possible en Italie réside dans la révolution prolétarienne. »

Personne ne saurait prétendre que c'est dans une telle optique que les représentants du PCI ont agi au sein de l'Assemblée constituante en 1946-1947. Une dernière considération. Ceux qui ont ignoré ou voulu ignorer pendant plus de trente ans les positions de Gramsci en 1930 peuvent invoquer une circonstance atténuante. De retour à Turin, Gennaro Gramsci, selon sa propre version, avait dit à Togliatti à Paris que Gramsci « était complètement aligné » avec la direction du parti. Il avait menti délibérément de peur que, s'il avait donné la version correcte de sa visite, son frère « soit mis au ban ». Voilà un détail qui en dit long sur cette véritable lèpre du mouvement ouvrier que fut le stalinisme. Un militant communiste pouvait légitimement craindre que l'un des fondateurs de son parti, principal dirigeant de celui-ci jusqu'à son arrestation, victime de la persécution impitoyable de l'ennemi de classe, ne soit l'objet de l'ostracisme voire d'une purge à cause d'un désaccord politique !

Malheureusement pour Antonio et pour Gennaro, Togliatti avait ses propres sources d'informations et fut en tout cas informé sans ambiguïté aucune par le rapport de Lisa. Il en tira les conclusions13. Il ne rétablit jamais le rapport avec Gramsci, interrompu par l'arrestation en 1926, même pas lorsque Gramsci fut libéré peu avant sa mort. Seuls des naïfs ou des apologistes non repentis peuvent croire qu'un parti disposant des moyens du PCI, section de l'Internationale communiste, ne pouvait pas établir un contact quelconque avec Gramsci pour des raisons techniques.

« LES CAHIERS DE PRISON » 1929-1935

Existe-t-il une continuité entre le Gramsci de la période de Lyon et le Gramsci des Cahiers de prison ? Est-ce que les Cahiers constituent un apport original à la théorie et à la stratégie du mouvement ouvrier ? Nous nous excusons auprès de nos lecteurs si, pour répondre à ces questions en rappelant ce que Gramsci a écrit sur une série de problèmes cruciaux, nous aurons recours à des citations nombreuses et assez longues. Mais si on veut combattre et éviter soi-même les reconstructions arbitraires ou trop rapides, les scrupules philologiques ne sont jamais excessifs.

Le marxisme de Gramsci

Par rapport aux écrits de l’Ordine Nuovo, notamment des premières années, les Cahiers reflètent une adhésion aux conceptions marxistes plus systématique et plus profonde. C'est justement cette adhésion que critique Natta lorsqu'il dit : « II y avait chez Gramsci des éléments d'intégralisme que nous avons nettement dépassés. »

En effet, Gramsci présente à plusieurs reprises le marxisme comme « une conception du monde original et globale » qui « ouvre une nouvelle phase dans l'histoire et dans le développement mondial de la pensée ». (Edizione Critica, déjà mentionnée, p. 1425), en rejetant toute analogie avec les apports spécifiques « d'une série de grands, savants », toute réduction du marxisme « à une simple méthode de recherche historique » (p. 1917) et même la division boukharinienne du marxisme en « sociologie » et « philosophie systématique » (p. 1426). D'après lui, le matérialisme historique lui-même a « une fonction non seulement totalisante en tant que conception du monde, mais aussi totalisante dans la mesure où il implique la société tout entière dans ses racines les plus profondes » (p. 515) et le marxisme est « une philosophie q. st aussi une politique et une politique qui est aussi une philosophie ». (p. 1860)

Par ailleurs, il est intéressant de noter que Gramsci s'interroge à propos des « trois mouvements culturels qui sont à l'origine du marxisme, c'est-à-dire « la philosophie classique allemande, l'économie classique anglaise et la littérature et la pratique politique françaises ». Il se demande s'il faut considérer que « chacun a respectivement contribué à élaborer la philosophie, l'économie, la politique de la philosophie de la praxis » ou que « la philosophie de la praxis a synthétisé trois mouvements soit toute la culture de son époque — et que dans cette nouvelle synthèse, quel que soit l'angle sous lequel on l'analyse, moment théorique, économique, politique, on retrouve comme moment préparatoire chacun de ces trois mouvements (p. 1246-1247) (édition française p. 52-53, t. II14). Il opte pour la deuxième alternative, interprétation qui nous semble plus précise et plus rigoureuse que celle esquissée par Lénine sur le même argument.

Ajoutons que Gramsci rejette toutes les thèses des révisionnistes par exemple sur la théorie de la valeur et sur la chute tendancielle du taux du profit (p. 1278-1279) et qu'à propos de la « crise du marxisme » il écrit : « Combien de fois n'a-t-on pas parlé de "crise" de la philosophie de la praxis ? Qu'est-ce que signifie cette crise permanente ? Est-ce que cela ne signifie pas la vie elle-même qui progresse par des négations de négations ? Or, qu'est-ce qui a garanti la force aux relances théoriques ultérieures sinon la fidélité des masses populaires qui s'étaient appropriées de cette conception, bien que sous des formes superstitieuses et primitives?» (p. 1292)

Sa conception « intégraliste » n'amène nullement Gramsci à considérer le marxisme comme l'aboutissement final de l'histoire. En fait, il insère sa compréhension de toute la portée de la pensée de Marx dans une perspective d'ensemble de la société de transition : « Marx ouvre intellectuellement un âge historique qui durera probablement des siècles, c'est-à-dire jusqu'à la disparition de la société politique et l'avènement de la société régulée. Ce n'est qu'à ce moment-là que sa conception sera dépassée (conception de la nécessité dépassée par sa conception de la liberté). » (p. 882)

Dernière citation: «Une théorie est justement "révolutionnaire" dans la mesure où elle représente un élément de séparation et de distinction consciente en deux camps, elle est une somme inaccessible au camp adverse. » (p. 1434) Voilà un autre passage qui permet de comprendre au mieux l'abîme entre la conception marxiste-révolutionnaire de Gramsci et la « philosophie » gradualiste, éclectique et conciliatrice qui inspire les dirigeants actuels du mouvement ouvrier italien !

La conception de l'Etat

Nous allons aborder plus loin les thèmes de l'hégémonie et du rapport entre société civile et société politique. Mais, dès maintenant, nous affirmons qu'il n'y a absolument rien dans les Cahiers qui autorise de conclure que Gramsci aurait remis en question la conception marxiste de l'Etat.

Ce qu'on peut dire, c'est que dans le contexte où il écrit et étant donné la nature des Cahiers il peut mieux développer et articuler son analyse et mettre l'accent surtout sur certaines fonctions de l'Etat bourgeois. En particulier, il insiste à plusieurs reprises sur le rôle économique que l'Etat peut et doit jouer aussi bien aux premiers stades qu'à l'époque du déclin de la société bourgeoise. Ainsi, il rappelle, par exemple, les idées de David Ricardo sur l'Etat « en tant qu'agent économique » (p. 1310)15 et il souligne l'action de l'Etat, notamment aux Etats-Unis, lors de la grande dépression des années trente (p. 2175). Il revient aussi à plusieurs reprises sur les concepts de bonapartisme et césarisme qui ont toujours fait partie de la problématique marxiste (p. 1924 et passim)^. C'est justement une page sur le bonapartisme, mettant en relief les éléments nouveaux par rapport à 1848, qui confirme que Gramsci n'avait aucunement rectifié sa conception. Selon lui, le but essentiel de l'Etat reste « de défendre la domination politique et économique des classes dirigeantes ». (p. 1620)

L'un des leitmotive des écrits de l’Ordine Nuovo, comme nous l'avons indiqué, était la critique de la démocratie bourgeoise parlementaire. Ce thème n'est pas évoqué avec la même fréquence dans les Cahiers et cela pour des raisons évidentes. Mais lorsqu'il est effleuré, c'est dans le sens de la critique marxiste et léniniste traditionnelle (voir, par exemple, p. 929). Qui plus est, Gramsci reprend également l'idée de la supériorité d'une démocratie du type soviétique (p. 1626 et 1632). L'expérience des conseils d'usine turinois est également revendiquée, même si c'est sous l'angle du rôle des travailleurs dans les entreprises (p. 1137-1138). Plus généralement l'auteur insiste sur la nécessité d'un lien vivant à tout moment « entre gouvernés et gouvernants, entre dirigés et dirigeants ». (voir par exemple, p. 1502 et 1506)

Il renouvelle également sa critique des conceptions réformistes gradualistes avec tous leurs corollaires (dont « la thèse du moindre mal »). C'est la « philosophie » d'Edouard Bernstein lui-même qui est directement visée : « L'affirmation de Bernstein selon laquelle le mouvement est tout et la fin n'est rien, cache sous l'apparence d'une interprétation "orthodoxe" de la dialectique, une conception mécaniste de la vie et du mouvement historique... » (p. 1898) Contre une telle philosophie, de même que contre l'approche du leader réformiste italien Trêves, Gramsci réaffirme l'importance essentielle de la fin pour l'existence même du mouvement et le caractère fondamental du problème du pouvoir, (p. 322)

Finalement, des passages des Cahiers font allusion au but historique à long terme de l'émergence d'une société sans classes et du dépérissement de l'Etat avec la suppression de toute distinction entre « gouvernants et gouvernés ». « Seul le groupe social qui se fixe comme but la fin de l'Etat et de soi-même peut créer un Etat éthique visant à mettre fin aux divisions internes entre les dominés, etc. et à créer un organisme social unitaire technico-moral. » (p. 1050, voir aussi p. 1056, 1752, et 1489) Dans un autre passage, Gramsci esquisse la perspective « d'une phase historique d'un type nouveau où, nécessité-liberté s'étant organiquement intégrées, il n'y aura plus de contradictions sociales et où la seule dialectique sera la dialectique idéale des concepts et non plus des forces historiques ». (p. 1482)

Voilà une musique du futur qui rappelle de très près une page bien connue de Littérature et Révolution de Trotsky sur la nature des contradictions dans une société sans classes (Julliard, 1964. p. 264-266).

La conception du parti

Tous les commentateurs ont, à juste titre, monté en épingle les deux formules gramsciennes « le parti comme le prince moderne » et « le parti en tant qu'intellectuel collectif». «Le prince moderne, le mythe-prince ne peut être qu'un organisme, un élément complexe de société dans lequel a commencé déjà de se concrétiser une volonté collective qui s'est reconnue et affirmée en partie dans l'action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c'est le parti politique, première cellule dans laquelle se concentrent des germes de Volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux, (p. 1558) (édition française, p. 355-356, t. II)

« Qu'on doive considérer tous les membres d'un parti politique comme des intellectuels, voilà une affirmation qui peut provoquer les plaisanteries et les caricatures ; et cependant si l'on y réfléchit, rien n'est plus exact. Il faut introduire une distinction entre les degrés, un parti peut être plus ou moins bien fourni à son sommet ou à sa base, cela n'a pas d'importance : ce qui importe c'est sa fonction qui est de diriger et d'organiser, c'est-à-dire une fonction éducative, c'est-à-dire intellectuelle. » (p. 1523) (édition française, p. 318, t. II)

Au-delà des métaphores, il faut saisir deux éléments essentiels : 1. Les partis expriment des intérêts sociaux, ils ne sont qu'« une nomenclature des classes sociales, même s'il est vrai que les partis ne sont pas qu'une expression mécanique et passive des classes elles-mêmes, mais ils réagissent énergiquement sur elles pour les développer, les consolider, les universaliser ». (p. 387) 2. Les partis jouent un rôle généralisant, c'est-à-dire qu'ils dépassent le « moment » de « l'activité écono-mico-corporatiste » pour devenir « des agents d'activités générales, de caractère national et international», (p. 1523) «En se développant, le prince moderne bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est connu comme utile ou nuisible, vertueux ou scélérat, uniquement en ce qu'il a comme point de référence le prince moderne lui-même et dans la mesure où il sert à accroître son pouvoir ou à s'y opposer. Le prince prend la place dans les consciences de la divinité et de l'impératif catégorique, il devient la base d'un laïcisme moderne et d'une laïcisation complète de toute la vie et de tous les rapports relatifs aux mœurs. » (p. 1561) (édition française p. 359)1?. Par ailleurs, le parti serait « un embryon de structure étatique (18) ». (p. 320)

Nous savons que cette dernière idée, que d'autres ont avancée sous une forme différente (le parti comme anticipation de la société future) a des connotations idéalistes et implique qui plus est un danger, c'est-à-dire celui de l'identification dans un Etat ouvrier du parti avec l'Etat. L'expérience historique nous a également appris à nous méfier de l'idée suivant laquelle un parti est égal à une classe qui semble percer chez Gramsci aussi (19). Mais ce qui nous intéresse ici c'est de souligner que Gramsci maintient dans les années de prison la conception léniniste du parti, ce qui est parfaitement cohérent avec le maintien de la conception marxiste de l'Etat et de la conception révolutionnaire de la stratégie du mouvement ouvrier.

Ajoutons qu'il rejette toute conception bureaucratique du parti et de son fonctionnement. C'est le sens de sa critique contre le centralisme organique qui, au-delà de la polémique contre Bordiga, partisan d'une telle formule, comporte plus généralement la défense du centralisme démocratique contre le centralisme bureaucratique, et de son effort d'indiquer les moyens par lesquels il soit possible d'assurer la participation active de tous les militants « à la vie intellectuelle (discussion) et organisationnelle du parti20 ». Il évoque, d'autre part, l'exemple du mouvement ouvrier anglais où aux moments décisifs les organisations de masse «se transformèrent constitutionnellement de bas en haut en brisant le carcan bureaucratique ». (p. 1750)

Quelques approches méthodologiques

L'assimilation intégrale du marxisme se reflète aussi chez Gramsci dans la rigueur de ses approches méthodologiques. Donnons quelques exemples. Tout d'abord, l'auteur des Cahiers indique à juste titre un aspect essentiel du marxisme dans la recherche d'une combinaison correcte de la méthode déductive et de la méthode inductive (p. 1284). D'où la distinction pertinente entre « abstraction » et « généralisation » et l'adoption du concept d'« abstraction déterminée ». (p. 1276)

D'une telle approche découle la nécessité d'une analyse scrupuleuse des spécificités de tout processus et de toute situation. Mais il en découle également qu'il est parfaitement légitime — et politiquement indispensable — de saisir le caractère universel d'expériences historiques spécifiques. « On pose la question de savoir si la découverte d'une vérité théorique correspondant à une pratique donnée est susceptible d'être généralisée et considérée comme universelle à une époque historique. La preuve de son universalité réside justement dans le fait qu'elle devient : 1. Un stimulant pour une meilleure connaissance de la réalité factuelle, dans un milieu différent de celui où elle a été découverte, et c'est là que réside son premier degré de fécondité ; 2. Ayant stimulé et aidé cette meilleure compréhension de la réalité effective, on l'intègre à cette réalité comme si elle en était l'expression originale. » (p. 1134) (édition française p. 443. t. I)

C'est justement une telle approche qui permet de saisir des tendances qui agissent en profondeur même lorsqu'elles sont encore à l'état embryonnaire. Par ailleurs, la remarque ci-dessus reflète exactement le rôle joué en 1919-1920 par Gramsci et le groupe de l'Ordine Nuovo qui avaient compris le plus concrètement et le plus profondément le lien entre la Révolution russe et la dynamique potentielle de la crise révolutionnaire italienne. Elle intègre également la problématique du développement inégal et combiné auquel se réfèrent plus directement d'autres passages des Cahiers, (voir p. 1989 et même p. 1468)

Si Gramsci insiste sur la valeur exemplaire d'une expérience révolutionnaire donnée, cela ne signifie pas qu'il fasse la moindre concession à un schématisme doctrinaire. En fait, dans ses notes de prison, il continue la bataille qu'il avait entreprise depuis 1923 contre l'interprétation bordiguiste du marxisme et du léninisme de même que, plus généralement, contre toute « conception historico-politique scolastique et académique selon laquelle seul le mouvement qui est conscient à cent pour cent, qui est même déterminer par un plan minutieusement tracé précédemment et qui correspond (ce qui revient au même) à la théorie abstraite est réel et digne ». Dans la lignée des meilleurs théoriciens marxistes, il explique que « la réalité est riche des combinaisons les plus bizarres et c'est le théoricien qui doit saisir dans cette bizarrerie la confirmation de sa théorie, "traduire" en langage théorique les éléments de la vie historique, et non l'inverse, c'est-à-dire que ce n'est pas la réalité qui doit correspondre au schéma abstrait. » (p.332)

Finalement, Gramsci revient à plusieurs reprises sur la façon correcte de comprendre le rapport entre structure et superstructure. Certains ont utilisé ses notes pour opposer cette compréhension à un prétendu déterminisme économique simpliste qui marquerait le marxisme. Or, s'il est vrai que des auteurs, se réclamant du marxisme, ont commis parfois ce péché et que Gramsci a par exemple critiqué assez sévèrement un essai très connu de Boukharine, toute distinction sur ce terrain aussi entre les grands théoriciens du marxisme et l'auteur des Cahiers est dépourvu de fondement, comme le prouve, entre autres, le fait que celui-ci fait fréquemment et explicitement référence à des passages aussi bien de Marx que d'Engels. Cela n'implique aucune sous-estimation de son apport propre. Surtout sur le rôle des intellectuels, il nous a légué des pages lucides qui représentent sans aucun doute sa contribution la plus valable à l'enrichissement du patrimoine théorique du mouvement ouvrier.

Société civile et société politique

Les Cahiers de prison ont, selon les propres mots de leur auteur, un «caractère provisoire» et dans une large mesure fragmentaire. Il est opportun de le rappeler avant d'aborder les thèmes qui ont le plus attiré l'attention des commentateurs et qui, à notre avis, reflètent le plus les conditions dans lesquelles ils ont été élaborés. Examinons d'abord le thème de la société civile et de la société politique. Comme d'autres l'ont aussi souligné21, on trouve dans les Cahiers des formulations différentes avec une oscillation entre au moins deux définitions. Plus exactement, parfois il y a identification de la société civile et de la société politique avec inclusion du concept de la société civile dans le concept d'Etat et parfois, en revanche, les deux concepts ou les deux réalités sont nettement distincts.

Voilà quelques citations parmi les plus significatives : « II faut noter qu'il entre dans la notion générale d'Etat des éléments qu'il faut rattacher à la notion de société civile (en ce sens, pourrait-on dire, l'Etat = société politique + société civile, c'est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition), (p. 763-764) (édition française p. 83,1.1) « La position du mouvement libre-échangiste se fonde sur une erreur théorique dont il n'est pas difficile de découvrir l'origine pratique : sur la distinction entre société politique et société civile, distinction méthodique qu'il transforme en distinction organique et qu'il présente comme telle.

C'est ainsi qu'on affirme que l'activité économique appartient en propre à la société civile et que l'Etat ne doit pas intervenir dans sa réglementation. Mais comme dans la réalité effective, la société civile et l'Etat sont une seule et même chose, force est de reconnaître que le libéralisme économique est lui aussi une "réglementation" de caractère étatique introduite et maintenue au moyen de la loi et de la contrainte. » (p. 1589-1590) (édition française p. 386-387, 1.1) « Le concept de citoyen-fonctionnaire de l'Etat [propre] à Spirito dérive directement de l'échec de la séparation entre société politique et société civile, entre hégémonie politique et gouvernement politique d'Etat.22 » (p. 692) (édition française p. 19, I)

Ailleurs Gramsci, en se référant à la société capitaliste de la première moitié du XIXe siècle, parle d'« un appareil d'Etat relativement peu développé » et d'« une plus grande autonomie de société civile par rapport à l'activité étatique ». (p. 1566). Il reprend cette distinction à propos de pays avancés et de pays arriérés dans un passage sur lequel nous reviendrons plus loin. (p. 866) S'agit-il d'incohérences réelles, voire d'antinomies, dans sa pensée ?

La réponse n'est pas simple. En effet, Gramsci a recours à des concepts qui sont distincts et liés, et qui ne peuvent être appliqués correctement que par rapport à la société bourgeoise capitaliste dans sa totalité. Comme nous l'avons vu, il oppose lui-même tout à fait explicitement « distinction méthodologique » et « distinction organique ». Il laisse entendre par là qu'il est possible de distinguer société civile et société politique et société civile et Etat en termes relatifs sans que cela implique une distinction organique ou structurelle (23). Le degré de la distinction ou de l'identification dépend des phases historiques ou des situations politiques différentes dans le cadre du même pays ou des catégories différentes dans lesquelles les différents pays peuvent être inclus.

Dans une note sur « la vie nationale française », Gramsci écrit : « L'exercice "normal" de l'hégémonie sur le terrain est devenu classique du régime parlementaire, est caractérisé par la combinaison de la force et du consentement qui s'équilibrent de façon variable sans que la force l'emporte par trop sur le consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement de la majorité. » (p. 1638) (édition française, p. 434, t. II) II s'agit donc d'une situation où une société bourgeoise a atteint son équilibre optimal : les institutions politiques et les « associations » civiles tendent à s'identifier ou à fusionner d'une façon harmonieuse dans le cadre d'une totalité socio-politique, d'un Etat dans l'acceptation la plus ample du terme. Dans une autre note. Gramsci explique qu'une situation analogue put exister à l'époque de l'« Etat-veilleur de nuit » parce que d'un côté l'Etat intervenait moins sur le terrain économique qu'à des époques précédentes, de l'autre, parce que les classes dominantes avaient moins besoin d'avoir recours à la force contre un prolétariat encore faible et très peu organisé, (p. 2302)

Dans ces cas de figure, au sein de l'Etat au sens large (société civile + société politique), le premier élément joue un rôle sensiblement plus grand que dans des sociétés arriérées où l'Etat tend à se réduire à un appareil politique utilisant systématiquement la force. La même tendance se produit lorsqu'une société développée est frappée par la crise : le décalage s'accentue entre la société civile et la société politique, et la force joue à nouveau le rôle prédominant (p. 937). Un processus allant en sens inverse se développe au fur et à mesure qu'après le renversement du capitalisme s'esquisse une société sans classes : l'Etat et le droit deviennent « inutiles » ayant été « absorbés par la société civile». (p. 937)

Une telle interprétation de la démarche gramscienne est confirmée ultérieurement par une note schématique précisément intitulée « Société civile et société politique » : « Séparation de la société civile et de la société politique : un nouveau problème d'hégémonie s'est posé, à savoir : la base historique de l'Etat s'est déplacée. On a une forme extrême de société politique : soit pour lutter contre le nouveau et conserver le chancelant en le rétablissant de manière coercitive, soit comme expression du nouveau pour briser les résistances qu'il rencontre dans son développement, etc. » (p. 876) (édition française, p. 192, 1.1)

Ces lignes résument assez bien la réflexion de Gramsci sur les phénomènes politiques au début des années trente aussi bien en Europe capitaliste qu'en Union soviétique.

L'hégémonie

Gramsci synthétise lui-même son concept d'hégémonie lorsqu'il explique qu'il l'utilise « dans le sens d'hégémonie politique et culturelle d'un groupe social sur la société tout entière, comme contenu éthique de l'Etat ». (p. 703) L'hégémonie représente donc le moment politico-culturel distinct du moment de la force ou de la dictature (24). Dans une autre note. on peut lire: « Sans doute, l'hégémonie présuppose-t-elle qu'on tienne compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels s'exercera l'hégémonie, que l'on parvienne à un certain équilibre de compromis, en d'autres termes que le groupe dirigeant fasse des sacrifices d'ordre économico-corporatif, mais il est également hors de doute que ces sacrifices et ce compromis ne peuvent pas concerner l'essentiel, car si l'hégémonie est d'ordre éthico-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir pour fondement la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans le noyau décisif de l'activité économique. » (p. 159) (édition française, p. 388, t. II)

Une classe dominante ou une classe qui vise à le devenir, en se présentant à son tour comme « la force motrice d'une expansion universelle » (p. 1584), ne peut donc s'appuyer uniquement sur la force: elle doit s'efforcer d'obtenir un consentement. Sur ce terrain, ce sont les intellectuels qui jouent un rôle spécifique irremplaçable. Toujours est-il que l'hégémonie comporte une imbrication d'activité théorique et de pratique politique. « C'est pourquoi il faut mettre en relief la façon dont le développement politique du concept d'hégémonie représente un grand progrès philosophique, et non pas seulement politico-pratique, étant donné qu'il enveloppe nécessairement et suppose une unité intellectuelle et une éthique conforme à une conception du réel qui a surmonté le sens commun et qui est devenue, fût-ce entre des limites encore étroites, critique. » (p. 1585-1586). (édition française, p. 185, II)

Ajoutons que, selon Gramsci, la contribution théorique la plus importante de Lénine au marxisme se placerait justement sur le terrain du « principe théorico-pratique de l'hégémonie » : Lénine aurait fait « progresser la philosophie comme philosophie puisqu'il a fait progresser la doctrine et la pratique politique ». (p. 1250)

Soit dit en passant, la référence explicite à Lénine et l'appréciation de son apport qui s'exprime dans cette note suffisent à balayer non seulement l'idée que le concept d'hégémonie serait introduit dans la problématique du mouvement ouvrier par Gramsci, mais aussi toutes les tentatives d'opposer sur cette question Gramsci à Lénine (25).

Nous avons dit « classe dominante » et « classe qui vise à le devenir ». En effet, le concept d'hégémonie s'applique chez Gramsci aussi à deux phases bien distinctes, c'est-à-dire avant et après l'avènement au pouvoir : « Un groupe social est dominant par rapport aux groupes adverses qu'il tend "à liquider" ou à subordonner par la force armée et il est dirigeant par rapport aux groupes similaires ou alliés. Un groupe social peut et même doit être dirigeant déjà avant de conquérir le pouvoir gouvernemental (c'est l'une des conditions principales de la conquête du pouvoir elle-même) ; après, lorsqu'il exerce le pouvoir et même s'il le tient en main avec force, il devient dominant mais il doit continuer à être "dirigeant" aussi. » (p. 2020-2011) (26)

En d'autres termes, Gramsci touche ici au problème des alliances sociales et politiques de la classe ouvrière qui a toujours été au centre des préoccupations de Lénine et plus généralement de tous les marxistes révolutionnaires. Mais ces réflexions sur l'hégémonie et sur le rôle nécessaire du consentement ne l'amènent aucunement à mettre une sourdine au fait que la force-répression représente l'élément constitutif de tout Etat. L'une de ses définitions de l'Etat est lapidaire : « Dictature plus hégémonie ». Il va de soi que le terme « dictature » est employé ici au sens large. Mais justement, sur ce terrain aussi, Gramsci rejoint Marx et Lénine pour qui même une démocratie parlementaire est une forme de dictature de la bourgeoisie.

Tous les rappels synthétiques que nous venons de faire démontrent en tout cas sans ambiguïté possible qu'il n'y a rien de commun entre la notion d'hégémonie chez Gramsci, qui n'oublie pas l'importance décisive de la propriété des moyens de production ni la nécessité du saut qualitatif révolutionnaire de la prise du pouvoir, et les interprétations abusives de ceux qui veulent introduire, en se mettant à l'abri derrière Gramsci, des conceptions réformistes gradualistes attribuant une valeur universelle à la démocratie bourgeoise.

Guerre de mouvement et guerre de position

Les réflexions que Gramsci fait sur la stratégie du mouvement ouvrier en parlant de l'analyse de contextes historiques différents et du thème de la société civile et de la société politique se traduisent surtout dans ses remarques sur la guerre de mouvement et la guerre de position. A ce sujet aussi des problèmes d'interprétation se posent.

Dans une note sur « le passage de la guerre de manœuvre (et de l'attaque frontale) à la guerre de position, même sur le terrain politique », Gramsci fait allusion aux problèmes posés par Trotsky dans sa polémique contre Staline (nous y reviendrons) en expliquant que Trotsky serait « le théoricien politique de l'attaque frontale à une époque où celle-ci n'est qu'une cause de défaite », et il continue : « En politique, la guerre de mouvement dure tant qu'il s'agit de conquérir des positions non décisives et que toutes les ressources de l'hégémonie et de l'Etat ne sont donc pas mobilisées ; mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules comptent les positions décisives, alors on passe à la guerre de siège, serrée, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d'esprit inventif. » (p. 801-802) (édition française, p. 118, t. II)

Un autre passage contient une référence tout à fait spécifique à la stratégie de la lutte contre les Autrichiens à l'époque du Risorgimento. On y critique les partisans de la guerre de mouvement en opposition à la guerre de position, plus précisément des conceptions avant-gardistes peu soucieuses d'impliquer dans la lutte les larges masses, (p. 1932) En l'occurrence, la critique est pertinente, mais elle ne peut pas justifier de généralisation. Dans tous les cas, lorsque des théoriciens et des dirigeants du mouvement ouvrier, qui n'étaient pas des putschistes, ont prôné une « guerre de mouvement » ou une stratégie basée sur la perspective insurrectionnelle, ils n'ont pas oublié que les larges masses devraient nécessairement y jouer le rôle fondamental.

Un troisième passage pose le problème sous un angle beaucoup plus vaste : « L'Europe a connu de 1789 à 1870 une guerre de mouvement (politique) avec la Révolution française et de 1815 à 1870 une longue guerre de position; à l'époque actuelle, la guerre de mouvement s'est déroulée politiquement de mars 1917 à mars 1921 et elle est suivie par une guerre de position dont le représentant, non seulement pratique (pour l'Italie), mais idéologique pour l'Europe, est le fascisme. » (p. 1129) (édition française, p. 35, t. II)

D'un côté, Gramsci définit donc une époque où la bourgeoisie lutte encore pour le pouvoir politique ou s'efforce de l'élargir et de le consolider. De l'autre, il traite d'une époque beaucoup plus limitée, la période d'après la Première Guerre mondiale avec la succession de crise révolutionnaire et de stabilisation relative au capitalisme. C'est sur cette deuxième époque qu'il revient dans une note parmi les plus citées : « II me semble qu'Illitch [Lénine] avait compris qu'il fallait passer de la guerre de mouvement, appliquée victorieusement en 1917 en Orient, à la guerre de position qui était la seule possible en Occident, où, comme le remarque Krasnov, les armées pouvaient accumuler dans un espace limité des quantités immenses de munitions et où les cadres de la société étaient encore capables par eux-mêmes de devenir des tranchées très fortifiées.

Telle me paraît être la signification de la formule "front unique" qui correspond à un seul front de l'Entente sous le commandement unique de Foch. Mais Illitch n'eut pas le temps d'approfondir sa formule, même si l'on tient compte du fait qu'il ne pouvait l'approfondir que du point de vue théorique, alors que la tâche fondamentale était nationale, c'est-à-dire exigeait que l'on reconnût le terrain et qu'on établit des éléments de tranchée et de fortification représentés par les éléments de la société civile, etc. En Orient, l'Etat était tout, la société civile était primitive et sans forme ; en Occident, entre l'Etat et la société civile, il existait un juste rapport et derrière la faiblesse de l'Etat on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L'Etat était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates ; bien entendu, cela était variable d'Etat à Etat mais c'est justement pourquoi il fallait analyser attentivement ce phénomène au niveau national. » (p. 866) (édition française, p. 183-184,1.1)

Quelques précisions s'imposent. Du point de vue militaire, toute critique à Trotsky allant dans le sens indiqué par Gramsci est dépourvue de fondement : ses écrits militaires indiquent que, loin d'avoir une conception schématique sur la guerre de mouvement et la guerre de position, Trotsky avait explicitement polémiqué contre des partisans d'une généralisation abusive de la guerre de mouvement, tels que Toukhatchevski et Frunze27. Quant à la politique de front unique, il suffit de rappeler qu'elle avait été inspirée essentiellement par deux considérations : 1. La lutte pour la conquête du pouvoir dans une série des pays n'était plus à l'ordre du jour à une échéance immédiate ou très rapprochée, comme on l'avait pensé auparavant. 2. Les partis communistes n'avaient pas réussi, en général, à conquérir la majorité parmi les masses et devaient donc tenir compte du fait que les partis réformistes soit restaient majoritaires dans la classe ouvrière soit conservaient une influence très importante. L'adoption de la tactique de front unique n'impliquait pas de renoncer à une stratégie révolutionnaire insurrectionnelle.

Pour sa part, Trotsky fût l'un des partisans les plus fervents du front unique dans le débat au sein de l'Internationale communiste, et non seulement il n'abandonna jamais cette conception mais il la défendit bec et ongles, en l'enrichissant dans sa polémique antistalinienne.

Pour en venir au noyau essentiel de l'argumentation de Gramsci, on remarquera d'abord que sa caractérisation de la société pré révolutionnaire russe est trop simplifiée. Les analyses de Lénine lui-même et sa bataille théorique et pratique pour la construction du Parti bolchevik ne s'expliqueraient pas sans l'existence d'une « société civile » assez articulée dont il fallait tenir compte dans la lutte pour l'hégémonie.

Quant à Trotsky, c'est Gramsci qui nous rappelle les réflexions qu'il avaient faites au IV congrès de l'Internationale communiste (novembre 1922) sur les traits différents qu'assumerait la révolution en Occident par rapport à la révolution russe, en disant notamment : « Pourquoi la guerre civile ne commença-t-elle chez nous, dans toute son ardeur, qu'après le 7 novembre, pourquoi avons-nous dû ensuite, pendant presque cinq années sans interruption, mener la guerre civile au nord, au sud, à l'ouest et à l'est ? C'est la conséquence du fait que nous avons conquis le pouvoir trop facilement. On a souvent répété que nous avons culbuté nos classes possédantes. C'est exact en un certain sens. Politiquement, le pays venait à peine de sortir de la barbarie tsariste. Les paysans n'avaient presque aucune expérience politique, les petits paysans en avaient bien peu, la bourgeoisie moyenne en avait une plus grande, grâce aux Doumas, etc., l'aristocratie avait une certaine organisation sous la forme des Semstvo, etc.

Donc les grandes réserves de la contre-révolution : les paysans riches, dans certaines périodes, aussi les paysans moyens, la bourgeoisie moyenne, les intellectuels et toute la petite-bourgeoisie, toutes ces réserves étaient pour ainsi dire encore intactes, presque inutilisées, et ce ne fût que lorsque la bourgeoisie commença de comprendre ce qu'elle perdait en perdant le pouvoir qu'elle chercha par tous les moyens, en cédant naturellement la première place à l'aristocratie, aux officiers aristocrates, etc., à mettre en mouvement les resserves potentielles de la contre-révolution. Ainsi cette guerre civile prolongée a été la revanche de l'histoire pour la facilité avec laquelle nous avions obtenu le pouvoir. Mais tout est bien qui finit bien ! Au cours de ces cinq années, nous avons maintenu notre pouvoir. Pour les partis occidentaux au contraire et en général pour le mouvement ouvrier du monde entier, on peut affirmer maintenant avec certitude que chez vous la tâche sera beaucoup plus difficile avant la conquête du pouvoir et beaucoup plus facile après.

En Allemagne, tout ce qui peut être mobilisé contre le prolétariat le sera, sans même parler de l'Italie où la contre-révolution est achevée aujourd'hui avant même la victoire de la révolution. Mussolini et ses fascistes ont dû, après avoir conquis l'influence dans tout le pays, grâce à l'échec de la révolution de 1920 à laquelle n'avait manqué qu'un parti révolutionnaire, prendre à présent le pouvoir et la bourgeoisie leur a cédé ce pouvoir. Mais Mussolini représente l'organisation et l'union de toutes les forces adversaires de la révolution. Mais je ne veux pas approfondir davantage ce thème, qui fera l'objet d'un autre rapport.

En France, en Angleterre, partout, nous voyons la bourgeoisie, instruite par l'exemple russe et armée de toute l'expérience historique des pays démocratiques capitalistes, organiser et mobiliser tout ce qui peut être mis en œuvre. Cela prouve que toutes ces forces se trouvent dés à présent sur la voie du prolétariat et que, pour conquérir le pouvoir, le prolétariat devra neutraliser, paralyser, combattre et vaincre toutes ces forces par ses procédés révolutionnaires. Mais dès l'instant où le prolétariat se sera emparé du pouvoir, il ne restera à la contre-révolution presque plus de réserves, et le prolétariat aura donc après la conquête du pouvoir en Europe occidentale et dans le reste du monde les coudées beaucoup plus franches pour son travail créateur que nous les avions en Russie. » (voir Correspondance internationale, 21 décembre 1922)

Cette analyse est plus concrète que celle de Gramsci : elle confirme sous un autre angle que la « société civile » en Russie était moins « primitive et sans forme » que celui-ci ne le croyait. C'est en tenant compte d'une telle analyse et de celles que Trotsky et d'autres dirigeants de l'Internationale communiste ont développées à plusieurs reprises sur les échecs du mouvement ouvrier dans des pays d'Europe occidentale entre 1919 et 1923 qu'on peut esquisser une approche correcte du problème : - dans la plupart des pays occidentaux, la crise non seulement de la « société civile » mais de l'Etat lui-même et de ses appareils n'a jamais atteint le palier d'une véritable désagrégation, soit il n'y a pas eu de situation révolutionnaire, soit il n'y avait eu qu'une amorce de situation révolutionnaire ;- même dans des pays comme l'Italie et l'Allemagne, les appareils de répression au sens large n'ont pas été réduits à l'impuissance au même degré qu'en Russie ; - last but not least, le prolétariat russe est le seul qui ait pu compter dés le début de la crise révolutionnaire sur un parti révolutionnaire enraciné dans les masses qui est devenu hégémonique au fur et à mesure que s'élargissait la dualité de pouvoir.

Cela dit, lorsqu'il écrit son passage célèbre au début des années trente, Gramsci était sans doute arrivé à la conclusion que l'analyse que l'Internationale communiste avait faite en 1921-1922, et que lui-même avait maintenue plus tard, ne correspondait plus à la situation qui s'était développée depuis lors. Le mouvement ouvrier en Europe occidentale avait subi des défaites ou des reculs sérieux. Il ne pouvait pas miser sur une relance à court terme de la « guerre de mouvement », mais il devait se fixer comme tâche pour toute une période d'accumuler à nouveau des forces et de reconquérir les positions qu'il avait perdues y compris dans la société civile. C'est pourquoi il rejetait, comme nous l'avons vu, les perspectives du Komintern lors de la « troisième période ». Plus généralement, il était amené à renouveler et à approfondir son analyse de la société occidentale, à mieux comprendre que les classes dominantes de cette partie du monde avaient des ressources que n'avaient pas eues les classes dominantes en Russie.

Ce qu'il écrit sur le fordisme va aussi dans cette direction. Il souligne à juste titre que le fordisme ne représentait pas qu'une restructuration au niveau de l'entreprise mais comportait également « un mécanisme d'accumulation et de distribution nouveau » (hauts salaires, élargissement du marché intérieur, nouvelles techniques de distribution, etc.) de même qu'une tentative d'intégration de certaines couches de la classe ouvrière (voir p. 799, 1281. 2139-2140, 2171). Dans des notes de 1934, il attire l'attention sur les changements qui se produisent au niveau des classes dominantes sous l'impact de la grande dépression et à l'heure du New Deal rooseveltien (p. 2169-2171).

Les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont à fortiori confirmé que les classes dominantes des pays industrialisés disposaient toujours d'un potentiel économique et d'un tissu social leur permettant de surmonter même les crises les plus graves. Mais leur force réside surtout dans le cadre politique qu'elles ont conservé ou rétabli après la chute des régimes totalitaires, c'est-à-dire leurs institutions parlementaires. C'est dans ce cadre que la classe ouvrière a pu reconstruire ou renforcer ses organisations, mener efficacement des luttes économiques et politiques, arracher des conquêtes partielles importantes. Cette réalité détermine, en dernière analyse, sa conscience et son attitude politique : elle ne se lancera dans une lutte révolutionnaire qu'au moment où la bourgeoise sera amenée à vider de toute substance ou à supprimer ses institutions démocratiques, où l'alternative d'une démocratie socialiste qualitativement supérieure à toute démocratie bourgeoise apparaîtra concrètement réalisable, où il existera une direction révolutionnaire crédible.

Une série d'écrits de Trotsky des années trente nous aident à aborder ces problèmes beaucoup plus que les notes de Gramsci. En effet, celui-ci écrit au creux de la vague et la seule perspective réelle lui semble être celle d'un long travail de réorganisation du mouvement ouvrier dans le cadre d'une stabilisation de la société bourgeoise occidentale. Trotsky écrit sur les événements de France et d'Espagne alors que la société bourgeoise est à nouveau déchirée par des crises sociales et politiques débouchant sur des véritables situations révolutionnaires.

C'est pourquoi la guerre de mouvement, pour reprendre la terminologie gramscienne, est redevenue d'actualité B. En tout cas, la portée du discours sur la guerre de position et la guerre de mouvement dépend de la conception d'ensemble où on l'intègre. Togliatti et ses successeurs l'ont interprété dans le sens que toute perspective de guerre de mouvement, c'est-à-dire toute perspective de prise de pouvoir par la voie révolutionnaire insurrectionnelle, devait être abandonnée. Qui plus est, ils ont agi en conséquence en appliquant pendant quarante ans une stratégie réformiste gradualiste qui accepte le cadre de la société bourgeoise.

Il n'y a pas dans les Cahiers une seule page, une seule note qui laisse entendre que Gramsci aurait partage une telle interprétation et prôné une telle pratique.

Gramsci, Trotsky et le stalinisme

Gramsci évoque à plusieurs reprises et sous des angles différents la théorie de a révolution permanente. Dans une série de notes, il se réfère explicitement à 1 origine marxienne de cette théorie et à la fameuse Adresse à la Lieue des communistes remontant à 1850 (p. 1496, 1566, 1582, 1620). Mais la cible de sa critique est la théorie de Trotsky. Nous avons déjà cité un passage où une analogie est établie entre révolution permanente et guerre de manœuvre

Ailleurs cette analogie est encore plus explicite : « II faut voir si la fameuse théorie de Bronstein sur la permanence du mouvement n'est pas un reflet politique de la théorie de la guerre de mouvement (se rappeler l'observation du général des cosaques, Krasnov) et, en dernière analyse, le reflet des conditions générales économiques, culturelles sociales d'un pays où les cadres de la vie nationale sont embryonnaires et incertains et ne peuvent devenir "une tranchée ou une forteresse". Dans ce cas, on pourrait dire que Bronstein, qui fait figure d'"occidentaliste", était au contraire cosmopolite, superficiellement national et superficiellement occidentaliste ou européen Illitch, au contraire, était profondément national et profondément européen Bronstein, dans ses mémoires, rappelle que l'on avait dit que sa théorie s'était avérée bonne après quinze ans et il répond à l'épigramme par un autre épigramme En réalité, sa théorie, en tant que telle, n'était bonne ni quinze ans avant ni quinze ans après : comme cela arrive aux obstinés dont parle Guichardin, il approcha en gros de la vérité, il a eu raison en ce qui concerne la prévision pratique la plus générale ; c'est comme si l'on disait que l'on prévoit qu'une petite fille de quatre ans deviendra mère et, quand à vingt ans elle le devient, on affirme "je l'avais devine", mais en oubliant que [quand elle avait] quatre ans, on voulait violer l’enfant convaincu qu'elle deviendrait mère.» (p. 866) (édition française, p.182-193)

Dans une autre note, Gramsci explique que la théorie de la révolution permanente « reprise, systématisée, élaborée, intellectualisée par le groupe Parvus-Trotsky, s'avéra inerte et inefficace et en 1905 et par la suite : elle était devenue une chose abstraite, issue d'un cabinet scientifique. Par contre, le courant qui la combattit dans cette manifestation littéraire, sans l'employer "à dessein", l'appliqua de fait sous une forme correspondante à l'histoire actuelle, concrète, vivante, adaptée au temps et au lieu, comme jaillissant de tous les pores de la société donnée qu'il fallait transformer, comme alliance de deux groupes sociaux, avec l'hégémonie du groupe urbain. » (p. 2034)

Il est fort probable que Gramsci n'a jamais connu les écrits de Trotsky qui traitent le plus directement de la révolution permanente. C'est une explication possible de l'inconsistance de sa critique. En effet, loin d'être le produit d'une abstraction intellectuelle, la théorie de la révolution permanente fût élaborée sur la base d'une analyse rigoureuse du développement historique de la société russe et parachevée sur la base de l'analyse d'autres sociétés sous-développées et surtout de l'expérience dramatique de la deuxième révolution chinoise. Elle ne se réduisait pas à un pronostic banal dont on pouvait escompter d'avance la réalisation. Elle visait à préciser sur le terrain de la stratégie politique à quelles conditions les objectifs démocratiques de la révolution pourraient être atteints et la dynamique de la révolution s'épanouir avec succès. Il est au demeurant significatif que Gramsci n'en conteste pas la substance et affirme même les bolcheviks l'appliquèrent à leur façon en 1917 (29).

Quant à la dimension internationale de la théorie de la révolution permanente, en commentant dans une note des années 1932-1935 un texte de Staline de 1927, Gramsci écrit que selon le marxisme « la situation internationale doit être considérée dans son aspect national. En réalité, le rapport "national" est le résultat d'une combinaison "originale" unique (dans un certain sens) qui doit être comprise et conçue en vue de la dominer et de la diriger. Certes, le développement est vers l'internationalisme, mais le point de départ est "national" et c'est de ce point qu'il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut qu'être telle. Il faut donc étudier exactement la combinaison des forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer selon la perspective et les directives internationales.

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La classe dirigeante est telle à condition d'interpréter exactement cette combinaison, dont elle-même est une composante et justement, en tant que telle, elle peut donner au mouvement une direction déterminée dans des perspectives déterminées. Il me semble que le désaccord fondamental entre Léon Davidovich et Bessarione [Staline] comme interprète du mouvement majoritaire se situe sur ce point. (...) Dans la mesure où elle dirige des couches strictement nationales (intellectuelles) et souvent même encore moins que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), une classe nationale doit "se nationaliser", dans un certain sens, et ce sens est par ailleurs très étroit, parce qu'avant que ne se créent les conditions d'une économie selon un plan mondial, il est nécessaire de traverser des phases multiples où les combinaisons régionales (de groupes de nations) peuvent être différentes. (...) On peut constater par l'absurde jusqu'à quel point les concepts non nationaux (c'est-à-dire des concepts qui ne se réfèrent pas à un seul pays) sont erronés : ils ont amené à la passivité et à l'inertie dans deux phases bien distinctes : 1. Dans la première phase, personne ne croyait devoir commencer, c'est-à-dire on croyait qu'en commençant on se trouverait isolés ; en attendant que tous se mobilisent ensemble, personne ne bougeait ni n'organisait le mouvement. 2. La deuxième phase est peut-être encore pire, parce qu'on attend une forme de "napoléonisme" anachronique et antinaturel (puisque les phases historiques ne se répètent pas toutes dans la même forme). » (p. 1729-1930)

Encore une fois, il est évident que Gramsci ne connaît pas les textes de Trotsky les plus significatifs en la matière et ne connaît pas non plus — ou il laisse de côté — des écrits de Staline qui révèlent les idées de celui-ci mieux que le texte qu'il cite. Notamment lorsqu'il dit que « le rapport "national" est le résultat d'une combinaison "originale" unique (dans un certain sens) qui doit être comprise et conçue en vue de la dominer et la diriger », ou qu'« il faut étudier la combinaison des forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer selon la perspective et les directives internationales », il est en réalité beaucoup plus prés de l'approche de Trotsky que de celle de Staline.

Il suffit de rappeler, par exemple, d'un côté un discours de Staline sur les questions internes du mouvement communiste aux Etats-Unis (6 mai 1929), de l'autre la préface de Trotsky à l'édition américaine de la Révolution permanente. Staline avait dit qu'« il serait erroné de ne pas tenir compte des traits spécifiques du capitalisme américain », mais il avait ajouté immédiatement après : « II serait encore plus erroné de fonder l'activité du parti sur ces traits spécifiques, car l'activité de tout parti communiste, y compris le parti américain, doit se fonder non sur les traits du capitalisme propres à un pays particulier, mais bien sur les traits généraux du capitalisme qui, dans l'ensemble, sont toujours les mêmes dans tous les pays. C'est en cela que réside l'internationalisme des partis communistes. Les traits particuliers ne constituent qu'un suppléments traits généraux. » (le Bolchevik n° 1, 1930, p. 8)

Trotsky, après avoir rappelé que l'économie mondiale ne doit pas être considérée « comme la simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité, indépendante, créée par la division internationale du travail et le marché mondial », répond qu'« II n'est pas vrai que l'économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n'est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu'"un supplément aux traits généraux", une sorte de verrue sur la figure. En réalité, les particularités nationales forment l'originalité des traits fondamentaux de l'évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années. Il suffit de rappeler que le prolétariat d'un pays arriéré a conquis le pouvoir bien avant ceux des pays avancés. Cette simple leçon historique démontre que, contrairement aux affirmations de Staline, il serait tout à fait erroné de fonder l'activité des partis communistes sur quelques traits généraux, c'est-à-dire sur un type abstrait de capitalisme national (30). »

Quant à la remarque finale de Gramsci, personne ne saurait sérieusement ranger Trotsky parmi ceux qui n'auraient pas voulu commencer la révolution de peur de rester isolés, ni lui attribuer une conception « napoléonienne » du rôle international de l'Etat ouvrier issu de la révolution d'Octobre. Il ne reprochait pas à la bureaucratie stalinienne de ne pas « exporter la révolution » sur la pointe des baïonnettes, mais d'avoir entravé et saboté des luttes révolutionnaires en imposant aux partis communistes et au Komintern une politique correspondant à ses propres intérêts et non aux intérêts du prolétariat dans les différents pays et à l'échelle mondiale. Gramsci ne pouvait pas savoir, par ailleurs, que ce serait justement Staline qui, après la Seconde Guerre mondiale, pratiquerait une nouvelle forme de « napoléonisme », en instaurant en Europe orientale des régimes analogues à son propre régime bureaucratique.

Déjà dans la période antérieure aux Cahiers, Gramsci avait critiqué à plusieurs reprises des attitudes ou des positions de Trotsky. En novembre 1924, par exemple, il avait critiqué son essai sur Lénine de même que les Leçons d'Octobre, en reprenant en réalité les polémiques qui se développaient à l'époque dans le PCUS. A la conférence de Corne, il avait reproché à Trotsky d'avoir adopté une attitude « d'opposition passive », mais en même temps il avait présenté sous un jour favorable une analyse de Trotsky sur la dynamique de la situation en France .

Dans un rapport au comité central du PCI en février 1926, il y a une remarque qui mérite d'être retenue parce qu'elle reflète les ambiguïtés de la période de la « bolchévisation » : « Les conceptions de Trotsky, et surtout son attitude, représentent un danger puisque le manque d'unité dans le parti dans un pays où existe un seul parti divise l'Etat. Cela produit un mouvement contre-révolutionnaire ; ce qui ne signifie pas, toutefois, que Trotsky soit un contre-révolutionnaire ; s'il l'était, on devrait demander son expulsion (32). » Or, il est vrai que s'il n'existe qu'un seul parti et que ce parti dirige l'Etat, ses divisions se répercutent inévitablement sur l'Etat. Mais l'histoire a démontré que si la conclusion qu'on en tire est que le parti doit être monolithique, les conséquences sont désastreuses.

En fait, dans le cas de figure indiqué par Gramsci, la démocratie interne du parti et la liberté de tendance deviennent encore plus importantes et elles donnent encore plus la mesure du degré de démocratie qui existe plus généralement dans l'Etat ouvrier. Dans le même rapport de février 1926, il y a également une référence aux « prévisions de Trotsky sur le super capitalisme américain, dont l'Angleterre serait le bras en Europe et qui déterminerait un esclavage prolongé du prolétariat sous la domination du capital américain ». Gramsci rejette « ces prévisions, lesquelles, en renvoyant la révolution à une échéance indéterminée, déplaceraient toute la tactique de l'Internationale communiste qui devrait revenir à une action de propagande et d'agitation parmi les masses.

Elles déplaceraient également la tactique de l'Etat russe, parce que, si on remet la révolution européenne pour toute une phase historique, c'est-à-dire si la classe ouvrière russe ne peut compter pendant une longue période sur le soutien du prolétariat d'autres pays, il est évident que la révolution russe doit se modifier. C'est dans ce sens que la démocratie proposée par Trotsky est reçue avec tant de faveur33 ». Le compte-rendu du rapport est probablement imprécis, et on peut donc s'interroger sur la signification exacte de certaines affirmations. Mais deux choses sont claires : 1. L'analyse de Trotsky sur la tendance de l'impérialisme américain à devenir hégémonique n'avait pas du tout les implications que Gramsci semble lui attribuer34. 2. En 1926, Gramsci continuait de penser que le destin de la révolution russe était strictement lié au destin de la révolution dans le reste de l'Europe.

Le texte le plus significatif de l'époque est incontestablement la lettre au comité central du PCUS que Gramsci écrivit au nom du bureau politique de son parti peu avant son arrestation. Ce texte se préoccupe d'abord des réactions que l'évolution du conflit dans la direction soviétique pourrait provoquer chez les militants et les cadres du parti. Il ne partage pas les critiques de l'Opposition et il déclare son accord avec la ligne politique de la majorité. Mais en même temps il prend ses distances vis-à-vis des campagnes qui étaient lancées en Union soviétique contre l'Opposition et qui préludaient à l'expulsion et à la suppression de toute démocratie interne dans le parti : « Nous voulons être sûrs que la majorité du comité central de l'URSS n'a pas l'intention de remporter une victoire écrasante et est disposée à éviter des mesures excessives (35). »

Dans ce sens, l'auteur de la lettre conservait son indépendance de jugement et allait contre le courant. Cela est confirmé par le fait que Togliatti, qui était à l'époque à Moscou, fit de son mieux pour bloquer la lettre et exprima nettement son désaccord. D'après lui, le parti aurait dû exprimer sans aucune réserve son adhésion à la ligne de la majorité (36). Gramsci répliquera durement : « Toute ta façon de raisonner m'a provoqué une impression très pénible... Nous serions des piètres révolutionnaires et des irresponsables si nous acceptions passivement les faits accomplis en justifiant à priori leur nécessité37. » Voilà une seule phrase de Gramsci qui aide à comprendre le personnage de Togliatti beaucoup mieux que des centaines de pages de ses historiographes.

Pour revenir aux Cahiers, nous y trouvons une critique à la « volonté trop résolue» de Trotsky de «donner la suprématie à l'industrie et aux méthodes industrielles, d'accélérer la discipline et l'ordre dans la production par des moyens de coercition extérieurs ». Une telle approche « devait déboucher nécessairement sur une forme de bonapartisme, d'où la nécessité inexorable de la casser. Ses préoccupations étaient justes, mais les solutions pratiques étaient profondément erronées ; le danger, déjà apparu auparavant en 1921, résidait dans ce déséquilibre entre théorie et pratique ». (p. 2164) Ces lignes ont été écrites en 1934. Personne n'aurait osé dire à l'époque au sein d'un parti communiste, et encore moins en Union soviétique, que les préoccupations de Trotsky étaient justes, de même personne n'aurait osé affirmer qu'en 1917 Lénine avait appliqué, à sa façon, la théorie de la révolution permanente. Voilà une confirmation supplémentaire que Gramsci n'a jamais adopté des attitudes staliniennes.

En ce qui concerne le fond de la question, des problèmes d'interprétation se posent encore une fois. A la limite, ce que Gramsci reproche à Trotsky pourrait s'expliquer en référence à des écrits de la période du communisme de guerre, avant la NEP. Mais, en 1934, Trotsky critiquait l'industrialisation stalinienne avec des arguments analogues à ceux que Gramsci utilise contre lui. Etant donné la nature des Cahiers, il est difficile d'imaginer que Gramsci se soit lancé dans une polémique « albanaise ». Toujours est-il qu'il n'ignorait pas, dans les grandes lignes, ce qui se passait en Union soviétique et qu'il aura même eu quelques échos des positions de Trotsky.

Ajoutons que dans une note déjà mentionnée et remontant à une date ultérieure (1930-1932) sur « le passage de la guerre de manœuvre (et de l'attaque frontale) à la guerre de position dans le domaine politique » des préoccupations analogues étaient apparues : « Cela me paraît la question de théorie politique la plus importante posée par l'après-guerre, et la plus difficile à résoudre de façon juste. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein qui, d'une façon ou d'une autre, peut être considéré comme le théoricien politique de l'attaque frontale à une époque où celle-ci n'est qu'une cause de défaite. Dans la science politique, ce passage n'est lié qu'indirectement à celui qui s'est produit dans le domaine militaire, même si, certainement, un lien existe, et s'il est essentiel. La guerre de position demande d'énormes sacrifices à des masses illimitées de population ; il faut donc une concentration inouïe de l'hégémonie et, par conséquent, une forme de gouvernement plus "interventionniste" qui prenne l'offensive plus ouvertement contre les opposants et organise d'une manière permanente F'impossibilité" d'une désintégration interne : contrôle de tous genres, politiques, administratifs, etc. renforcement des "positions" hégémoniques du groupe dominant, etc. » (p. 802) (édition française, p. 118, 1.1)

C'est une approche qui peut apparaître justificatrice de la pratique stalinienne. Mais, à part le fait qu'à l'époque Trotsky lui-même n'avait pas renoncé à une perspective de réforme de l'Etat ouvrier qui se bureaucratisait, il y a chez Gramsci prise de conscience de la réalité telle qu'elle est, sans aucune idéalisation. Voilà la différence, qui est loin d'être négligeable, entre lui et l'écrasante majorité des dirigeants des partis communistes au début des années trente.

QUI PEUT SE REVENDIQUER DE L'HÉRITAGE DE GRAMSCI ?

Au moment où les idéologues de la bourgeoisie et des intellectuels de gauche repentis continuent leur campagne pour enterrer le marxisme, et au moment où le PCI est en plein désarroi idéologique, il nous parait utile de conclure en soulignant quelques points.

Premièrement, et c'est là une constatation élémentaire de l'avis unanime, Gramsci fût non seulement un militant courageux et un dirigeant lucide, mais il fût aussi le principal théoricien du mouvement ouvrier italien. Il existe également un très large consensus sur le fait que ses écrits ont eu une influence profonde sur la culture italienne de l'après-guerre, de même qu'ils ont suscité l'intérêt et l'admiration dans d'autres pays européens et dans d'autres continents. Or, l’œuvre de Gramsci n'a été réalisée que parce qu'il s'efforça d'appliquer avec rigueur la méthode matérialiste, d'assimiler et d'enrichir les conceptions marxistes sous leur forme la plus authentique, sans aucune déformation mécaniste du type réformiste ou dogmatico-pragmatiste du type stalinien et ceci dans le vif des luttes de deux décennies cruciales.

Deuxièmement, dans la pensée et l'approche de Gramsci, il existe une continuité incontestable allant des écrits des années de la révolution russe et de la crise de la société italienne à la fin de la Première Guerre mondiale jusqu'aux notes de 1935 lorsque s'arrêtent les Cahiers. Au début, on peut trouver chez l'auteur des traces de sa formation idéaliste qui disparaîtront par la suife. Ses écrits de prison posent des problèmes qui ne sont pas abordés sous un autre angle dans les articles de l'Ordine Nuovo. Toutefois, comme il ressort de l'analyse que nous avons faite, ses conceptions n'ont pas changé sur les questions essentielles : adhésion au marxisme dans sa globalité, critique radicale de la société capitaliste, nature de l'Etat, stratégie du mouvement ouvrier dans la perspective d'une rupture révolutionnaire, buts historiques et, dans une large mesure, problèmes posés à une société de transition.

Dans le contexte où se trouvait le mouvement ouvrier, en premier lieu en Italie, après des défaites majeures ou des reculs, et puisque Gramsci ne pouvait plus participer directement aux luttes sous quelque forme que ce soit et était coupé de son propre parti, l'angle d'approche, les accents, la tonalité de ses écrits ne pouvaient pas de toute évidence rester les mêmes qu'avant : d'où la place qu'occupent les problèmes de méthode, les analyses et les synthèses historiques, les réflexions stratégiques d'ensemble. Mais, même si on tient compte de tout cela, la thèse qui affirme que le Gramsci des Cahiers est qualitativement diffèrent du Gramsci de l'Ordine Nuovo, et encore plus celle qui prétend qu'il aurait anticipé les idées et les orientations du PCI d'après la Seconde Guerre mondiale, sont tout simplement indéfendables. Chez certains, elles révèlent une ignorance profonde du sujet (et on peut être ignorant tout en ayant une connaissance minutieuse des textes), chez d'autres, elles ne sont qu'une mystification idéologique au sens strict du terme, c'est-à-dire qu'elles prétendent se placer sur le terrain de la théorie pour justifier en fait une pratique.

Troisièmement, si Gramsci a toujours maintenu son indépendance de jugement, il n'a pas hésité à critiquer la politique de son parti et de l'Internationale communiste, n'a pas succombé au stalinisme, cela est dû, outre qu'à ses convictions communistes, à son honnêteté intellectuelle et à son intégrité morale. Soit dit en passant, c'est justement sur ce terrain que se situe la différence entre Gramsci et Togliatti, Gramsci étant à proprement parler l'anti-Togliatti. Mais le fait que Gramsci a été en prison pendant les années décisives de la dégénérescence du Komintern a pu le mettre objectivement à l'abri de toutes les contraintes et les pressions exercées par les appareils staliniens.

Le prix qu'il a payé à son isolement est quand même lourd. Ses analyses et ses généralisations s'en ressentent : car il n'est possible pour personne de donner des réponses exhaustives à des problèmes brûlants et historiquement nouveaux sans avoir aucune activité pratique, sans un lien avec des mouvements de masse et en dehors de tout cadre organisationnel. En plus de la dégradation progressive de sa santé, c'est cet isolement qui empêcha Gramsci de continuer à esquisser ses réflexions théoriques et stratégiques au cours des deux dernières années de sa vie, alors que se produisaient des événements majeurs comme la crise révolutionnaire en France, la montée du Front populaire et le commencement de la guerre civile en Espagne, les premiers procès de Moscou, sans parler de ce qui se passait en Chine.

Après avoir eu recours pour toute une période à des versions apologétiques voire des falsifications, les historiens du PCI ont dû finalement admettre que les liens de Gramsci en prison avec son parti ont été ténus au début et ont cessé presque complètement ensuite. Voilà une confirmation supplémentaire qui montre que la bureaucratisation des partis communistes n'a pas constitué une évolution « naturelle » du léninisme vers le stalinisme, comme le prétendent les adversaires du marxisme et du mouvement ouvrier, mais qu'elle n'a été possible que par des ruptures dramatiques. Nous avons déjà mentionné l'expulsion en 1930 de trois membres du bureau politique du PCI, et l'on sait les ravages que la dictature stalinienne a provoqués parmi les communistes italiens qui s'étaient réfugiés en Union soviétique pour échapper au fascisme. Le calvaire de Gramsci est un autre élément du tableau : pour s'adapter au stalinisme, le PCI a dû rompre avec l'un de ses fondateurs et son principal dirigeant, garder le silence sur les divergences de celui-ci avec la direction du parti et du Komintern, cacher les informations qu'il avait reçues sur ses positions, mentir dans les éloges funèbres en présentant Gramsci comme un fidèle disciple de Staline, traiter avec peu de scrupules ses Cahiers (39).

Au début des années trente, Gramsci avait adopté une attitude analogue à celle de l'Opposition de gauche sur une question capitale dont l'enjeu fût, en dernière analyse, l'avènement d'Hitler au pouvoir en Allemagne. Nous ne savons pas dans quelle mesure Gramsci avait eu écho des positions de Trotsky et de son courant. Il est sûr qu'il n'en avait pas une connaissance directe et complète39. Mais il avait assimilé l'expérience de l'Internationale communiste et de sa direction à une époque riche d'événements majeurs et de débats théoriques fondamentaux, et c'est dans ce creuset qu'il avait parachevé sa formation. C'est pourquoi, en utilisant les mêmes critères et les mêmes références, il a pu tirer des conclusions analogues à celles de l'Opposition à l'égard du cours aberrant que Staline et le Komintern bureaucratisé imposèrent par tous les moyens.

Un parallèle plus général peut être établi. Qu'est ce qui est encore valable parmi tout ce qui a été élaboré par les différents courants du mouvement ouvrier dans les années trente ? Certainement pas ce qu'ont produit les dirigeants et les théoriciens sociaux-démocrates, même les plus respectables comme Otto Bauer, ni ce qu'ont écrit les dirigeants des partis communistes stalinisés. Ce qui nous reste, c'est, en dernière analyse, le legs de ces deux dirigeants politiques et théoriciens, Gramsci et Trotsky, l'un enfermé dans une prison et obligé d'écrire pour lui-même dans l'isolement, l'autre banni de son pays et impitoyablement persécuté, continuant sa lutte dans des conditions de plus en plus dures et ne disposant que de moyens absolument dérisoires. Nous n'allons pas annexer Gramsci au trotskysme en oubliant ce que nous venons d'expliquer nous-mêmes. Toujours est-il que la question se pose : si l'on considère tous les courants du mouvement ouvrier international depuis le début du siècle jusqu'à ce jour - réformisme classique, kautskysme, luxembourgisme, austromarxisme, centrisme des années trente, titisme, maoïsme, castrisme ou guévarisme, eurocommunisme, néo-réformisme, trotskysme ou marxisme révolutionnaire -, avec lequel de ces courants Gramsci a-t-il l'affinité la plus grande ? La réponse ne fait pas l'ombre d'un doute, ce sont les marxistes révolutionnaires qui ont le droit et le devoir de revendiquer l'essentiel de l'héritage d'Antonio Gramsci.

Mars 1987, Quatrième Internationale, n°24 avril 1987

1. L'un des principaux dirigeants et théoriciens du PCI, Emilio Sereni, a voulu quand même marquer sa fidélité stalinienne inébranlable en mettant sur le même plan les notes de Gramsci et les idées exprimées par Jdanov, notamment dans son rapport — que Sereni caractérise comme « fondamental » — sur l'« Histoire de la philosophie par Aleksandrov » (voir Scienza, marxismo, cultura, Edizioni sociali, 1949, p. 154 et 168). Des notes des Cahiers indiquent clairement que la conception de l'art qu'avait Gramsci n'avait rien à voir avec celle de Jdanov (voir, par exemple, p. 1793.

2. Une critique allant dans ce sens a été faite dans le recueil Trenti anni di vita et di lotte del PCI, paru en 1951.

3. Nous reprenons largement ici les analyses que nous avions formulées en 1954 dans notre livre Actualità di Gramsci e politica comunista, Schwarz, 1954), qui pourtant exprimaient jugement erroné sur la situation italienne à l'époque. Les citations sont tirées du volume l'Ordine Nuovo (1919-1920), Einaudi, 1954, et celles des années 1921-1922 du volume Socialisme et fascisme, l'Ordine Nuovo ( 1921 -1922), Einaudi, 1966. Rappelons que l'Ordine Nuovo fut publié pour la première fois comme hebdomadaire le 1" mai 1919. Il devint par la suite quotidien.

4. Une analyse plus correcte à ce sujet est amorcée par Gramsci dans un article du 15 mai 1921 (p. 165). En ce qui concerne son attitude avant le congrès de Livourne, Gramsci estima par la suite que le groupe de l'Ordine Nuovo avait commis une grave erreur en n'attaquant pas avec plus de décision la direction socialiste même au risque d'une expulsion, et en ne formant pas une fraction qui ne fut pas limitée à Turin. Il estima également qu'il avait été erroné de ne pas « donner aux conseils d'usine de Turin un centre de direction autonome, qui aurait pu exercer une influence énorme dans le pays tout entier, de peur d'une scission syndicale et d'une expulsion prématurée du Parti socialiste » (voir La formazione del gruppo dirigente del PCI, Editori Riunini, 1962, p. 180 et 183).

5. Ibid., p. 174.

6. Ibid., p. 151 et 192.

7. Voir, entre autres, un article de Togliatti dans l'Unità, juin 1956. Dans l'interview déjà mentionnée. Natta introduit une différenciation qualitative entre le parti d'avant Lyon et celui d'après Lyon. Selon lui, « à la lumière de l'expérience qui a suivi », on peut parler d'« une véritable deuxième naissance ».

8. Voir le recueil publié sous le titre La construzione del Partilo comunista 1923-1926, Einaudi, 1971, p.488-513.

9. Op. cit., p. 513. En ce qui concerne plus généralement la problématique du gouvernement ouvrier et paysan, voir notre article dans Quatrième Internationale n° 16, mars 1985.

10. Tous les textes que nous avons cités se trouvent dans le recueil La construzione del Partito comunista 1923-1926, respectivement p. 454, 460, 29, 223, 466, 470, 476, 544, 119. Ibidem, p. 278.

11. Voir, par exemple, Vita di Antonio Gramsci, Latema, 1966, par Giuseppe Fiori et, parmi les auteurs du PCI, l'histoire du parti par Paolo Spriano. Nous signalons particulièrement l'excellent livre de Ferdinando Ormea, Le origini dello stalinisme nel PCI, Feltrinelli, 1978.

12. L'importance que Gramsci attribuait aux revendications démocratiques est confirmée par ses allusions à la nécessité de convoquer une Constituante (Convention) en Chine (voir Edizione critica des Cahiers de prison, Einaudi, 1975, p. 559 et 564).

13. Le rapport de Athos Lisa avait été écrit sur la demande de Togliatti, lequel, après l'avoir lu, exigea de l'auteur « de n'en dire un seul mot à personne » (voir Ormea, op. cit., p. 285).

14. Parfois nous traduisons nous-mêmes de l'italien, parfois nous faisons référence à la traduction française. Cahiers de prison, deux volumes, Gallimard, 1978. Dans ce deuxième cas, nous indiquons, outre la page, « édition française ».

15. Voir aussi en ce qui concerne les fonctions économiques de l'Etat, p. 692, La costnizione del Partito comunista, p. 101.

16. En ce qui concerne le bonapartisme, voir notre article « Mexico, su Revoluciôn, su Regimen politico y su Ubicaciôn en el Capitalisme mundial », dans Criticas de la Economia politica, nn. 24-25. Dans cet article, nous exprimons, entre autres, nos doutes sur la caractérisation gramscienne du bismarckisme comme un bonapartisme « régressif».

17. En ce qui concerne les critères pour définir la nature d'un parti et en esquisser l'histoire, voir p. 1630.

18. Ailleurs, Gramsci présente de manière plus pertinente les partis « comme école de la vie étatique » (p. 920).

19. Voir p. 772 et, sous une autre forme, p. 1760. Dans ce dernier passage, Gramsci parle explicitement de « vérité théorique selon laquelle toute classe n'a qu'un seul parti », et il souligne ajuste titre que « lorsque les problèmes principaux sont en jeu, l'unité se forme », mais en fait il envisage, plutôt qu'un seul parti, un « bloc » ou un front unique.

20. A propos du centralisme organique et bureaucratique, voir entre autres p. 1633, 1634, 1650, 1706, 1707. En ce qui concerne la participation active des militants à la vie du parti, voir par exemple p. 236-237, où est souligné le rôle important que pourrait jouer « une couche intermédiaire ». Au même endroit, l'auteur fait à juste titre la distinction entre structure démocratique de l'Etat et structure démocratique du parti.

21. Voir surtout l'excellent essai de Ferry Andersen, New Left Rewiew, n° 100.

22. Ugo Spirito était un philosophe idéaliste qui, à l'époque où écrivait Gramsci, soutenait le fascisme.

23. Les marxistes utilisent le concept d'Etat au sens large lorsqu'ils parlent, par exemple, d'Etat capitaliste ou d'Etat ouvrier.

24. Voir aussi p. 1518-1519 25. Voir aussi une autre référence à Lénine p. 1235. Dans l'article que nous avons mentionné, Perry Anderson rappelle d'une façon assez exhaustive l'utilisation du concept d'hégémonie avant Gramsci.

25. En se référant à un passage de Benedetto Croce, qu'il critique, Gramsci explique que « dans une situation donnée, il peut arriver que la direction politique et morale ne soit pas exercée par le gouvernement légal, mais par une organisation "privée" et même par un parti révolutionnaire» (p. 1223). Dans ce cas, la conquête de l'hégémonie avant la prise du pouvoir aurait donc débouché sur une situation de dualité de pouvoirs.

26. Voir Military Writings, New York, 1969, passim.

27. Notons que Gramsci écrit : « La structure compacte des démocraties modernes, aussi bien comme organisations d'Etat que comme ensemble d'associations dans la vie civile, constitue pour l'art politique l'équivalent des tranchées et des fortifications permanentes du front dans la guerre de positions : alors qu'auparavant le mouvement était "toute" la guerre, etc., elles le réduisent à n'être qu'un élément "partiel". » (p. 1567) (édition française, p. 264, t. II). L'opposition entre guerre de mouvement et guerre de position n'était pas chez lui si absolue que le prétendent la plupart de ses commentateurs.

28. Voir p. 1596, l'opposition de révolution permanente et de dictature démocratique-révolutionnaire.

29. Voir La Révolution permanente, EDI/Gallimard, 1972. Préface.

30. Voir La construzione del Partito comunista, p. 211-212 et 461.

31. Ibid., p. 473.

32. Ibid., p. 473.

33. Voir sa brochure de la moitié des années vingt sur Europe et Amérique et les articles parus dans les Ecrits, 1.1, p. 144, 286-2287.

34. Ibid., p. 130.

35. Ibid., p. 133.

36. Ibid., p. 135.

37. Dans l'esprit des falsifications sans vergogne si courantes à l'époque dans l'article qu'il écrivit à l'occasion de la mort de Gramsci, Togliatti présenta Gramsci comme un disciple fidèle de Staline.

38.En prison, Gramsci chercha à se procurer des livres de Trotsky et notamment ceux de la période de son expulsion d'Union soviétique. De ce que l'on sait, il n'avait pu recevoir, à part Ma Vie, à laquelle il fait explicitement référence, la Révolution défigurée et Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?.

Voir ci-dessus