Le marxisme, le progrès, les sciences : nouveaux regards sur la démocratie
Par Samuel Johsua le Samedi, 13 Juillet 2002 PDF Imprimer Envoyer

La révolution conceptuelle humaniste (dont les prodromes peuvent être situés aux XIémes et XIIémes siècles, pour ce qui nous concerne ici) a-t-elle donc une si grande importance? La réponse est assurément positive, si du moins l'on prend la précaution de la resituer dans son environnement général. La manière nouvelle de concevoir la technique et la science qui prit jour à cette époque est un véritable point singulier dans l'histoire de l'humanité. Non qu'elle n'ait pas des racines dans le passé, ou qu'elle ait surgi du néant ; mais elle a introduit des ruptures sans équivalents avec celles qui ont pu la précéder.

Une fois Dieu expulsé de la nature (ou du moins expédié sur des sphères lointaines), on a pu exiger de celle-ci des réponses à des questions de plus en plus délimitées et précises. Une exigence d'efficacité s'est emparée de la technique, traduite par une volonté de systématisation, de mise à l'épreuve, puis d'évolution.

 

Nulle trace d'une telle exigence dans toutes les sociétés humaines qui ont précédé cette époque. Non que des savoirs techniques n'y aient pas pris corps. Que l'on songe par exemple à l'ensemble des techniques de domestication animales et végétales liées à la révolution néolithique, sur laquelle nous reviendrons plus longuement ci-dessous. Ces savoirs pouvaient être même forts complexes, nécessitant la formation de corps de spécialistes, comme l'arpentage dans l'ancienne Egypte, l'hydrologie en Chine ou chez les Mayas, et les exemples de ce type abondent. C'est même ce qui a conduit nombre d'auteurs à sous-estimer la rupture historique dont nous parlions à propos de la Renaissance européenne. Car ces savoirs sont d'un côté relativement localisés à certains domaines, et de l'autre apparaissent comme très peu évolutifs, au point qu'ils sont caractéristiques au sens propre des civilisations qui leur ont donné naissance.

 

Ainsi certains savoirs décisifs sont parfois connus, mais non utilisés. Les Egyptiens connaissaient la puissance motrice du feu : les prêtres s'en servaient pour faire ouvrir automatiquement (donc "magiquement") les portes du saint des saint quand la fête du Dieu se présentait. Mais durant les trois millénaires que compte - au moins - leur civilisation, on ne relève aucune trace d'une utilisation économique directe de ce savoir. Les Aztèques connaissaient la roue, mais ne s'en servaient pas, etcÉL'évolution des techniques agricoles est incroyablement lente, des innovations décisives comme le remplacement de l'araire par la charrue se perd, puis se manifeste à nouveau, se généralise à pas de tortue. Il n'est pas exagéré d'avancer qu'à échelle humaine, toutes ces sociétés sont immobiles du point de vue de la technique disponible : l'homme y met en oeuvre les mêmes techniques que son père et son grand-père, l'évolution, quand elle a lieu se dispersant sur une gamme de temps hors de portée de la conscience.

 

A l'époque de Descartes au contraire va se généraliser peu à peu une exigence de mise à la question des techniques apparemment les plus éprouvées - laquelle est entre autres à la source de l'explosion des corporations d'artisans - et qui va de pair avec une exigence de pertinence en ce qui concerne les savoirs scientifiques. A cette époque, en effet, techniques et sciences cheminent encore de manière relativement séparée, mais le mouvement d'ensemble est assurément le même. Les élucubrations d'un Léonard de Vinci (qui enthousiasment tant nos contemporains) commencent à être considérées comme étant hors du domaine scientifique. Des appareils imaginés de l'illustre peintre, aucun en effet ne peut matériellement fonctionner (le "parachute", n'ayant pas d'échappement d'air, tuerait à coup sûr l'imprudent qui s'en servirait, "l'avion" n'a pas de moteur pour produire une portance suffisante, et tuerait à nouveau le pauvre Icare, etcÉ). L'imagination brute, les "systèmes du monde" commencent leur descente aux enfers, laquelle se poursuit encore de nos jours. La froide exigence technique commence sa lente emprise.

 

Et ce n'est pas tout. Une deuxième révolution va se produire, de moindre ampleur, mais dont les conséquences sont immenses. Tout d'abord, les savoirs techniques et scientifiques vont se rencontrer, et les premiers passer lentement, mais inexorablement sous la domination des seconds. C'est évidemment une condition indispensable pour la réalisation du programme cartésien d'appropriation rationnelle de la nature, considérée comme un matériau inerte dont les secrets sont percés jour après jour. De plus, le type même de méthodes utilisées pour la production des savoirs scientifiques vont rendre ceux-ci cumulatifs. En ceci, en définitive, réside la différence radicale de nature entre cette science là (c'est-à-dire "la Science" désormais), et les savoirs d'antan. En tendance, les savoirs scientifiques ne sont plus jamais "faux", mais simplement pertinents à un domaine donné : n'en déplaise à la théorie ondulatoire de la lumière, on peut toujours utiliser les lois de Descartes pour comprendre l'essentiel du fonctionnement d'un appareil photo ; ce sont les lois de Newton (et non celles d'Einstein) qui sont utilisées pour calculer les trajectoires des satellites.

 

C'est principalement cet aspect qui est à la base de l'émergence de la notion de progrès. Comment celle-ci pourrait-elle surgir au sein de sociétés perçues comme immobiles par les hommes qui en font partie ? Mais même le mouvement social ne peut à lui seul fonder la notion de progrès. Celle-ci nécessite l'existence d'un axe temporel par rapport auxquels les événements prennent sens, c'est-à-dire sont commensurables les uns par rapport aux autres. A défaut, il s'agira de bouleversements plus ou moins dramatiques, de changements plus ou moins profonds, pas d'une évolution mesurable. Dans le programme humaniste, c'est le développement - réel ou fictif, peu importe ici - de l'appropriation rationnelle de la nature par l'homme, et donc l'aspect cumulatif de celui-ci, qui fonde l'idée même de progrès. On ne soulignera jamais assez, à mon sens, à quel point cette idée est à la fois neuve et consubstantielle aux autres idées humanistes.

 

Dans la description précédente, la perspective est bien sûr complètement écrasée ; elle fait abstraction des grandes différences individuelles entre tel ou tel auteur (la "naissance" de la science moderne tient plus à Galilée qu'à Descartes), elle entrechoque cavalièrement les siècles, et tient beaucoup d'une rationalisation a posteriori. Mais au total, il est sans doute vrai, que l'énoncé du programme cartésien - plus généralement, humaniste - est bien lié à une rupture historique capitale.

 

Néanmoins les marxistes sont bien placés pour savoir que ce programme ne s'inscrit pas seulement - ni principalement - dans la sphère éthérée de l'histoire des idées. Il accompagne bien sûr l'établissement de rapports sociaux tout à fait particuliers qui sont ceux du capitalisme.

 

A ce point, la cause est entendue, et un point de vue complètement nouveau sur l'évolution des sociétés humaines paraît nécessaire. L'humanisme, voilà le pelé, le galeux d'où vient tout le mal!

 

Un petit signal sémantique devrait suffire pourtant à nous mettre en garde. Sauf sous les coups des religieux - et encore -, la critique de l'humanisme, de la raison, du progrès, de l'appropriation de la nature ne vont jamais sans des adjectifs restrictifs. On critiquera la prétention à la domination indéfinie de la nature, la croyance en un progrès linéaire , la confiance positiviste dans le règne absolu de la raison, etcÉ Mais ce tour littéraire cache le raisonnement de contrebande.

 

Nous devrions par exemple être particulièrement prévenus contre une mise en relation trop stricte, de cause à effet, entre des options philosophiques et un devenir social concret. L'adage populaire veut que l'on juge un arbre à ses fruits; mais on sait bien lui que les fruits sont le produit d'un écosystème complexe, et de plus évolutif, dont la nature, disons génétique, de l'arbre n'est qu'un des éléments. S'il est malhonnête de faire comme si une philosophie donnée devait par méthode être exemptée des actions humaines menées en son nom, il l'est tout autant de réduire celles-ci à celle-là.

 

On comprend alors que ce qui apparaît comme un modérateur de vocabulaire dans les formulations condamnant l'humanisme n'est qu'un moyen détourné de trancher sans débat sur l'ampleur des modifications théoriques à lui apporter. Faut-il remettre en cause l'aspect illimité de la domination de la nature, ou tout simplement le fait que l'homme se conçoive comme dominant la nature, quelque soit le degré de cette domination ? Faut-il rejeter la prétention scientiste , ou considérer qu'il n'y a aucun moyen rationnel de trancher entre les modèles scientifiques ("Tout marche", n'importe quel façon de penser est valable, comme l'énonce le chantre du relativisme scientifique, Feyerabend) ? De la même manière, faut-il classer la notion de progrès au rang des armes sanglantes du capitalisme triomphant , ou mettre en cause son aspect absolu ?

 

Poser ces questions n'est pas y répondre. Répondre à l'une dans un sens n'est pas répondre à toutes dans le même sens. Il faut seulement plaider pour un abord prudent et méticuleux de ces questions fondamentales entre toutes, et refuser une bonne fois le terrorisme intellectuel en la matière.

 

Le marxisme, le productivisme, le progrès

 

Les rapports de production dit Marx sont les rapports que les hommes tissent entre eux en vue de s'approprier la nature. De ce genre de définitions, et d'autres semblables, il est facile de déduire que non seulement Marx n'a pas négligé les relations avec la nature, mais qu'elles sont en fait au cÏur de sa méthode. C'est même ce qui le rattache au courant matérialiste.

 

Mais si l'étude des relations avec la nature comme moteur de l'évolution humaine est présente dans maints ouvrages des pères fondateurs, dans celle du fonctionnement du capitalisme, cette question s'éteint presque. Dans Le Capital , Marx décrit dans quelques pages les conséquences destructrices quant à la nature de l'établissement du capitalisme, mais il s'agit surtout d'une charge morale, très loin en tout cas de la mise en relation avec l'éventuel équilibre systémique, ou encore moins avec la finitude des ressources terrestres. On peut même soutenir qu'en réalité, dans Le Capital les contradictions du capitalisme tiennent bien sûr à la lutte des classes, mais surtout à la réalisation de la plus-value, et ne sont en tout cas pas du côté de la production. D'un certain point de vue, le fait que le capitalisme produise pour l'échange et non pour l'usage l'exonérerait pour ainsi dire, au moins méthodologiquement, des difficultés liées à la production matérielle. Autrement dit, si celles-ci existent bien - elles sont d'ailleurs l'enjeu même de l'innovation visant à abaisser le temps de travail nécessaire à la production - elles ne sont jamais par elles-mêmes à l'origine des contradictions majeures du système. Rosa Luxemburg a développé encore plus nettement la même conception, elle qui ne voyait - à tort - de possibilités de fonctionnement du capitalisme que dans la soumission sans fin de systèmes non capitalistes en vue de la réalisation de la plus-value. Quand Marx sort de la description "idéale" du système capitaliste, et s'attaque au côté de la production, il le fait, de façon magistrale d'ailleurs, en étudiant une question non pas matérielle, mais sociale, à savoir le mécanisme de la rente foncière. Dans tout cela, la relation à la nature ne cesse bien sûr d'être présente, mais toujours comme facteur quasi inerte, en tout cas jamais comme facteur décisif.

 

Ceci est non pas atténué, mais renforcé quand on considère la question plus générale du développement des forces productives. Dans le Manifeste déjà, puis d'une manière éclatante dans L'Introduction à la Critique de l'Economie Politique , il est clair qu'à ses yeux ce développement est le principe organisateur qui donne sens (à la fois comme signification et direction) au développement des sociétés humaines, dont la succession des modes de production vient scander les avancées puis les stagnations des forces productives. Comme d'un côté ce développement n'a pas de limites théoriques et que de l'autre la succession des modes de production est symboliquement assimilée au "bien", puisqu'il mène au communisme, on peut à bon droit se demander si Marx (ou au moins ce Marx là, dans ces écrits là) est un productiviste.

 

Il me paraît indispensable d'abandonner à la fois la périodisation de Marx, contraire aux connaissances historiques et ethnologiques actuelles, et toute pétrie de positivisme historique dans sa conviction de tenir "la loi de l'histoire des sociétés humaines". De plus, cette périodisation a à mes yeux le défaut de banaliser à l'extrême la rupture radicale que constitue le surgissement du capitalisme dans l'histoire de l'humanité. "Point singulier" ai-je dit dans ce texte en traitant certains aspects de la question. Si ce que j'avance est vrai, alors il faut aussi admettre que des problèmes qualitativement nouveaux de rapports à la nature peuvent surgir avec le capitalisme.

 

Il s'en suit aussi que le communisme est fils du capitalisme. Non pas du point de vue banal que "ce qui vient après" dépend bien sûr de "ce qui vient avant", mais d'un point de vue tout à fait fondamental. La révolution communiste en détruisant le règne de la marchandise donnera les moyens de placer l'homme face à son destin. Nul ne peut à l'avance être certain du contenu comme de l'ampleur exacte des changements qui en découleront sur les rapports des hommes entre eux et avec la nature. Les historiens du "temps long" ont montré par exemple que "le point singulier" que j'ai fixé par commodité du propos à l'époque de Galilée ne se manifeste dans toute son ampleur qu'à la fin du 19° siècle dans les mentalités des campagnes (Braudel note l'existence de crises de subsistances "d'Ancien Régime" encore à la vieille de la 1° guerre mondiale dans certaines régions françaises).

 

Quant à déterminer la nature in fine des changements que provoque le mouvement des sociétés, prudent, Engels notait que si les hommes produisent bien leur histoire, ils le font dans des conditions qu'ils ne dominent pas (pas toutes faudrait-il préciser) si bien que les résultats obtenus ne correspondent pas à leur projet conscient. La rupture humaniste est bien allée de pair avec la représentation d'un temps cyclique opposée à un temps linéaire. La physique, en son second principe, paraît assurer la domination définitive du second. Dans les théories du Big Bang, le temps naît et se développe selon une flèche à sens unique, du moins pour encore quelques bons milliards d'annéesÉ A l'échelle des temps géologiques, il en est de même ; tout bouge, évolue, les espèces vivantes comme les continents, mais sans que la nature daigne nous faire savoir d'une quelconque manière quel est son fameux point d'équilibre. Les travaux du paléontologiste Stephane Jay Gould ( dans sa fameuse théorie des équilibres ponctués) montrent de plus qu'il est vain de chercher une quelconque réalisation d'un programme préétabli (un " progrès " donc en ce sens) dans les mécanismes évolutifs darwiniens. La proximité de cette remarque avec ce que nous enseigne la théorie physique du chaos est aveuglante. Dans beaucoup de cas, on peut calculer avec une certitude raisonnable l'évolution d'un système sur un certain terme de temps sans rien pouvoir prévoir sur son évolution au delà de ce terme. Les théories physique du chaos ne nous assurent une stabilité de l'orbite terrestre que pour quelques misérables cent millions d'années! 

Incertitude et relativisme

Mais de ce qu'on ne puisse disposer d'une " loi de l'histoire ", donc d'une flèche du temps et du progrès univoques, certains en déduisent que l'on est privé de tout outil rationnel de comparaison et de classement des événements et des théories. C'est le relativisme, de plus en plus revendiqué par les penseurs post-modernes. Le relativisme auquel conduit l'approche dite de la " sociologie des sciences ", dans son " programme fort " est encore plus ambitieux. De ce " programme fort " de la sociologie des sciences du milieu des années 70, les auteurs de cette école retiennent surtout le " principe de symétrie ", qui refuse tout anachronisme dans l'histoire des sciences. Un même traitement doit être appliqué pour le vrai et le faux, et il faut refuser de convoquer la suite de l'histoire " jugée " quand on s'interroge sur la manière dont se closent les " controverses scientifiques ". Ce point de vue s'est révélé extrêmement fécond, en rompant avec une vision d'une science se déroulant dans le strict domaine des idées, une vision idéaliste d'une pratique sociale en fait bien concrète, qui est celle de la production des faits scientifiques. Le scientifique a pu être saisi dans cette sociologie dans son lieu de production, le laboratoire, dans le réseau serré qui le lie aux collègues (ou concurrents), aux instruments, aux textes, aux financements, aux pressions politiques et sociales, etc (4 ; 5).

Cette séduisante approche matérialiste laisse pourtant échapper deux questions décisives.

 

Tout d'abord, si elle nous dit comment le scientifique produit des faits scientifiques, elle ne nous dit rien sur le contenu (ce que permettrait le principe de " causalité ", selon lequel le contenu d'une théorie est " explicable " par le contexte, principe présent dans le programme " fort " initial, abandonné de fait par la suite, mais qui fait un retour idéologique dans le durcissement postmoderne récent). A quel problème répond donc une production scientifique? Admettons que ce problème lui même soit produit par le réseau. N'y a-t-il donc aucun critère extérieur au réseau qui permette de juger de la pertinence à la fois du problème et de sa " solution "? Le silence sur cette question est assourdissant en sociologie des sciences, bien qu'une petite musique se fasse entendre désormais avec insistance pour répondre qu'effectivement tout est interne au réseau, ou à des réseaux de réseaux. D'où le relativisme. Latour affirme : " Certes l'occidental peut croire que l'attraction universelle est universelle même en l'absence de tout instrument, de tout calcul, de tout laboratoire ", et il a raison de critiquer le positionnement idéaliste que cela suppose. Mais il ajoute " Éce sont là des croyances respectables que l'anthropologie comparée n'a plus à respecter ". Et là, il a tort. " L'attraction universelle " n'est pas une description de la nature prise en bloc, mais un modèle théorique pour un problème abstrait. Chaque fois que ce problème abstrait pourra être repéré, ce qui suppose sans doute " instrument, calcul, laboratoire ", mais où que ce soit et quand que ce soit, le modèle sera bien universellement valide, jusque dans ses limites mêmes. Ainsi que les conséquences techniques qui peuvent lui être rattachées : le vol de l'avion change-t-il selon qu'il survole Paris ou une tribu Navajo?

 

L'autre question, plus importante pour le sujet qui nous occupe, concerne la nouveauté de ce type de fonctionnement scientifique. Le relativisme de plus en plus revendiqué par les " postmodernes " va souvent de pair avec la négation acharnée du changement, et encore plus de la révolution. Véritable obsession chez les auteurs conservateurs, cette négation est toujours fortement présente chez les autres. Foin de tous ces fantasmes de " révolution scientifique " nous dit Latour. Tout est affaire de réseaux. Tout au plus consent-il à reconnaître que les sociétés " occidentales " sont marquées par l'existence de " réseaux longs " (par lesquels transite l'influence scientifique), i.e. plutôt en chaînes linéaires, qui ont tendance à se prolonger partout. Les autres sociétés ont plutôt des " territoires ", i.e. plutôt des réseaux bouclés sur eux-mêmes. Voilà tout.

 

Voilà tout? C'est évidemment décisif. Il n'y a pas différence de nature entre les deux dit Latour. Argument on ne peut plus forcé! L'argument est aussi solide que de dire que puisque nous partageons 98% de nos gènes avec les chimpanzés, il n'y a pas de différence " qualitative " entre nous et eux. C'est vrai que d'un certain point de vue - paléontologique par exemple - nous sommes forts proches. Mais il est absurde d'opposer cette évidence à ceux qui cherchent ce qui nous en différencie! De la même manière, les humains restent des humains, par delà les temps, les montagnes et les océans. Et leurs sociétés sont bien plus proches que différentes. Ce qui, par parenthèses, explique qu'elles puissent communiquer entre elles, ce que les relativistes " culturels " n'admettent que du bout des lèvres, si même ils l'admettent, comme on peut le voir chez Rorty, ou chez Tobie Nathan qui affirme : " Il faut favoriser les ghettos, afin de ne jamais contraindre une famille à abandonner son système culturel ". Mais en quoi cette humanité partagée, cette proximité manifeste, règlent-elles l'interrogation sur la portée des différences introduites par l'approche scientifique moderne, différences dont l'existence propre ne peut être niée, et ne l'est d'ailleurs pas par Latour? N'y a-t-il rien dans les contenus scientifiques qui leur permettent de s'imposer en " réseaux longs "? Nous n'avons jamais été modernes dit Latour. Pas de modernité, pas de révolution qui lui soit attachée, ni scientifique, ni idéologique, ni sociale. Alors, juste quelques soubresauts sanglants et inutiles peut-être ici ou là?

 

Comme chez tous les relativistes, cette position fait irrésistiblement penser à la dénégation en psychanalyse. Cette volonté farouche, parfois fortement et finement élaborée au plan intellectuel, de nier l'existence même de ce qui effraie. En tout état de cause, si Latour avait raison, inutile de s'interroger plus avant sur le contrôle d'une pratique sociale sans efficace particulière. Le surgissement des sciences ne poserait aucun problème social nouveau. Qui peut admettre une telle conclusion? Pas Latour lui-même qui consacre des pages entières à ce problème. La dénégation se traduit ainsi classiquement par des symptômes irrépressibles de prise en compte de ce que l'on s'attache à nier avec acharnement.

 

L'imbrication des sciences et de la société

 

C'est bien ce que met en évidence le débat ouvert par le canular de Sokal. D'où vient alors que le livre de Sokal et Bricmont produise un certain malaise chez ceux qui ne sont guère suspects de sympathie pour le postmodernisme? Cela tient sans doute au mélange des genres. Ils affirment haut et fort qu'ils n'ont pas compétence pour juger globalement des écrits des auteurs qu'ils critiquent, au delà justement des emprunts indus aux sciences. Mais, malheureusement, leur livre est rempli de commentaires de biais, de notes, de phrases assassines qui indiquent sans risque d'erreur que c'est bien le contenu d'ensemble qui est visé. Le problème n'est pas ici dans leurs charges parfois bienvenues contre les " postmodernes ". Elle est dans la méthode, qui non seulement regroupe dans la critique des auteurs fort divers (parfois d'une manière simplement injuste, comme dans le cas de Derrida), mais surtout qui prétend le faire au nom d'une saine (et unique?) méthode " scientifique ". Comme si les voies d'accès à la connaissance que représentent les sciences, qu'ils défendent avec raison et ardeur contre le subjectivisme à la mode, étaient les seules possibles, les seules à pouvoir exhiber de leur pertinence. Sans vouloir jouer au jeu commode des miroirs, on peut avancer qu'ils succombent là, peu ou prou, aux mêmes facilités que leurs adversaires.

 

Mais là n'est pas encore le principal. Il est sans doute dans la question suivante : existe-t-il une propriété exclusive des sciences par leurs producteurs? Sokal y répond négativement, en tolérant par exemple des emprunts " poétiques ". Mais on est ici loin du compte. Si l'on veut bien abandonner le cas de ces grands intellectuels qui se servent de ces emprunts comme de la poudre aux yeux, il reste le problème bien plus important de l'impact social général des sciences. Car nous sommes confrontés à un problème complètement nouveau : celui de la projection de la science comme ingrédient principal d'un débat social majeur, qui dépasse les questions traditionnelles de son financement et de son application, mais exige inévitablement une incursion dans leur contenu même. C'est ce que sous-estiment Sokal et Bricmont, et qui apparaît clairement dès que l'on aborde par exemple des questions de santé, d'écologie, de climatologie. Jusque là en effet, quoiqu'on ait pu en dire, la science est restée marginale dans le débat social. La plupart du temps, sa présence, même massive, était liée à un statut d'appoint pour des questions qui la dépassaient largement. Toutes les nouvelles théories scientifiques ont donné lieu à un renouvellement de la réflexion philosophique, ont tenu lieu de bases arrières dans des polémiques idéologiques féroces, mais ces théories ont été sans influence directe sur les choix sociaux. Jamais comme aujourd'hui la réponse à des questions scientifiques n'a été si directement liée à des choix décisifs engageant l'avenir d'une manière globale. Or, si l'approche scientifique qui gouverne les domaines dont traite Sokal ne couvre qu'une toute petite partie de la pratique sociale humaine, il est dangereux de demander à cette approche seule la réponse aux questions qu'elle pose pourtant réellement à la société. Il n'y aura pas de contrôle " scientifique " de la science. Ce contrôle, s'il existe, devra prendre des références, des points d'appui, en dehors d'elle.

 

C'est ce que Sokal et Bricmont négligent, tout à leur lutte contre la haute intelligentsia. S'ils " interdisent " à cette dernière le droit de dire des bêtises au plan scientifique (et c'est vrai qu'elle a tendance à en abuserÉ), ils " l'interdisent " à tout le monde. Est-ce bien ce qu'ils souhaitent? Que certains, tout à leur furie de destruction des idoles et à force de vouloir montrer qu'il n'y a rien de particulier aux savoirs scientifiques, en arrivent seulement à montrer qu'ils n'y connaissent particulièrement pas grand chose est un côté de la question. Il ne doit pas masquer le problème, bien plus aigu et contradictoire, de l'imbrication des sciences et de la société.

 

Le débat scientifique comme débat social

 

C'est que cette question est tout sauf simple. Ainsi, même si le contrôle des sciences ne fait pas partie des sciences es qualité, il est aisé de comprendre que la question de son impact social serait grandement facilitée si la maîtrise des contenus scientifiques était plus répandue. Une société composée de citoyens de haut niveau scientifique, voilà l'idéal. Mais il est tout aussi aisé de se rendre compte qu'on en est loin, et pour des raisons qui ne tiennent pas toutes aux difficultés à améliorer l'enseignement scientifique de nos écoles. La première tient à l'explosion des productions scientifiques. Il y a aujourd'hui plus de scientifiques au travail que le nombre cumulé de scientifiques décompté depuis le début de l'humanitéÉCela se traduit par une production que personne ne peut dominer d'un point de vue intellectuel. Cela va de pair avec une spécialisation toujours accrue des disciplines. Il y a là une tendance lourde, jamais démentie depuis quatre siècles, et qui tient à la nature profonde des démarches scientifiques lesquelles multiplient les découpages théoriques des objets étudiés. Elles y gagnent en pertinence, mais y perdent en maîtrise d'ensemble. Les auteurs ne manquent pas, parmi les plus respectables et les plus prestigieux, qui appellent de leur vÏu un retournement de tendance, la fin de l'émiettement sans fin. Mais ce retournement, s'il se produit un jour, n'est pas pour demain.

 

Il est bien vrai pourtant que régulièrement les exigences scientifiques elles-mêmes conduisent à des points de vue plus globaux dans tel ou tel secteur. C'est le cas pour l'écologie à ses origines, ou pour la physique dite du chaos, par exemple. On croit alors tenir ce retournement de tendance, pour s'apercevoir bientôt que des disciplines nouvelles sont tout bonnement venues s'ajouter aux anciennes, évoluant vers une haute technicité, une grande spécialisation, qui leur donnent leur cachet. L'hyper-spécialisation croissante de la science rend difficilement imaginable une maîtrise technique universelle de chacune de ses parties (il n'y a qu'à voir les exemples plaisants épinglés par Sokal). Si bien que nous voilà rendus au point suivant : il y a un enjeu social fondamental à la maîtrise des sciences ; cette maîtrise ne peut s'exercer de l'intérieur des sciences seules ; elle exige une acculturation que l'École donne déjà, et pourrait donner encore mieux, en étant malheureusement assurée toutefois de perdre la course de vitesse engagée avec l'explosion de la production scientifique et sa spécialisation apparemment sans fin.

 

D'un autre côté, il est bien sûr exclu de laisser aux " experts ", et à leurs " réseaux ", pour parler comme Latour, la responsabilité des choix à opérer. N'en déplaise aux spécialistes, non seulement nul ne peut empêcher le peuple de se saisir d'une question scientifique, surtout si elle le concerne directement, mais c'est une nécessité démocratique fondamentale. Mais ici, on bute sur une difficulté immédiate : le principe du débat démocratique n'est pas celui du débat scientifique. On ne décide pas de la validité d'une théorie par le vote d'une Assemblée. Il en découle une deuxième difficulté : dans ce domaine, le doute est la règle ; la certitude absente. D'où la conclusion qui paraît s'imposer : quand des questions scientifiques sont constituées en questions sociales - ce qui arrivera de plus en plus souvent dans l'avenir - la responsabilité du choix doit être remis à des citoyens incompétents dans le domaine précis où doit s'exercer leur choix, avec le risque permanent de se tromper.

 

Le doute est la règle. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait pouvoir disposer de critères de choix d'un niveau de certitude plus élevé que celui de la question en discussion considérée pour soi. Où trouver ces critères? Pas dans la science seule. Dans la morale ou l'éthique alors? Pas plus, et ceci au moins pour deux ordres de raisons. Le premier type d'arguments tient en ceci qu'il faudrait déjà que puisse être produit un système de valeurs " morales " autosuffisant. On ne le trouvera nulle part. Ou alors, il faudra supposer un système social peu mobile, assez stable, pour que cette stabilité apparaisse comme " naturelle " et permette de dégager un espace où se déploie une morale per se, justement parce que le consensus social préexiste. Or, et c'est justement le deuxième ordre de raisons, le développement des sciences conduit à un renouvellement permanent et rapide du cadre où doit se déployer la dite morale. Si bien que la base que l'on croyait assurée à partir de laquelle porter jugement sur les sciences apparaît au contraire elle même mouvante, et en partie déterminée par les sciences, c'est-à-dire par l'objet du jugement à porter.

 

Il y a donc peu ou pas d'espoir à fonder dans la morale prise comme cadre de règles fixes de jugement. Que reste-t-il alors? La politique. La prise en charge par les hommes et les femmes de la vie de la Cité. Le conflit entre des groupes de non-compétents, ou, pour être plus précis, avec des niveaux de compétence différents, puisqu'il est nécessaire de répéter ici avec force que " tout ne se vaut pas ". Des groupes qui débattront à partir de leurs intérêts propres, de leurs points de vue propres, de leurs conservatismes et de leurs espoirs. Qui créeront les critères de leurs jugements à partir de leur être social, des critères légués par le passé d'un côté, et de ceux issus du débat lui-même, toujours renouvelé. C'est ici que la question du " progrès " peut être reprise à nouveau frais. L'abandon d'une voie unique et universelle qui conduit au " progrès " peut laisser subsister les espaces sociaux où se manifestent des " progrès " le long d'une chaîne temporelle propre (que ce soit dans le domaine de telle ou telle science ou technique ou dans d'autres Ïuvres humaines), avec des éléments de rationalité spécifiques et des modes de validation propres. La question, nouvelle au regard d'une certaine tradition marxiste (et certainement en tout cas au regard de l'humanisme cartésien et de ses successeurs) est qu'il n'existe pas de niveau " métasocial " , d'où une combinaison, une articulation de ces espaces pourrait être pensée à coup sûr. Seul l'espace politique (et, si l'on suit Castoriadis, ses capacités instituantes) peut être le lieu où se construit momentanément une mise en jonction. On comprend alors que toute unidimensionnalité (celle de la science ou celle du marché), en détruisant par décret la question même de la mise en jonction, détruise aussi l'espace démocratique, en privant alors inévitablement des pans entiers de la société, des actions et des oeuvres humaines de la possibilité d'une jonction.

 

Quelques commentaires doivent accompagner cette pétition de principes. Premièrement, cette position suppose qu'une démocratie généralisée ne conduira pas à une explosion des rapports entre groupes sociaux, selon leur répartition géographique, générationnelle, sexuelle ou autres, et, partant, ne conduira pas à l'imposition d'un choix du dehors de la masse du corps social. C'est ce qui renforce la nécessité d'une réflexion quant à l'organisation de l'espace politique qui rende cette démocratie possible.

 

En ce qui, concerne plus spécialement le rapport aux sciences,, il faut aussi espérer que dans le cours même du débat, les experts ne seront pas dominants du seul fait de leur expertise. Pour cela, il faut d'abord compter sur le débat et la confrontation déjà entre groupes " d'experts " différents (issus des " réseaux " décrits par les sociologues des sciences), ce qui est une façon d'admettre que l'expertise, bien que tout à fait réelle, puisse n'être pas synonyme de vérité, et donc d'autorité sans appel. Il faut de plus que l'incompétence inévitable des citoyens ne soit pas synonyme d'inculture. D'où l'importance décisive de l'acculturation produite par l'École, et d'un changement culturel dans le rapport aux sciences et techniques. Cela conditionne à son tour le fait que l'incompétence puisse s'amenuiser dans le cours même du débat, au moins sur les problèmes en discussion. Ceci, loin d'être une utopie, est bien la réalité manifestée par tous les mouvements sociaux qui se sont saisi en profondeur de questions où les modèles scientifiques apparaissaient comme éléments centraux du débat.

 

Troisièmement, il faut tenir compte du fait que ce genre de débats agit comme un ralentisseur des prises de décision. Evidemment, il y a des cas où on souhaiterait légitimement plutôt une rapidité maximale. Mais d'un côté il n'est pas toujours acquis que la pression démocratique n'aide pas à un meilleur positionnement des préoccupations, même dans l'urgence, comme le montre le cas de la recherche multiforme contre le SIDA. De l'autre, les cas d'urgence véritables sont plutôt rares. Le ralentissement provoqué par le contrôle démocratique des sciences devrait alors être considéré comme un moyen, en même temps qu'un symptôme, du refus de l'accélération anarchique du développement de la maîtrise de la nature.

 

Quatrièmement, la question se pose de savoir si ce fonctionnement démocratique est possible alors que la " loi des marchés " et l'idéologie ultra-libérale se font universelles. La réponse, on le voit tous les jours, est malheureusement négative, si du moins on a de la question une vision ambitieuse. Mais c'est qu'en l'occurrence la contradiction entre incompétence obligée du plus grand nombre et développement des sciences, est recouverte, sans s'annuler pour autant, par les contradictions socio-économiques. Mais de cela on peut déjà tirer la conclusion que la disparition de la toute puissance de la logique marchande ne signifierait ni la fin de l'histoire, ni la fin de la politique, du moins en ce qui concerne la question abordée dans cet article. Le reste à dire vrai nous fait entrer de plain-pied dans le débat général sur la place de l'extension des espaces de démocratie pour la subversion du système dominant. Sans la mythifier en aucune manière, il me paraît clair qu'elle y participe pleinement. Mais qui en a jamais douté?

 

 

Références:

Callon M. (Dir.), 1989, La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques. Paris, La Découverte.

Feyerabend P.K., 1979, Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance. Paris, Le Seuil.

Latour B., 1991, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. Paris : La Découverte.

Nathan T., 1994, L'influence qui guérit. Paris, Odile Jacob.

Pestre D., 1995, pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques. Annales Histoire et Sociologie des Sciences, 3, 487-522.

Rorty R, 1994, Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF.

Sokal A. et Bricmont J., 1997, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob.

Stengers I., 1993, L'invention des Sciences Modernes. Paris, La Découverte.

Bensaïd D, 1997, Le pari mélancolique, Paris, Fayard. 

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