Démocratie et socialisme
Par Oskar Lange le Dimanche, 20 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Oskar Lange, économiste polonais (1904-1965), social-démocrate de gauche au début des années 1930, émigré aux États-Unis en 1934, est surtout connu pour ses écrits sur la planification socialiste et sur l’économétrie. L’article que nous reproduisons ici (traduit du polonais) a été écrit en anglais pour l’organe du Parti socialiste américain, The Call, en mars 1940, sous le titre What Socialism means to me ? (Comment je comprends le socialisme). Bien que dès son retour en Pologne, en 1948, Lange ait été un membre de la nomenklatura et que la publication de ses Œuvres ait commencé de son vivant, il aura fallu attendre 1990 et l’effondrement du régime post-stalinien polonais (et de la censure), pour que cet article (et bien d’autres) puisse être porté à la connaissance du lecteur polonais. Malgré son caractère « daté » et adressée clairement à un lecteur nord-américain, la réflexion de Lange sur la démocratie, le capitalisme et le socialisme nous semble féconde et actuelle. « Un autre monde est possible » dites-vous ? Mais lequel ? Versons donc ces quelques pages jaunies au débat… Jan Malewski.

Le socialisme — tel que je le comprends — consiste à organiser les processus sociaux de manière à ce qu’ils servent les intérêts de tous et non ceux d’une minorité privilégiée. Il s’agit donc d’un certain but et d’une certaine méthode d’activité de la société industrielle moderne et non d’une recette toute prête, valable pour toutes les époques et dans toutes les circonstances. Le but du socialisme c’est le développement le plus complet des formes démocratiques de vie, car c’est seulement en les soumettant au contrôle démocratique et à une direction démocratique qu’on peut empêcher la déformation des fonctions sociales dans l’intérêt d’une minorité privilégiée. La méthode du socialisme consiste à soumettre les problèmes sociaux à une analyse scientifique rationnelle, à tirer de cette analyse des conclusions sans tenir compte des préjugés et des dogmes établis, à réaliser enfin ces conclusions sans tenir compte des privilèges, quels qu’ils soient, qui peuvent exister.

Le but démocratique du socialisme signifie l’abolition des privilèges sociaux. Sous ce terme je comprends la restriction de l’accès à des faveurs — économiques, politiques, sociaux et culturels — à un groupe donné et l’exclusion simultanée de la possibilité d’en bénéficier des autres. Le privilège social c’est donc d’accorder à un groupe constitué le monopole de certaines faveurs. A mon avis, le plus grand mérite du socialisme c’est d’avoir découvert la corrélation entre divers privilèges sociaux. Le socialisme a démontré comment les privilèges économiques créent les privilèges politiques et — réciproquement — il a également démontré comment les privilèges raciaux ou nationaux sont liés à toute sorte de privilèges économiques et politiques.

Les illusions des libéraux bourgeois

Le socialisme a balayé les illusions des libéraux bourgeois, qui croyaient, que la véritable démocratie politique pouvait exister dans un monde entaché de profondes inégalités économiques et sociales. Dans une société où existent d’importants privilèges sociaux du fait de la concentration de la propriété et du contrôle de l’industrie, du fait de la naissance etc., il y a également une inégalité de puissance politique, ce qui limite et déforme le fonctionnement des institutions politiques démocratiques. Ainsi la démocratie politique est limitée dans la société capitaliste par l’existence et l’étendue d’immenses privilèges économiques. C’est justement à cette déformation et à cette limitation que pensent les socialistes lorsqu’ils parlent de démocratie « capitaliste » ou « bourgeoise ».

Mais le socialisme signifie aussi que la démocratie industrielle et économique ne peut exister sans démocratie politique. Si le contrôle démocratique et un système démocratique de gestion manquent, le pouvoir politique devient un certain privilège et il conduit à privilégier économiquement et politiquement ceux qui exercent le contrôle politique. Ce fait a toujours été souligné par les socialistes, qui s’opposaient aux variantes aristocratiques (par exemple le « socialisme » des tories) et bureaucratiques (par exemple le « socialisme » étatique) du « socialisme », dont les partisans promettaient la démocratie industrielle et économique en voulant en même temps préserver le monopole du pouvoir politique dans les mains d’un groupe de favoris.

Plus récemment les socialistes avaient signalé la même chose aux communistes, qui pensaient, que la démocratie industrielle et économique pouvait être construite en offrant à un seul parti politique le pouvoir dictatorial dénué de tout contrôle. Les expériences tragiques des nations de l’Union soviétique ont clairement démontré la justesse des opinions socialistes.

Démocratie universelle

La démocratie économique et politique ne peut pas non plus exister en l’absence de démocratie dans les rapports entre les nations et entre les races. La domination politique d’une nation sur une autre ou d’une race sur une autre doit en fin de compte conduire à l’apparition de toute sorte de privilèges économiques et culturels limités aux membres de la nation ou de la race dominante et réciproquement. Qui plus est, la domination politique ou économique d’une nation sur une autre ou d’une race sur une autre, en limitant les droits démocratiques des nations (ou races) dépendantes et en créant les privilèges sociaux de la nation dominante (ou de la race dominante), produit également la tendance à limiter la démocratie et à introduire des privilèges sociaux au sein même de la nation dominante (ou de la race dominante). Cela met en lumière le caractère illusoire des slogans du « socialisme » national, qui promettent plus d’égalité économique et sociale, fondée sur l’exploitation des autres nations et races, et qui sont employés par l’impérialisme et le fascisme comme appât pour obtenir le soutien des masses.

Un privilège social en fonde donc d’autres. C’est pourquoi une démocratie partielle est impossible. Si la démocratie doit vraiment exister, elle doit être universelle. Elle doit être une démocratie non seulement industrielle et économique, mais aussi politique, elle doit exister aussi bien dans les relations internationales et inter-raciales qu’au sein de chaque nation. Si on la remet en cause en partie, on met en danger les autres domaines. La démocratie est indivisible — telle est l’attitude fondamentale du socialisme contemporain. L’indivisibilité de la démocratie apparaît le plus clairement dans l’histoire de l’actuelle démocratie politique. Le terme « démocratie bourgeoise » exprime bien les limites et les déformations, que subit la démocratie politique dans le système capitaliste, mais il n’éclaire pas sa genèse. La démocratie politique contemporaine est presque partout issue de la lutte des classes travailleuses contre les privilèges sociaux douloureux pour elles. Le droit de vote universel, fondement de la démocratie politique contemporaine, a été arraché dans l’Amérique de l’ère pré-Jacsonnienne après de lourdes luttes des fermiers et des ouvriers agricoles, en Angleterre par la pression de la classe ouvrière, sur le continent européen par toute une série de révolutions et de luttes ouvrières.

Cette victoire de la démocratie politique constituait une partie du large front de lutte menée contre toute sorte de privilèges sociaux. La démocratie politique ne peut fleurir que tant que perdure l’orientation vers la démocratie économique et industrielle. Mais à partir du moment ou les privilèges économiques et les forces du capitalisme des grands monopoles ont conquis le terrain, les racines de la démocratie politique ont été affaiblies. Lorsque la société cesse de se développer en direction de la démocratie économique et industrielle, elle devient une proie facile pour le fascisme. Le principe de l’indivisibilité de la démocratie, mis en avant par le socialisme, nous enseigne qu’il n’est possible de préserver la démocratie politique qu’en l’élargissant et en l’employant pour gagner la démocratie industrielle et économique.

Que signifie la démocratie ?

La démocratie économique signifie l’utilisation des ressources productrices dans l’intérêt de tous. Cela implique que chacun doit avoir le droit de choisir, dans les limites de ses revenus, ce qu’il veut consommer et quand il le veut, et aussi qu’on ne doit tolérer aucune inégalité des revenus en dehors de celles qui sont indispensables pour garantir le maximum de la productivité. Cela signifie de plus, que la production doit être organisée selon le principe de l’utilité sociale, c’est-à-dire de manière à procurer les biens et les services en fonction de leurs coûts sociaux et non — comme c’est le cas dans le système capitaliste — en fonction de la maximalisation du profit privé (ou collectif) des personnes (physiques ou morales) qui en sont les propriétaires ou les dirigeants. La démocratie industrielle signifie le contrôle démocratique et la gestion démocratique des processus industriels. Cela implique la liberté du choix du lieu du travail et celle du changement du type d’emploi (donc cela exclut le travail d’esclave qui existe en Allemagne fasciste et en Union soviétique) ainsi que l’organisation de relations humaines dans l’industrie sur la base de l’autogestion démocratique et de la responsabilité démocratique et non sur celle de l’autocratie des directeurs, indépendamment du fait que ces directeurs soient des capitalistes et des entrepreneurs privés, comme dans le capitalisme traditionnel, ou des bureaucrates gouvernementaux, comme en Union soviétique, ou enfin une mixture des deux, comme sous le fascisme.

Ainsi la production au nom de l’utilité sociale est le principe essentiel de la démocratie économique, à l’opposé de la production au nom du profit privé ; et le principe essentiel de la démocratie industrielle c’est l’autogestion démocratique, à l’opposé de l’autocratie des directeurs.

La démocratie économique et industrielle laisse la place à une très grande diversité des formes de propriété, d’initiative et de gestion. Elle a besoin de la propriété privée tant des biens de consommation que des fruits identifiables de son propre travail (telle l’épargne privée). Elle tolère la propriété privée des moyens de production dans les domaines où existe une concurrence réelle conduisant à l’accroissement de la productivité par la baisse des coûts sociaux de la production. Dans de telles conditions l’aspiration à un profit privé conduit à une satisfaction efficace des intérêts de tous et les biens et services sont livrés au prix correspondant à leur coût. Mais partout où la production pour le profit privé entre en collusion avec le principe de la production au nom de l’utilité sociale, partout où elle mène à des limites monopolistiques et à la gabegie issue de la différence entre les coûts calculés du point de vue de l’entreprise privée et le coût social réel, ou encore à la concentration de la force économique, le caractère social de la propriété et de l’entreprise devient une condition indispensable de la démocratie économique et industrielle.

La décentralisation de la gestion

Mais les formes de la propriété sociale et des entreprises socialisées peuvent être très diverses. Il peut s’agir de coopératives comme de toute sorte de corporations publiques. Leurs fonctions et leur gestion peuvent avoir un caractère purement local, communal, de district, de la région ou national, pour peu qu’on choisisse la forme organisationnelle qui garantisse la production au nom de l’utilité sociale, qui empêche les profits particuliers et l’apparition des monopoles. En ce qui concerne les ressources — comme par exemple le pétrole, le cuivre, le caoutchouc, la houille, les minerais de fer — qui ne sont accessibles que dans certains pays et de ce fait constituent un monopole de certains États, le principe de la production au nom de l’utilité publique implique qu’ils devraient devenir la propriété des institutions internationales et se trouver sous leur gestion, car c’est le seul moyen d’empêcher l’exploitation de ces ressources par les monopoles particuliers de certaines nations, ce qui crée des conflits internationaux. De telles institutions internationales pourraient avoir diverses formes et diverses étendues géographiques, en fonction du genre de ressources.

Ce qui décide donc des formes de la propriété sociale et des entreprises sociales, c’est l’élimination des profits particuliers et des situations de monopole. Mais le fait de garantir leur autogestion doit également être un facteur décisif. Cela implique une décentralisation poussée de la gestion, une séparation des pouvoirs, mais aussi une direction de la production en fonction des règles définies de la comptabilité, etc. et non en fonction des décisions arbitraires de la direction. Et avant tout, cela implique de garantir la liberté des coopératives et des corporations publiques contre les pressions du pouvoir politique.

Les socialistes rejettent de manière décidée la propriété gouvernementale et la direction de la production par le gouvernement, mais ils se prononcent pour la propriété sociale et la direction socialisée dans tous les domaines où cela est nécessaire pour assurer la production en fonction de l’utilité sociale, à condition que cette propriété et sa gestion soient le fait d’institutions autogestionnaires, indépendantes du pouvoir politique. Comme nous l’avons déjà souligné, les fonctions de ces instances et l’organisation de leur gestion devraient être capables d’assurer la production au nom de l’utilité sociale et d’éviter leur dégénérescence syndicaliste en monopoles de groupe.

Cela est possible si ces instances sont soumises à une stricte régulation de la comptabilité des coûts et des prix et en garantissant aux consommateurs des produits et services une présence décisive dans les conseils gérant les corporations publiques qui créent ces biens et rendent ces services. Dans les corporations capitalistes privées la décision relève des actionnaires, car le but de telles corporations est le profit maximum. En accordant la voix décisive dans les corporations publiques aux consommateurs, nous garantirons la production au nom de l’utilité publique.

Le chômage

Seul le principe socialiste de la production en fonction de l’utilité publique permet de sortir du chaos de la lutte monopoliste devant des possibilités de plus en plus limitées. Même les gouvernements capitalistes le reconnaissent, en recourant de plus en plus, pour lutter contre le chômage, à l’investissement public, justifié du point de vue de l’utilité sociale et non du profit privé. Mais même de telles solutions partielles rencontrent l’opposition de la part des intérêts privilégiés des monopoles capitalistes, qui y flairent un principe économique nouveau et dangereux.

Le seul domaine, où le capitalisme tolère la production au nom de l’utilité sociale, c’est l’armement et c’est justement l’industrie de l’armement qui surtout aspire les ressources que les entreprises capitalistes privées ne sont pas capables d’employer. Alors que l’utilisation des ressources non employées pour la construction des écoles et des hôpitaux, pour fournir une énergie électrique bon marché, etc. est décriée comme du « gaspillage», leur emploi pour la construction des navires de guerre, des chars, des bombardiers passe pour « une économie saine ».

On dit souvent que le fondement de l’expansion économique au cours des siècles passés fut l’existence d’espaces, des frontières ouvertes, et que ce fondement a disparu aujourd’hui. Seulement la première partie de cette assertion est vraie, car les espaces non utilisés existent aussi aujourd’hui, mais sous une forme différente. Ils sont créés par la science et la technique, qui nous permettent d’obtenir des nouvelles capacités productives. Leur accès a été bloqué par les intérêts privilégiés des monopoles, privés ou de groupes. Nous pouvons débloquer cet accès en reconstruisant notre vie économique en accord avec le principe de la production au nom de l’utilité sociale. Ainsi le socialisme ouvre de nouvelles frontières et créé de nouveaux domaines pour une activité de pionniers.

Le socialisme ouvre de nouvelles frontières

Le principe du profit privé comme motivation dominante de l’activité productive s’effondre dans des domaines sans cesse nouveaux. Le chômage de masse, qui se maintient dans tous les pays capitalistes développés, témoigne qu’il y a un manque de potentiel d’investissements privés lucratifs. Cela ne signifie nullement qu’il n’y a pas de possibilités attractives de produire pour satisfaire l’intérêt de l’utilité publique. L’existence des besoins insatisfaits, de la pauvreté et de la misère, concomitante avec les ressources non utilisées et avec le progrès technique continuel, démontre, qu’il y a encore beaucoup d’espace pour augmenter la production et l’emploi, à la condition que cette production soit faite au nom de l’utilité sociale.

Sous le capitalisme le chômage se maintient à cause du rôle limitant des monopoles et parce qu’existe une divergence entre le calcul des coûts du point de vue de l’entrepreneur privé et celui établi du point de vue social. Cela fait que l’activité productive socialement justifiée apparaît non rentable du point de vue capitaliste privé.

La réduction de l’étendue des possibilités d’investissements rentables et de l’emploi conduit à toute une série de restrictions, dont le but est la monopolisation — en employant pour cela le pouvoir politique — des domaines encore rentables, limités, au bénéfice de son propre groupe ou de son propre État. Cela conduit à une lutte généralisée pour garantir des privilèges de groupe ou nationaux ; provoque la discrimination et les persécutions raciales et nationales, la rivalité impérialiste, la lutte pour « l’espace vital » (ou, plus exactement, « l’espace pour les investissements et l’emploi ») ; pour finalement atteindre le point culminant dans le fascisme et la guerre.

Inprecor no° 488 de novembre 2003

Voir ci-dessus