Sur un texte inédit d' Ernesto Che Guevara
Par Michaël Löwy le Lundi, 01 Octobre 2007

Cela fait longtemps, très longtemps qu' on attendait la publication de cet ouvrage… (1) Il s' agit des notes critiques au Manuel d' Économie Politique de l' URSS (édition en espagnol de 1963) que Che Guevara a rédigées, pendant son séjour en Tanzanie et à Prague, en 1965-66, après l' échec de sa mission au Congo et avant de repartir pour la Bolivie. Pendant des dizaines d' années, ce document est resté « hors circulation » ; après la chute de l' URSS on a permis à quelques chercheurs cubains de le consulter, mais sans pouvoir prendre des notes.

Ce n' est que maintenant, quarante années après leur rédaction, qu' on a décidé de les publier à Cuba, dans une édition élargie qui contient d' autres matériaux inédits : une lettre du Che à Fidel Castro, d' avril 1965, qui sert de Prologue au livre, des notes sur des écrits de Marx et de Lénine, un choix des actes de conversations entre Guevara et ses collaborateurs du Ministère des Industries (1963-65) déjà publiées, partiellement, en France et Italie dans les années 1970 des lettres à diverses personnalités (Paul Sweezy, Charles Bettelheim), et des extraits d' un entretien avec le périodique égyptien El-Taliah (avril 1965).

Pourquoi les notes de Guevara n' ont pas été publiées plus tôt ? On peut, à la limite, comprendre que, avant la fin de l' URSS, il y avait des (mauvaises) raisons « diplomatiques » pour les garder sous le boisseau. Mais, après 1991 ? Quel « danger » représentaient ces notes ? Cette occultation est vraiment étrange… Qui a décidé qu' il fallait les garder dans un tiroir ? Qui a finalement donné le « feu vert » pour la publication ? La préface du livre, par Maria del Carmen Ariet Garcia, du Centro de Estudios Che Guevara de La Havane, n' explique rien, et se limite à observer que « ce texte a été pendant des années un des plus attendus » du Che.

Enfin, ce matériel est maintenant à la disposition des lecteurs intéressés, et il est effectivement fort intéressant. Il témoigne à la fois de l' indépendance d' esprit de Guevara, de sa prise de distance critique envers le modèle soviétique du « socialisme réellement existant », et de sa recherche d' une alternative radicale. Mais il montre aussi les limites de sa réflexion.

Commençons par celles-ci : le Che, en ce moment on ne sait pas si sa réflexion a avancé en 1966-67 n' a pas compris la question du stalinisme. Il attribue les impasses de l' URSS dans les années 1960 à… la NEP de Lénine ! Certes, il pense que si Lénine avait vécu plus longtemps il a commis l' erreur de mourir, note-t-il avec ironie il aurait corrigé les effets les plus rétrogrades de cette politique. Mais il est convaincu que l' introduction des éléments capitalistes par la NEP a conduit aux néfastes tendances qu' on observe dans l' URSS en 1963, allant dans le sens de la restauration du capitalisme.

Toutes les critiques de Guevara à la NEP ne sont pas sans intérêt, et parfois coïncident avec celles de l' opposition de gauche en 1925-27 ; par exemple, quand il constate que « les cadres se sont alliés au système, constituant une caste privilégiée ». On se demande s' il n' a pas lu Trotsky, nulle part mentionné dans ces notes… Mais l' hypothèse historique qui rend la NEP responsable des tendances pro-capitalistes dans l' URSS de Brejnev est manifestement peu opératoire. Elle ignore tout simplement le stalinisme et les monstrueuses déformations qu' il a introduites dans le système économique, social et politique de l' URSS. On trouve peu de références à Staline dans ces notes ; une des rares est assez critique : « le terrible crime historique de Staline : avoir méprisé l' éducation communiste et institué le culte illimité de l' autorité ». C' est juste, mais c' est un peu court comme analyse…

La plupart des critiques de Guevara au Manuel soviétique correspond de près aux écrits économiques des années 1963-64 qu' on connaît, lors de la polémique où participèrent aussi bien Charles Bettelheim (contre Guevara) qu' Ernest Mandel (en le soutenant) : défense de la planification centrale contre la loi de la valeur et contre les usines « autogérées », c' est-à-dire autonomes et fonctionnant selon les règles du marché ; défense de l' éducation communiste contre les stimulants monétaires individuels. Il s' inquiète aussi, à juste titre, de l' intéressement matériel des dirigeants des usines, qu' il considère comme un principe de corruption.

On y trouve aussi une critique de l' absence d' internationalisme dans les pratiques commerciales de l' URSS échange inégal avec les pays dépendants et cette affirmation capitale : « on ne peut pas construire le communisme dans un seul pays ». Lénine, observe le Che, « a nettement affirmé le caractère universel de la révolution, chose qui ensuite a été niée » une référence transparente au « socialisme dans un seul pays », mais, encore une fois, il n' est pas question du stalinisme.

Trotsky est absent de ces notes, mais on en trouve une référence intéressante dans les débats au Ministère de l' Industrie : on ne peut pas détruire des opinions à coups de bâton, ce serait la mort de tout développement libre de l' intelligence. « Il est évident qu' on peut tirer une série de choses de la pensée de Trotsky », même si son activité postérieure à été une erreur. Guevara ajoute ironiquement que les Soviétiques l' ont accusé de trotskysme, en lui mettant cette étiquette comme un « San Benito» c' est-à-dire l' habit dont l' Inquisition en Espagne couvrait les hérétiques au moment de les conduire au bûcher…

Guevara défend, à juste titre, la planification comme l' axe central du processus de construction du socialisme, parce qu' elle « libère l' être humain de sa condition de chose économique ». Et il reconnaît dans la lettre à Fidel ! qu' à Cuba « les travailleurs ne participent pas à la fabrication du plan ». Qui doit planifier ? Le débat de 1963-64 n' avait pas répondu à cette question. C' est à ce sujet qu' on trouve les avancées les plus intéressantes dans les notes critiques de 1965-66. Les masses, écrit-il, doivent participer à la formulation du plan, tandis que son exécution est une affaire purement technique.

En URSS, à son avis, on a remplacé la conception du plan comme « une décision économique des masses, conscientes de leur rôle », par un placebo, où les leviers économiques déterminent tout. Les masses, insiste-t-il, « doivent avoir la possibilité de diriger leurs destin, décider combien va à l' accumulation et combien à la consommation » ; la technique économique doit opérer avec ces chiffres décidés par le peuple et « la conscience des masses doit assurer son accomplissement ».

Ce thème revient à plusieurs reprises : les ouvriers, écrit-il, le peuple en général « décideront sur les grands problèmes du pays (taux de croissance, accumulation/consommation) », même si le plan lui-même sera l' oeuvre des spécialistes. On peut critiquer cette séparation trop mécanique entre les décision économiques et leur exécution, mais par ces formulations Guevara se rapproche considérablement de l' idée de planification socialiste démocratique, telle que par exemple Ernest Mandel la formulait. Il n' en tire pas toutes les conclusions politiques démocratisation du pouvoir, pluralisme politique, liberté d' organisation mais on ne peut pas nier l' importance de cette vision nouvelle de la démocratie économique.

On peut considérer ces notes comme une étape importante dans le chemin de Guevara vers une alternative communiste/démocratique au modèle (stalinien) soviétique. Un chemin brutalement interrompu par les assassins boliviens au service de la CIA en octobre 1967.

1. Ernesto Che Guevara, Apuntes criticos a la Economia Politica, Ocean Press, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana 2006, 397 pages

Michael Löwy, philosophe et militant de la IVe Internationale, a dû s' exiler du Brésil au cours des années 1960, poursuivi par la dictature militaire pour son engagement dans la gauche révolutionnaire. Il est l' auteur de nombreux livres, dont La pensée de Che Guevara, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Dialectique et révolution, Marxisme et théologie de la libération, Patries ou Planète ? nationalismes et internationalismes de Marx à nos jours, La guerre des dieux, etc.

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