Dossier/Crise alimentaire mondiale: aucune solution en vue
Par D.Millet, E.Toussaint, Via Campesina, E.Vivas, P.Stedile, F.Nicolino le Dimanche, 22 Novembre 2009 PDF Imprimer Envoyer

Avec la crise globale du capitalisme, plus d'1 milliard de personnes souffrent aujourd'hui de la faim dans le monde. Une situation qu'il sera impossible de résoudre structurellement tant que la loi du marché et les profits des multinationales domineront la chaîne alimentaire. L'échec retentissant du sommet de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui s'est tenu à Rome du 16 au 18 novembre préfigure de manière sinistre ce qui risque bien de se passer à Copenhague... (Red. LCR-Web)

Après la faim, des mots en l’air sur le climat ?

Par les temps qui courent, les grands sommets internationaux ont ceci de remarquable que les pires craintes s’y confirment : les pays riches montrent ostensiblement leur indifférence sur les questions socio-environnementales malgré les mobilisations des mouvements sociaux et les pays présents se mettent d’accord sur une déclaration de bonnes intentions tout en prenant soin de ne signer ni engagement chiffré contraignant ni agenda trop précis.

Du 16 au 18 novembre, Rome accueillait le sommet de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui devait s’attaquer au problème de la faim, d’autant plus sensible avec la grave crise alimentaire que traverse le monde depuis 2007. Le seuil du milliard de personnes sous-alimentées a été franchi, soit 150 millions de personnes en plus depuis 2006. En deux ans, plus de la moitié de la population de la planète a vu se dégrader fortement ses conditions de vie en raison d’une très forte hausse du prix des aliments combinée à une augmentation brutale du nombre de chômeurs en raison de la crise économique et financière qui a éclaté dans les pays industrialisés. Cela a entraîné des protestations massives de par le monde au cours du premier semestre 2008. Le premier objectif du millénaire pour le développement, consistant à réduire de moitié entre 1990 et 2015 la proportion des êtres humains souffrant de la faim, se soldera par un échec puisqu’en avril 2009, les ministres de l’Agriculture des pays du G8 reconnaissaient que « le monde est très loin d’atteindre cet objectif ».

Les causes sont connues. Une faible partie des aliments produits dans le monde est exportée, l’écrasante majorité de la production étant consommée sur place, mais ce sont les prix sur les marchés d’exportation, fixés principalement aux Etats-Unis (à la Bourse de Chicago, de Minneapolis et de Kansas City), qui déterminent les prix sur les marchés locaux. En conséquence, le prix du riz, du blé ou du maïs à Tombouctou, à Mexico, à Islamabad est directement influencé par l’évolution du cours de ces grains sur les marchés boursiers. Après l’éclatement de la bulle de l’immobilier aux Etats-Unis (crise des subprimes à l’été 2007), nombre de spéculateurs ont trouvé refuge sur les marchés des matières premières, poussant les cours à la hausse, d’autant qu’une partie croissante de la production est destinée aux funestes agro-carburants.

Le premier semestre 2008 a été dramatique sur ce plan. Il faut dire que durant plusieurs décennies, les gouvernements ont supprimé progressivement toute forme de protection pour les producteurs locaux et ont suivi les recettes néolibérales dictées par la Banque mondiale et le FMI. Après la crise de la dette au début des années 1980, ces deux institutions ont imposé des plans d’ajustement structurel aux pays surendettés. Au menu, l’abandon des subventions aux produits de première nécessité, la réduction drastique des budgets sociaux, la suppression des différents mécanismes de régulation ou encore l’ouverture totale des marchés. Ces plans d’ajustement structurel ont certes enrichi les grands créanciers et les élites locales, mais ils ont surtout mis en grave danger les populations du Sud et réduit fortement les possibilités d’intervention des Etats.

Devant une telle situation, une large mobilisation de tous les pays semblait aller de soi. Pourtant, seule une soixantaine de chefs d’Etat ou de gouvernement, essentiellement d’Afrique et d’Amérique latine, ont participé à ce sommet boudé par la totalité des dirigeants du G8, sauf Silvio Berlusconi. Mais la présence de Berlusconi avait une raison bien simple : lui éviter de devoir comparaître devant un tribunal italien ce jour-là… Aux dires même du directeur de la FAO, Jacques Diouf, le sommet fut décevant : « Si nous n’avons pas les dirigeants qui ont autorité sur tous les dossiers, qui peuvent coordonner l’action, (...) je pense que nous passons à côté du problème, nous réduisons la question à sa dimension purement technique, alors qu’elle a une dimension économique, sociale, financière, je dirais même culturelle. » Evidemment l’objectif d’éradication de la faim a été renouvelé, mais aucune date-butoir n’a été fixée pour l’atteindre. Des mots en l’air donc…

Prochaine étape ? Le climat. Un réchauffement climatique de grande ampleur est en cours, d’autant plus inquiétant qu’il se produit à une vitesse que l’humanité n’a jamais connue. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), prix Nobel de la Paix en 2007, estime que « l’essentiel de l’élévation de la température moyenne du globe observée depuis le milieu du XXe siècle est très probablement attribuable à la hausse des concentrations de GES » (gaz à effet de serre). Si cette élévation est aussi rapide, c’est à cause des changements radicaux survenus dans les activités humaines. Face à de tels dérèglements climatiques, des mesures drastiques s’imposent, à commencer par la remise en cause du modèle économique qui a conduit le monde dans cette impasse.

Depuis des décennies, les mesures néolibérales imposées notamment par le FMI et la Banque mondiale ont fragilisé, et souvent irréversiblement détérioré, les écosystèmes. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les pays du Sud ont dû orienter leur économie vers l’exportation : pétrole, minerais, productions agricoles « tropicales ». Les conséquences environnementales ont été désastreuses : surexploitation des ressources, déforestation, pollutions, érosion des sols, désertification, accumulation de déchets très toxiques, mégaprojets énergétiques destructeurs, soutien aux industries extractives…

Le protocole de Kyoto, lancé en 1997, impose une réduction des rejets de gaz à effet de serre dans l’atmosphère avec des quotas différents suivant les pays. Sitôt entré en fonctions en janvier 2001, le président George W. Bush a retiré la signature des Etats-Unis. Pour sa part, l’Europe a mis en place une « solution » taillée sur mesure pour l’économie capitaliste, en créant un marché des droits à polluer, qui peuvent donc s’acheter ou se vendre. La pollution est devenue une marchandise comme une autre : celui qui paie peut polluer.

Du 7 au 18 décembre, aura lieu à Copenhague le Sommet de l’ONU sur le climat. L’enjeu est de taille pour préparer l’après-2012, mais les pays riches ne semblent pas vouloir agir à la hauteur de leurs responsabilités historiques. En effet, les populations des pays pauvres, qui sont les premières touchées et n’ont pas les moyens de se prémunir des effets des changements climatiques, ont très peu contribué à l’accumulation de pollution dans l’atmosphère (moins de 20%). Même si les émissions des pays en développement risquent à l’avenir de dépasser celles des pays riches, la responsabilité de ces derniers restera plus élevée pendant encore longtemps.

Des pistes alternatives peuvent être avancées, parmi lesquelles la réorientation des financements vers la mise au point d’alternatives technologiques, des plans de transition à tous les niveaux (global, régional, national, local) vers une société sans combustibles fossiles, un transfert massif de technologies propres vers le secteur public des pays en développement débarrassés de leur dette, la création d’un fonds mondial pour l’adaptation aux effets du changement climatique alimenté par une ponction sur les profits des secteurs responsables du changement climatique (pétrole, charbon, automobile, production d’électricité…), la suppression du régime des brevets dans la santé et dans les technologies permettant de produire des biens de consommation et des services essentiels, sans oublier la nécessité d’une alternative anticapitaliste.

Si ce prochain sommet n’opère pas un tel virage bien réel et radical, le risque est grand que la seule différence de fond entre Rome et Copenhague soit juste une différence… de climat !

Damien Millet – Eric Toussaint

Damien Millet est porte-parole du CADTM France (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org). Eric Toussaint est président du CADTM Belgique. Ils ont écrit ensemble le livre « La Crise, Quelles Crises ? », CADTM/Aden/CETIM, à paraître en janvier 2010.


Les pays du G8 montrent une absence totale de volonté politique de s’attaquer à la crise alimentaire

L’absence flagrante des chefs d’états des pays du G8 au Sommet Mondial sur la Sécurité Alimentaire, qui s’ est tenu à Rome du 16 au 18 novembre, a été l’une des principales causes de l’échec total de ce sommet. Aucune mesure concrète n’a été prise pour éradiquer la faim, arrêter la spéculation sur l’alimentation ou pour arrêter l’expansion des agrocarburants. Aucune mesure pour freiner les effets dévastateurs de l’agriculture industrielle ou pour soutenir l’agriculture paysanne.

Le sommet n’a pas relevé le défi d’un changement radical désespérément nécessaire en matière de politique alimentaire et agricole, qui garantisse l’accès et le contrôle par les paysans et paysannes des ressources de production grâce à une véritable réforme agraire. L’absence des dirigeants du G8 montre un énorme manque de responsabilité face à une crise alimentaire qui ne cesse de s’aggraver.

La Via Campesina exige l’augmentation des investissements dans les politiques publiques basées sur souveraineté alimentaire qui favorise l’agriculture durable à petite échelle et la production de denrées alimentaires. La priorité devrait être accordée au soutien de ceux qui produisent des denrées alimentaires de manière durable pour les communautés locales au lieu de favoriser les cultures d’exportation, d’agrocarburants ou les technologies telles que les OGM encouragées par les sociétés transnationales. L’agriculture ne devrait pas entrer dans les accords de libre-échange afin que les pays puissent protéger efficacement leur production alimentaire locale.

La Via Campesina soutient fermement la réforme du Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale (CFS) de la FAO. Contrairement aux mécanismes mis en place en dehors du système des Nations Unies, au moins celui-ci respecte-t-il la règle de base de la démocratie : le principe « un pays une voix » et donne un nouvel espace à la société civile. Tous les fonds mis à disposition pour soutenir des solutions à la crise alimentaire devraient être alloués sous la responsabilité du nouveau CFS. Mais au lieu de donner leur plein appui au CFS réformé, les pays du G8 ont choisi de mettre en place un fonds fiduciaire administré par la Banque Mondiale. Une proposition émanant de la Banque Mondiale suggère que les décisions concernant l’utilisation de ces fonds soient prises par un comité composé des bailleurs de fonds des pays donateurs, par le coordonnateur de l’Équipe Spéciale de Haut Niveau et par le Directeur de la Banque Mondiale. En pratique, cela signifie que deux bureaucrates et les pays donateurs décideront où ira l’argent. C’est un manque scandaleux de transparence et de démocratie et c’est totalement à l’opposé du discours de l’Équipe Spéciale à Haut Niveau et de la Banque Mondiale sur ces questions.

En général, les politiques de la Banque Mondiale, conjointement avec l’OMC et le FMI, ont contribué de façon significative à la destruction de la sécurité alimentaire au niveau mondial. Ce n’est donc pas de ces institutions qu’on peut attendre qu’elles aient la volonté de proposer des solutions.

La Via Campesina considère qu’il est temps que ces institutions reconnaissent leurs énormes échecs et laissent à d’autres le soin de poursuivre la tâche. La Via Campesina, ainsi que de nombreux autres mouvements sociaux et ONG proposent des solutions et sont les acteurs de ce processus de changement crucial. Nous exigeons de nos gouvernements qu’ils acceptent notre pleine participation à la définition des politiques et nous nous attendons d’eux qu’ils soutiennent pleinement ce processus. Ils doivent s’engager à mettre en œuvre des politiques efficaces pour éradiquer la faim dans nos sociétés le plus rapidement possible.

International Operational Secretariat Via Campesina, 18 novembre 2009


Les supermarchés et la crise alimentaire mondiale

La crise alimentaire a laissé sans nourriture des millions de personnes dans le monde. Au chiffre de 850 millions de personnes souffrant de la faim, la Banque mondiale en a ajouté 100 de plus suite à la crise actuelle. Ce « tsunami » de la famine n'a rien de naturel, il est au contraire le résultat des politiques néolibérales imposées depuis des décennies par les institutions internationales. Aujourd'hui, le problème n'est pas le manque d'aliments en quantités suffisantes mais bien l'impossibilité d'y avoir accès, du fait des prix élevés.

Cette crise alimentaire laisse derrière elle une longue liste de gagnants et de perdants. Parmi les plus affectés on retrouve les femmes, les enfants, les paysans expulsés de leurs terres, les pauvres urbains... En définitive, ceux et celles qui constituent la masse des opprimé/es du système capitaliste. Parmi les gagnants se trouvent les multinationales de l'industrie agro-alimentaire qui contrôlent du début jusqu'à la fin toute la chaîne de production, de transformation et de commercialisation des aliments. Ainsi, alors que la crise alimentaire frappe principalement les pays du Sud, les multinationales connaissent une forte croissance de leurs profits!

Monopoles

La chaîne agro-alimentaire est contrôlée à chaque étape (semences, fertilisants, transformation, distribution, etc) par des multinationales qui accumulent des bénéfices élevés grâce à un modèle agro-industriel libéralisé et dérégulé. Un système qui compte avec le soutien explicite des élites politiques et des institutions internationales qui placent les profits de ces entreprises au-dessus de la satisfaction des besoins alimentaires des personnes et du respect envers l'environnement.

La grande distribution, à l'image d'autres secteurs, se caractérise par un haut niveau de concentration capitaliste. En Europe, entre les années 1987 et 2005, la part de marché des 10 plus grandes multinationales de distribution représentait 45% du total et on prévoit qu'elle atteindra 75% dans les 10-15 années à venir. Dans des pays comme la Suède, trois chaînes de supermarchés contrôlent autour de 91% du marché et au Danemark, Belgique, Etat espagnol, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne et Argentine, une poignée d'entreprises dominent entre 45 et 60% du marché.

Les méga-fusions sont monnaie courante dans ce secteur. De cette façon, les grandes multinationales, basées dans les pays occidentaux, absorbent les chaînes plus petites dans toute la planète, s'assurant une expansion à l'échelle mondiale et tout particulièrement dans les pays du Sud.

Cette concentration monopolistique permet de garantir un contrôle déterminant sur ce que nous consommons, à quel prix, leur provenance, la manière dont les produits sont élaborés, avec quels ingrédients, etc. En 2006, la deuxième plus grande entreprise au monde par le volume des ventes a été Wal-Mart, et dans le top 50 mondial de ces firmes figurent également Carrefour, Tesco, Kroger, Royal Ahold et Costco. Notre alimentation dépend chaque jour un peu plus des intérêts de ces grandes chaînes de vente au détail et leur pouvoir s'illustre dramatiquement dans les situations de crise.

De fait, en avril 2008 et face à la crise alimentaire mondiale, les deux plus grandes chaînes de supermarchés des Etats-Unis, Sam's Club (propriété de Wal-Mart) et Costco ont choisi de rationner la vente de riz dans leurs établissements pour gonfler les prix. Chez Sam's Club, on a limité la vente de riz a trois variétés (basmati, jasmin et long grain) ainsi que la vente des sacs de riz de 9 kilos à 4 kilos par client. Chez Costco, la vente de farine et de riz a été limitée. En Grande-Bretagne, Tilda (principal importateur de riz basmati au niveau mondial) a également établi des restrictions sur la vente. Avec ces mesures a été mise en évidence la capacité des grandes chaînes de distribution d'influencer l'achat et la vente de produits déterminés, de limiter leur distribution afin d'influencer la formation des prix. Un fait qui ne s'était plus produit aux Etats-Unis depuis la IIe Guerre mondiale lorsque des restrictions avaient été imposées sur le pétrole, le caoutchouc, les ampoules, mais non sur les aliments.

Changements d'habitudes

Une autre dynamique qui a été mise en relief avec la crise alimentaire a été le changement d'habitudes au moment des achats. Devant la nécessité, de la part des clients, de se serrer la ceinture et d'aller dans les établissements aux prix plus bas, les chaînes de discount ont été les grandes gagnantes. En Italie, Grande-Bretagne, Etat espagnol, Portugal et France, ces supermarchés ont vu leurs ventes augmenter de 9 à 13% au premier trimestre 2008 par rapport à l'année antérieure.

Un autre indicateur du changement de tendances est l'augmentation des ventes des « produits blancs » qui s'élèvent, selon les chiffres du premier trimestre 2008, en Grande-Bretagne, à 43,7% du volume total des ventes, 32,8% dans l'Etat espagnol, 31,6% en Allemagne et au Portugal et autour de 30% en France. Ce sont justement ces « produits blancs » qui offrent le plus de bénéfices aux grandes chaînes de distribution et qui permettent une plus grande fidélisation de leur clientèle.

Mais, au delà du rôle que la grande distribution peut jouer dans une situation de crise (avec les restrictions à la vente de certains produits, les changements d'habitudes d'achats, etc), ce modèle de distribution exerce au niveau structurel un contrôle étroit qui a un impact négatif sur les différents acteurs qui participent à la chaîne de distribution alimentaire: paysans, fournisseurs, consommateurs, travailleurs, etc. De fait, l'apparition des supermarchés, hypermarchés, chaînes discount, express, etc. tout au long du XXe siècle a contribué à la marchandisation de nos habitudes alimentaires et à la soumission de l'agriculture et de l'alimentation à la logique du capital et du marché.

Esther Vivas

Esther Vivas est membre de la direction d'Izquierda Anticapitalista-Revolta Global dans l'Etat espagnol et à été tête de liste aux dernières élections européennes. Elle a publié en français «En campagne contre la dette» (Syllepse, 2008) et est coordinatrice des livres en espagnol «Supermarchés, non merci»! et «Où va le commerce équitable»? Cet article a été publié sur http://alainet.org et traduit de l'espagnol pour www.lcr-lagauche.be


Les transnationales contre la «souveraineté alimentaire»

Dans les années 1960, quelque 80 millions de personnes souffraient de la faim dans le monde. C'était l'apogée du capitalisme industriel et les entreprises transnationales se disséminaient sur toute la planète afin de dominer les marchés et exploiter la main-d'œuvre «bon marché» et les ressources naturelles des pays de la périphérie.

C'est dans ce contexte qu'a été lancée la Révolution verte, qui promettait d'en finir avec la faim. Son mentor, Norman Borlaug (Etats-Unis), a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1970. Le véritable objectif était d'introduire une nouvelle matrice productiviste dans l'agriculture afin d’accroître l'utilisation intensive des intrants (engrais, pesticides, etc.) industriels. La productivité par hectare a augmenté et la production mondiale a quadruplé. Mais le nombre de personnes souffrant de faim a décuplé, passant de 80 à 800 millions.

Actuellement 70 pays dépendent des importations pour nourrir leurs populations. Ce qui démontre que le nouveau modèle d'agriculture a servi à concentrer la production et le commerce agricole mondial d'aliments dans les mains de moins de trente transnationales: Bunge (siège dans l’Etat de New-York), Cargill (siège dans le Minnesota, Etats-Unis), ADM (Archer Daniels Midland Company,siège dans l’Illinois, Etats-Unis), Dreyfuss (Louis Dreyfuss, France), Monsanto (Etats-Unis), Syngenta (Suisse), Bayer (Allemagne), Basf (Allemagne), Nestlé (Suisse), etc.

Une mauvaise nouvelle, tombée récemment, nous informe que selon les estimations actuelles, les réserves de pétrole, source d'énergie dominante dans le monde contemporain, ne dureront pas plus de 30 ans. Une autre évaluation inquiétante nous prévient que le réchauffement climatique global progresse.

Devant cette perspective, une alliance perverse a été conclue entre les entreprises pétrolières, celles de la construction automobile et les firmes agro-industrielles, afin de produire à grande échelle des agro-combustibles (frauduleusement appelés bio-combustibles) comme l'éthanol dans des pays ayant de la terre, du soleil, de l'eau et de la main-d'œuvre «bon marché» en abondance.

Au cours de cinq dernières années, des millions d'hectares jadis consacrés à l'alimentation et contrôlés par des paysans, ont été conquis par de grandes firmes et utilisés pour y développer des monocultures de canne à sucre, de soja, de maïs, de palme africaine ou de tournesol destinés à la production d'éthanol ou d'huiles végétales.

Ils sont en train de répéter la manipulation de la Révolution verte. Dans ce cas, comme le prix de l'éthanol est lié au prix du pétrole, le taux moyen de profit de l'agriculture augmente et entraîne une augmentation des prix alimentaires.

Néanmoins les agro-combustibles ne vont pas résoudre le dilemme de l'énergie, ni celui du réchauffement global. Les scientifiques nous avertissent que pour remplacer seulement 20% de tout le pétrole que le monde consomme actuellement nous devrions utiliser toutes les terres fertiles de la planète.

La situation de la production et les prix des aliments étaient déjà aberrants lorsqu’est survenue la crise du capital financier. Beaucoup de détenteurs de vastes sommes de capital financier, soit sous forme monétaire, soit sous forme de capital fictif (des obligations aux produits dérivés), craignant de devoir faire face à des pertes, se sont dépêchés d'investir dans des produits spéculatifs (marché à terme des biens alimentaires) et d’acheter des biens naturels – terre, énergie, eau – dans les pays périphériques.

Suite à ces mouvements de capitaux, les cours des produits agricoles dans le monde entier ne sont plus en rapport avec les coûts de production, ni même avec les volumes de l'offre et de la demande. Maintenant, ils oscillent rapidement au rythme des spéculations boursières et du contrôle oligopolistique qu'exercent les entreprises transnationales sur le marché international des produits alimentaires. Autrement dit, l'humanité est entre les mains d'une poignée de transnationales et de gros spéculateurs.

Résultat: selon la FAO (Food and Agriculture Organization), le nombre d'affamés augmente à nouveau. Au cours des deux dernières années, ils ont passé de 800 à 925 millions. Et des millions de paysans en Asie, en Amérique latine et en Afrique, sont en train de perdre leurs terres et d'émigrer.

Devant cette nouvelle situation, Via Campesina, qui réunit des dizaines d'organisations paysannes dans le monde entier, exige une transformation radicale du système de production et du commerce des biens alimentaires. Nous défendons le principe de la souveraineté alimentaire: dans chaque région et dans chaque pays, les gouvernements doivent appliquer des politiques publiques visant à stimuler et à garantir la production et l'accès à tous les aliments nécessaires pour leurs populations respectives.

Il n'existe aucune région au monde qui n'ait pas en puissance la capacité de produire sa propre alimentation. Comme l'a expliqué Josué de Castro (1908-1973) – l'auteur de Géopolitique de la Faim, publié en 1951 – la faim et le manque d'aliments ne proviennent pas d'une condition géographique ou climatique, mais résultent des rapports sociaux de production.

Nous affirmons que l'humanité doit considérer l'alimentation comme un droit naturel de tout être humain. Ceci implique que les produits agricoles ne doivent pas être traités comme des marchandises dont la finalité est le profit des firmes et qu'il faut stimuler et soutenir les petits agriculteurs, puisque c'est là la seule politique qui peut maintenir la population dans des zones rurales. Et comme l'objectif est d'obtenir des aliments sains et sûrs, nous excluons, bien entendu, l'utilisation de produits agrotoxiques.

Jusqu'à maintenant ceux qui gouvernent ont fait la sourde oreille à nos revendications. Toutefois à moins que des changements radicaux soient mis en œuvre, les contradictions et les problèmes sociaux vont s'aggraver et, tôt ou tard, ils éclateront.

Joao Pedro Stedile,

Dirigeant du Mouvement de Paysans sans Terre (MST) du Brésil et de Via Campesina internationale.(25 novembre 2008), traduction: A l'Encontre.


Quand mettra-on un terme aux ravages de l’industrie de la viande ?

Désolé de se montrer brutal, mais il arrive que des rendez-vous officiels, pour ne pas dire universels, soient de pures foutaises. C’est peut-être bien le sort qui attend le sommet mondial sur la sécurité alimentaire, qui a lieu à Rome du 16 au 18 novembre. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), puissance invitante, y tiendra les propos que l’on attend d’elle. La faim est une honte, le monde est mal organisé, il faut absolument réagir.

La FAO serait peut-être mieux inspirée d’expliquer pourquoi tous les engagements passés ont pu, à ce point, rater leurs objectifs. En 1996 déjà, un autre sommet mondial de l’alimentation promettait de diviser par deux, en 2015, le nombre d’affamés. Cinq ans plus tard, en 2001, la FAO réclamait au cours d’une nouvelle réunion internationale « une plus grande détermination politique et un échéancier rigoureux de mesures ». Le résultat est tragique : notre planète compte plus de 1 milliard d’affamés chroniques, dont 100 millions supplémentaires au cours de cette année.

En décembre, comme on commence à le savoir, le dérèglement climatique en cours sera au centre d’un immense forum planétaire à Copenhague. Nul ne sait ce qui en sortira, car nul n’imagine un échec. Ni d’ailleurs un succès. Un petit monde de bureaucrates, enfermés dans un jargon incompréhensible pour les peuples, prétend y régler le sort commun à coup de « compensation carbone », d’« additionnalité », mécanisme de développement propre (MDP) ou de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD). On pourrait, bien entendu, choisir d’en rire, mais en même temps, il ne fait aucun doute que Copenhague marquera une date importante, bien qu’on ait des doutes. Le probable est que la discussion, qu’elle aboutisse ou non, restera technique et confuse. Or, il existe bel et bien une autre voie, audacieuse mais simple, volontaire mais limpide. Et cette autre voie, qu’elle concerne le sommet de Rome ou celui de Copenhague, s’appelle la viande.

Pour le meilleur et plus souvent le pire, la viande est devenue une industrie. Elle connaît ses crises répétées de surproduction, ses usines, ses ouvriers, ses Bourses, ses traders. Produit anthropologique par excellence, la viande puise ses racines dans la mémoire la plus archaïque de notre espèce, et la plupart des civilisations ont associé sa consommation à la force, à la puissance, à la santé, pour ne pas dire à la virilité.

Mais avec le tournant industriel opéré en France dans les années 1960, les consommateurs ont été incités par de multiples méthodes publicitaires à en manger de plus en plus souvent. Chaque Français, en moyenne, en mangerait plus de 90 kg par an, soit environ trois fois plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Mutatis mutandis, tout l’Occident a suivi le même chemin, inspiré par l’exemple américain.

Catastrophe ? Oui, tel est bien le mot qui s’impose. Evidemment, les promoteurs de ce bouleversement n’imaginaient aucune des conséquences fâcheuses de leurs décisions. Les jeunes zootechniciens de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) d’après-guerre ne souhaitaient que nourrir les hommes et montrer leur savoir-faire. Plus tard, un Edgard Pisani, ministre de De Gaulle, croyait faire son devoir moderniste en transformant la Bretagne en usine à viande et à lait de la France. Inutile de faire le moindre procès rétrospectif. Ce serait facile, mais surtout vain. Il vaut bien mieux juger la situation présente, qui est grave. Car l’industrie de la viande n’a plus désormais qu’un but : avancer en perdurant dans son être. Mais, ce faisant, elle dévaste tout sur son passage.

La famine ? Elle ne peut que s’aggraver à mesure que la demande de viande s’accroîtra dans les pays dits émergents. Si les courbes actuelles de croissance du cheptel mondial devaient se poursuivre, nous devrions cohabiter sur terre, à l’horizon 2050, avec environ 36 milliards de veaux, vaches, cochons et volailles. Cela n’arrivera pas, pour une raison évidente : il n’existe pas assez de terres agricoles pour nourrir une telle quantité d’animaux. Lesquels sont, dans l’ensemble, de bien mauvais transformateurs d’énergie. On estime qu’il faut entre 7 et 9 calories végétales pour obtenir une seule calorie animale. En clair, l’alimentation animale requiert des surfaces géantes d’herbes et de céréales.

La planète ne comptera probablement jamais 36 milliards d’animaux d’élevage, mais en attendant, la consommation de viande, en Occident ou dans des pays comme la Chine se fera toujours plus au détriment de l’alimentation humaine. En France, bien que personne ne s’en soucie, près de 70 % des terres agricoles servent déjà à l’alimentation du bétail (« Rapport Dormont », Afssa, 2000). Entre 2005 et 2031, si rien ne vient arrêter cette machine infernale, la Chine verra sa consommation de viande passer de 64 millions de tonnes à 181 millions de tonnes par an (Lester Brown, « Earth Policy », 2005). Où sont les terres susceptibles de produire un tel « miracle » ? En tout cas, pas en Chine.

La seule voie d’avenir, dans ce domaine, consiste à diminuer notre consommation de viande de manière organisée. Et de s’appuyer autant qu’il sera possible sur des régimes à base végétale, les seuls à même d’éventuellement nourrir plus de 9 milliards d’humains en 2050. L’hyperconsommation de viande, telle qu’elle existe chez nous et dans la plupart des pays développés, conduit à des famines de plus en plus massives. Mais la FAO parlera-t-elle de la viande le 16 novembre à Rome?

Et la confrérie des experts climatiques réunie quelques jours plus tard à Copenhague ouvrira-t-elle ce dossier brûlant ? On aimerait le croire. Par un clin d’oeil de l’histoire, c’est la FAO qui a mis les pieds dans le plat en publiant en 2006 un rapport saisissant qui, à notre connaissance, n’a pas été traduit en français (Livestock’s Long Shadow). Par quelle bizarrerie ?

Quoi qu’il en soit, ce document change la donne de la crise climatique en cours. Citation du communiqué de presse de la FAO : « A l’aide d’une méthodologie appliquée à l’ensemble de la filière, la FAO a estimé que l’élevage est responsable de 18 % des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les transports ! » Oui, vous avez bien lu. L’élevage mondial, en calculant l’ensemble du cycle de production de la viande, joue un rôle plus néfaste encore que la voiture, le train, le bateau et l’avion réunis. Quelque 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire causées par l’action humaine. Une énormité.

Dans un monde plus ordonné que le nôtre, il va de soi que ces données changeraient la face de la grande conférence de Copenhague. Au lieu d’amuser la galerie avec des taxes carbone, dont l’effet sera dans le meilleur des cas dérisoire, l’on pourrait enfin s’attaquer à une cause massive du dérèglement climatique. Mais les Etats, mais les gouvernements trouveraient alors sur leur chemin l’un des lobbies industriels les plus puissants, en l’occurrence, celui de l’agriculture et de l’élevage industriels. En France, chacun sait ou devrait savoir que tous les gouvernements depuis soixante ans, de droite comme de gauche, ont cogéré le dossier de l’agriculture en relation étroite avec les intérêts privés.

La cause serait donc désespérée ? Elle est en tout cas difficile, et bien peu d’oreilles se tendent. Mais indiscutablement, les bouches commencent à s’ouvrir. En janvier 2008, l’Indien Rajendra Pachauri, président du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) - à ce titre Prix Nobel de la Paix - déclarait au cours d’un passage à Paris : « S’il vous plaît, mangez moins de viande ! Ce n’est pas très bon pour la santé et c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre. » Il nous reste quelques jours pour lui donner raison. Chiche ?

Fabrice Nicolino

Article paru dans le Monde, édition du 18.11.09. Fabrice Nicolino est auteur de « Bidoche » (éditions Les Liens qui libèrent, 386 p., 21 €).


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